Intervention – La F/fraternelle : art, culture et politisation – Maison du peuple de Saint-Claude

J’aimerais évidemment commencer par vous remercier de l’invitation. Ça me fait très sincèrement plaisir de revenir à Saint-Claude et plus encore à La fraternelle pour ce double rendez-vous et l’occasion qui m’est plus particulièrement donnée de vous dire deux mots sur cet ouvrage d’une bonne épaisseur, intitulé La Maison du Peuple de Saint-Claude. Éducation populaire, émancipation, politisation. L’ouvrage a été publié en novembre 2024 aux éditions du Cygne dans une nouvelle collection dirigée par Éric Marlière, intitulée Sciences sociales et monde populaires.

Je vais commencer, évidemment par dire deux mots de ce livre, mais ce que j’aimerais faire plutôt ce soir, c’est partager avec vous  quelques réflexions qui ne portent pas tant sur le livre lui-même, sa genèse, sa réalisation, mais sur certains des développements qui s’y trouvent et qui traitent du rôle que peut jouer la culture et plus particulièrement l’art dans le contexte sociopolitique qui est le nôtre aujourd’hui. À mon sens, ce contexte sociopolitique peut être caractérisé à gros traits par au moins quatre traits majeurs : l’hégémonie capitaliste, la prépotence étatique, les replis identitaires et l’entrée dans l’ère de l’anthropocène. 

Je souhaiterais donc partager avec vous un ensemble de réflexions portant sur la place de la culture et de l’art sous les conditions de cet air du temps. La chose n’est pas nécessairement propice à des envolées joyeuses, mais l’un des piliers du travail critique dont je me réclame, c’est bien de produire un travail du négatif permettant de dresser un diagnostic du présent dont il s’agit ensuite de se saisir pour mieux envisager les possibilités d’émancipation. Ces quelques réflexions sur la place de l’art et de la culture nous inviteront notamment à nous questionner sur les chemins que La fraternelle pourrait emprunter pour rester sur les voies d’une éducation populaire critique qui soit en capacité de s’inscrire, depuis son passé, dans un présent et une localité dont les coordonnées n’ont de cesse d’évoluer.

Commençons donc par le livre. Ce livre est le précipité d’un travail collectif que, certes, j’ai pris en main, mais qui n’est pas seulement de mon fait, tant s’en faut. D’une part, parce que la proposition de mener une enquête à et sur La fraternelle est venue de la direction de l’association et d’autre part, et surtout, parce qu’on est jamais seule dans une enquête en sciences sociales qui n’est rendue possible que par une inscription dans un collectif d’individus qui collaborent, participent d’une manière ou d’une autre, parfois co-élaborent, voire co-écrivent. Et en l’espèce, ce fut le cas, puisque de nombreuses personnes se sont prêtées au jeu des entretiens – je tiens ici à les remercier chaleureusement – et que de surcroît, une poignée d’entre elles ont également participé à la rédaction de plusieurs chapitres de l’ouvrage. Permettez-moi de les citer : Mélissa Acchiardi, Louise Caravati, Christophe Joneau, Alain Mélo, Antoine Mermet, Pauline Perrier, Elza Van Erps et Jean-François Chanet qui en a rédigé la postface.

L’idée à l’origine de cet ouvrage était triple : d’une part documenter l’expérience fraternelle ; d’autre part, faire participer à tout le moins certains acteurs à son écriture afin de faire varier les points de vue ; enfin, last but not least, faire en sorte que ce livre soit à la fois un objet scientifique d’explication et de compréhension de ce que fut et de ce qu’est la F/fraternelle, mais aussi un outil réflexif permettant à ses acteurs de prendre de la distance avec leurs pratiques et de faciliter un travail de conscientisation. Ce sont là deux registres assez différents qu’il est dans les faits plutôt difficile à mêler, mais j’ai l’impression que l’on a peut-être là, en l’espèce, plutôt réussi le pari de ce double registre. 

Permettez-moi de vous livrer lecture de deux courriels reçus il y a peu qui tendraient à penser que ces deux objectifs ont été pour partie atteints. Le premier est de la plume d’un ami dramaturge et metteur en scène qui revendique de faire un théâtre critique et qui n’est jamais venu à La fraternelle. Voilà ce qu’il écrit après lecture de l’ouvrage :

« Ce que vous racontez de ce lieu et de son histoire est vraiment passionnant. On apprend plein de choses sur l’histoire du monde ouvrier, son émancipation, l’éducation populaire. Mais ce qui m’a le plus intéressé c’est je crois le sentiment que sa lecture laisse. À la fin de la deuxième partie, je me suis dit qu’il y avait quelque chose de crépusculaire dans tout ça, comme si ce lieu avait incarné à un moment donné une espérance en phase avec son temps mais que tout ça était désormais fini, et que quoi qu’il s’y invente aujourd’hui, ce serait toujours en deçà de cette histoire passée, un sentiment un peu mélancolique en fait. Et puis ça bouge, et on voit bien que malgré les difficultés, tant internes qu’externes, il y a une réelle intelligence à prendre acte de ce passé révolu et en même temps encore présent, pour essayer de construire des passerelles avec aujourd’hui. Exit la centralité de la classe ouvrière, difficultés d’être en phase avec les communautés telles qu’elles existent, il y a bien réellement un mouvement qui consiste à prendre en compte la réalité d’un échec pour le transformer. Ma lecture, ajouet-t-il, est un peu rapide, mais j’ai l’impression que c’est sur les artistes en résidences que cela a le plus d’effets, comme si c’était  finalement sur eux que cette nouvelle éducation populaire agissait, en les décalant, en leur proposant de faire autrement. Ça peut paraître peu au regard de l’histoire (et les contre exemples existent aussi : l’histoire de la création de Tout le monde écoute, est formidable), il n’empêche que ce peu sauve néanmoins du désastre et suffit à maintenir une espérance. Mais encore une fois, je crois que ce n’est pas tant la chose en soi qui est intéressante, que l’engagement et la réflexion, maintenus pour traverser le temps et sauver l’essentiel, la construction d’une transition qui ignore sa destination, mais qui tend à rendre et à laisser ouvert d’autres possibles. Tout cela, par votre analyse, par la place laissée aux témoignages, et aussi par la qualité d’une écriture assez simple pour le coup, vous le rendez vraiment très bien. »

Et cet autre courriel, cette fois d’un ancien Sanclaudien :

« Merci pour votre livre. Ça m’a permis de me replonger dans mes souvenirs car j’ai beaucoup fréquenté la frat’ quand j’étais à Saint-Claude. C’est un lieu qui a beaucoup compté pour moi dans ma vie personnelle et culturelle. J’ai vécu ce que vous racontez dans le livre de l’intérieur, mais j’ai appris quand même des choses. Ça m’a aidé à comprendre ce que j’avais vécu mais que j’avais du mal à saisir complètement. La lecture du livre m’a permis de mieux comprendre certains aspects de La frat’, y compris négatifs, et d’avoir le recul historique que je n’avais pas non plus forcément ».

Il y a de fait trois parties dans ce livre qui portent respectivement sur la coopérative la Fraternelle, sur l’association la fraternelle et enfin sur certaines thématiques propres à son activité présente, comme la place des femmes, l’activité de programmation, le rapport aux classes populaires ou les résidences d’artistes. Je ne rentre pas dans le détail de ces contributions, mais évidemment, si vous avez des questions sur un point ou sur un autre on pourra en discuter plus avant tout à l’heure.

Ceci étant précisé, ce que je voudrais mettre en avant ce soir, sans flagornerie de ma part, c’est d’abord le caractère exceptionnel de l’aventure fraternelle passée et présente. D’un point de vue historique et je parle là sous le contrôle d’éminents historiens bien plus compétents que moi en ce domaine (en l’espèce, Roger Bergeret, Alain Mélo et Jean-François Chanet), La Fraternelle fut une utopie concrète réalisée tout à fait remarquable dans l’histoire du mouvement ouvrier français ; exceptionnalité qui a traversé les âges pour s’incarner dans la singularité qui caractérise aujourd’hui l’association La fraternelle qui en tant que centre culturel joue un rôle majeur localement, régionalement, mais aussi nationalement, par exemple en lien avec le champ des musiciens de jazz ou avec celui des artistes plasticiens, pour ne citer que ces deux domaines de pratiques.

C’est là un point important qui peut donner légitimement lieu à quelque fierté ; la fierté qui, comme vous le savez, peut-être un affect critique qui pousse à croire en soi, en ses capacités, qui réarme les sensibilités et pousse possiblement à les mettre au travail dans une logique émancipatrice et de recouvrement d’une certaine puissance d’agir. Fierté dont certaines minorités comme les communautés gay ou africaines-américaines, mais aussi, en d’autres temps, la classe ouvrière organisée, ont fait un levier de mobilisation. Fierté qui pour autant ne doit toutefois pas cacher ou effacer les difficultés et contradictions, petites et grandes qui traversent l’expérience fraternelle qui tiennent à des questions récurrentes : comment, en interne, travailler à l’amenuisement des rapports sociaux de domination, de classes, de « races », de genres ? Comment être prescripteur d’activités et d’événements artistiques sans tomber dans l’évangélisme culturel ? Comment rester en lien et en résonance avec les milieux populaires et les groupes en lutte qui en sont issus ? Fait-on vraiment de l’éducation populaire ? Comment maintenir une pleine indépendance tout en touchant des subventions ? 

Il serait facile d’augmenter d’autant le nombre de ces questions et de surcroît, il est évident que les réponses qui peuvent y être apportées vont fortement varier. Ce sont des questions qui au sein de La fraternelle sont loin d’être tranchées, qui donnent lieu à des prises de positions parfois divergentes, parfois à des conflits et peut-être.  C’est d’ailleurs en cela qu’elles sont sans doute les plus utiles, dans le fait qu’elles maintiennent ouvert un espace public de discussion. De fait, l’un des points qui ressort le plus de notre enquête sociohistorique c’est l’existence d’une tension permanente, de plus ou moins forte intensité, notamment autour de ce dilemme séminal qui prend forme entre, d’une part, la volonté d’instruire le peuple dans une perspective de démocratisation culturelle et, d’autre part, des approches plus critiques visant à armer politiquement ledit peuple par le moyen d’un faire politique partagé, de la culture et de l’éducation.

Quand ils ne sont pas purement et simplement tenus l’un à distance de l’autre, la culture et le politique se rencontrent sous des auspices qui couvrent un large spectre d’intervention allant de l’utilitarisme visant à lutter contre l’exclusion culturelle, aux pédagogies critiques qui souhaitent redonner de la puissance d’action, en passant par des pratiques d’animation socioculturelle qui se présentent souvent comme des propédeutiques à l’une ou à l’autre de ces orientations articulant culture, art, politique et société. La lutte contre les inégalités devant la culture apparaît comme une base d’action susceptible de constituer un dénominateur commun à ces deux dynamiques qui ont pour point de convergence de considérer qu’il ne peut y avoir de progrès social sans progrès dans le domaine de la culture et que cette dernière constitue l’un des fronts de la lutte pour l’émancipation. 

Cette position correspond à une relative pacification des points de vue par l’action culturelle. Elle se veut un carrefour associant création, rencontre avec les artistes, formation des publics, culture pour tous, expression des groupes populaires et des minorités actives en lutte. Aussi, quand, au début des années 1980, La Fraternelle est obligée de se transformer en une association culturelle, celle-ci se trouve – plus encore que pour son aînée, eu égard à sa spécialisation – traversée par cette ambiguïté qui ne cessera de questionner et d’instabiliser l’organisation, ballotée entre une vision de la culture comme catégorie d’intervention publique et celle d’une culture comme travail de transformation. La fraternelle va flotter entre le principe d’une éducation culturelle porteuse de progrès social et celui d’un « travail de la culture » visant le changement social et politique. L’apprentissage de la culture (citoyenne), des arts et de l’esthétique côtoie à La fraternelle des procès de conscientisation sociale, de stimulation des imaginaires politiques et des volontés de mobilisation qui sont censés se répondre et se compléter dans une « volonté d’émancipation et de rupture avec une société injuste et inégalitaire ». 

Jean-Pierre Nossent, chercheur-formateur belge, voit dans l’unité et la tension de ces deux pôles, le propre de l’éducation populaire dont l’horizon d’attente consiste, selon lui, je cite « à chercher sans cesse des voies originales de lutte contre les oppressions politiques, les exploitations économiques et les assujettissements identitaires qu’une culture dominante marchandisée voudrait nous faire prendre pour un progrès ou pour une évolution inéluctable » (s.d. : 2-3). La fraternelle va se réclamer avec plus ou moins de vigueur selon les périodes de cette éducation populaire critique, mais elle n’abandonnera jamais le fait d’avoir à travailler à ce que que Patrick Chamoiseau appelle des processus de désacommodement aux « verticalités écrasantes » (in Chamoiseau, Parker, 2024 : 15), processus devant amener les individus sur les chemins de l’autonomie, de l’émancipation et de la (re)conquête de leur dignité. En cela, La fraternelle s’inscrit bien dans le sillage de son ancêtre qui, en son temps, n’a cessé de mettre à mal « cette conviction d’indignité qui est si profondément enracinée dans l’image de soi des membres des classes populaires » (Schwartz, 1991 : 82).

La fraternelle a donc fait l’effort d’essayer de conjoindre la culture et l’éducation populaire et de travailler, autant que faire se peut, au développement culturel des classes populaires. Sans doute n’est-il pas exagéré de considérer que cet effort relève d’un processus de politisation. Une politisation qui repose, d’une part, sur un élargissement critique du champ des préoccupations professionnelles et bénévoles de celles et ceux qui sont investis à La fraternelle, par exemple, en donnant le goût de l’action en commun, en cherchant à recouvrer une certaine autonomie dans la définition des conditions et des finalités du travail. Le milieu professionnel que dessine La fraternelle constitue un lieu de discussion qui permet de multiplier les échanges à différents niveaux (CA, commissions, relations interpersonnelles, etc.), en différents lieux (bureaux, café, ateliers, etc.) et d’aborder des sujets divers tenant à la vie de l’association, à son projet, mais aussi à la vie politique locale et (inter)nationale. Ces interactions sont notamment décrites par les personnes enquêtées comme participant à une socialisation politique qu’elles trouvent heureux de pouvoir développer dans ce contexte, en proximité avec des personnes partageant plutôt le même univers de valeurs. 

Ce processus de politisation correspond également, d’autre part, à un passage au collectif conduisant à l’émergence d’un Nous et d’une identité commune liée au fait d’œuvrer « pour essayer de faire changer les choses ». De politisation, il semble par exemple question dans l’émergence d’une sororité professionnelle, revendicative, qui entend prendre sa pleine part à la cause et aux décisions, à hauteur de celle des hommes, depuis un point de vue féministe portant une double attention emboîtée : mener le combat pour une éducation populaire critique et une lutte contre les arbitraires de genre. Mais ce processus de politisation vise aussi à donner les moyens aux publics de l’association de(re)politiser leurs existences en déplaçant les frontières du pensable, des imaginaires et en suspendant ne serait-ce que momentanément les sens pratiques les plus adaptés au monde tel qu’il va. 

Si La fraternelle est un lieu de politisation, il s’agit donc d’une politisation « par le bas », informelle, qui ne relève pas d’une transmission de compétences ou de connaissances à proprement parler politiques (e.g. visant à former un citoyen informé), mais tient à la stimulation de pratiques transgressives et contestataires qui peuvent recouvrir des formes de prise de conscience, mais relèvent plutôt, la plupart du temps, de micro-résistances. La fraternelle cherche ainsi à se constituer en creuset critique en proposant des « écarts à la norme plus obliques que frontaux » (Déloye, Haegel, 2019 : 75), passant par la culture et les arts. 

En cela, La fraternelle ne tente aucunement de produire, comme son ancêtre, une culture de classe, mais plutôt, une forme d’éducation populaire politique (Morvan, 2011) visant à fragiliser les ajustements culturels hégémoniques, qui font se conjoindre attendus du système de valeurs capitaliste et dispositions individuelles et collectives. À cet égard, La fraternelle se présente comme une instance de lutte idéologique, un foyer de réinterprétation (de défétichisation) des formes culturelles portées par le marché visant à faciliter l’émergence de réactions individuelles et de cultures populairesplurielles s’opposant à l’hégémonie dominante. 

Cette facilitation de l’émergence de formes de résistance culturelle émanant des secteurs populaires n’a toutefois rien d’évident, tant s’en faut. Elle s’avère même des plus ardues dans la mesure où elle doit composer avec la diversité des classes populaires dont les différentes fractions n’ont ni les mêmes besoins, ni les mêmes attentes, ni les mêmes points de vue quant à la nécessité et aux moyens pour contrarier la vie telle qu’elle va. 

Difficile mission, parce qu’il est inévitable de devoir aller à la rencontre de populations pour lesquelles l’acceptation, la résignation et/ou la naturalisation des conditions d’existence font partie de l’ordinaire. Laborieuse mission, car les refus populaires, quand ils existent, sont erratiques et mêlent des résistances variées, économiques, culturelles, existentielles, etc., sur lesquelles il s’agirait de venir se greffer pour ne pas conduire de combats hors-sol. Ce n’est qu’en tenant compte des difficultés concrètes que rencontrent les personnes, mais aussi des formes de résistance qu’elles mettent en œuvre que peut s’envisager l’évolution critique des modes de vie quotidiens. Ce n’est qu’en prenant la mesure de la complexité des cultures des classes populaires mixant des dispositions, des appétences, des aversions, des rapports au travail et aux loisirs, etc., émanant de traditions communautaires, des industries culturelles, mais aussi de luttes diverses, que peuvent naître des projets de dépassement et de revivification de ces héritages réellement porteurs d’alternatives collectives ou, faute de mieux, individuelles. 

Une chose est sûre, les relations émancipatrices qu’entend engendrer La fraternelle ne sauraient s’envisager dans le cadre organique d’une culture populaire de classe. À Saint-Claude, cette culture populaire de classe fut historiquement unifiée par un local économique, social et politique singulier et marquée par un long et lent travail de construction d’une organisation ouvrière enveloppante, caractéristiques qui ne correspondent évidemment plus aux conditions sociopolitiques de la période contemporaine. 

Le défi de La fraternelle visant à repolitiser les existences populaires sanclaudiennes ne peut être relevé qu’à condition, nous semble-t-il, que celle-ci se considère comme une instance singulière parmi d’autres, qui ne peut se mêler aux autres entités populaires qu’en comprenant, d’une part, « la manière dont des individus font l’expérience de la domination et, qu’en gardant à l’esprit, d’autre part, que cet effort de compréhension doit déboucher sur une politisation par hybridation(Shalins, 2000), acceptant l’idée d’être déplacée de manière continuée par ces rencontres. C’est précisément ce que les artistes semblent concéder de fort bon gré quand ils deviennent, durant un temps, résidents à La fraternelle, attitude propice à la découverte progressive de possibilités de « faire autrement », de transformer sa pratique et, par là même, de se transformer soi, notamment en lien avec des aspirations politiques plus globales et pas seulement artistiques.

Les arts et la culture deviennent donc politiques quand, s’immisçant dans les rouages de la réalité sociale, ils (re)configurent et agissent sur les rapports au monde que développent celles et ceux qui les fréquentent. La culture devient un outil politique critique quand, d’une manière ou d’une autre, elle donne à penser ou à sentir « une possibilité de vie meilleure » (Shusterman in Dewey, 2010 : 14), enrichit notre expérience ordinaire par l’activation de plaisirs sensibles et donne à imaginer des possibles indociles. C’est à ces conditions que nous pouvons être, comme le dit le philosophe John Dewey « transportés au-delà de nous-mêmes » – (2010 : 323). La culture est critique ou populaire (entendue comme forme de résistance) quand elle ouvre à des expériences libératrices, quand elle produit un travail du négatif qui dévoile l’intolérable et dessine des lignes de fuite fragilisant les certitudes quant à l’immuabilité de l’ordre social. 

La culture ainsi considérée ne saurait évidemment, à elle seule, produire des transformations politiques majeures, mais à l’échelle de l’individu, elle n’est pas étrangère à la possibilité effective de dégagements. Il y a évidemment des conditions de possibilité à ce que sa valeur imaginative et émotionnelle trouve des voies concrètes d’actualisation. La mise en proximité avec les arts et ce que celle-ci promet en termes de potentiels de réarrimage critique à la vie ne trouvent leur efficience que si et seulement si se crée une résonance entre l’objet d’art et le sujet social. Les puissances de déprisedoivent, paradoxalement, être a minima en prise avec les existences de celles et ceux qui pourraient en bénéficier, sans quoi, nous dit le philosophe Harmut Rosa aucun « travail [politique ne] se fait à l’intérieur du récepteur » (2021 : 453).

L’expérience esthétique critique ne se révèle que si les formes qui en fixent la matérialité (visuelle, sonore, etc.) et/ou les contextes sociaux qui en constituent l’arrière-fond permettent d’accrocher l’attention du sujet et de le mobiliser. Or il n’est rien qui permette véritablement de prévoir ces couplages et il est tout aussi difficile d’objectiver les réussites en ce domaine. Pour Hartmut Rosa, je le cite, « l’effet de l’art repose sur l’affleurement possible de relations résonantes au monde, au cœur même de rapports d’aliénation » (Rosa, 2021 : 456). Autrement dit, si l’art suggère des relations au monde alternatives à celles qui structurent les existences (notamment populaires), il s’agit d’une bien fragile expectative dont la crédibilité est, la plupart du temps, mise à mal par les forces de rappel d’un ordinaire qui n’est pas formaté pour servir de substrat à des dispositions critiques et à l’épanouissement d’une résonance émancipatrice.

Dans cette situation, La fraternelle joue le rôle d’initiateur en rendant disponible des éléments de culture dont elle pense qu’ils sont plus propices que d’autres à provoquer l’activation des relations de résonance, dont elle pense qu’ils permettent un déploiement des « forces de l’art », un peu comme il est pensé que La Maison du Peuple faciliterait le fait de pouvoir être saisi par les « forces de l’histoire » de La Fraternelle. 

Sur quels types d’art La fraternelle doit-elle s’appuyer pour faire advenir les germes du changement individuel et de subjectivités rebelles (Negt, 2007) ? La question, permanente, reste entière dans la mesure où la réponse à apporter ne tient pas tant à une supposée qualité critique qui serait intrinsèque à un art engagé ayant son brevet politique, qu’à sa rencontre avec des individus très différents dont les dispositions les conduisent à se saisir de cet art comme d’un levier pour s’engager sur les voies du changement. 

Si le principe de désacralisation des arts et la volonté de rompre avec la hiérarchisation des pratiques culturelles se trouvent au fondement des choix de programmation de La fraternelle, il n’est guère élaboré de stratégie ayant la prétention de (re)connaître a priori ce par quoi il faut passer pour arriver à rendre dérangeant ce qui est familier – pour paraphraser Bertolt Brecht. Cette prudence liée à l’incertitude de ce qui advient des résonances avec l’art critique pose une autre question tout aussi cruciale, quant à la possibilité de donner ses chances à ce qui a été donné à vivre dans la rencontre avec l’art, au-delà du strict moment du contact avec l’œuvre. 

Nous venons d’avancer la nécessité pour l’art d’être a minima en prise avec les sujets sociaux qui s’y frottent, mais il est ensuite important que la nouvelle prise sur le réel, potentiellement issue de cette rencontre, puisse faire l’objet d’une reprise dans la culture du sujet, dans le cadre de son quotidien. Les changements de dispositions (le reformatage des subjectivités populaires sanclaudiennes), pour être conséquents et avoir une portée réelle doivent être éprouvés de manière itérative.

Or que peut faire La fraternelle pour assurer cette continuité de la mise en capacité des individus présents dans son périmètre d’action, à se réinventer ? Faire vivre la flamme après avoir provoqué l’étincelle ne peut passer que par la réitération ou l’entretien de telles sollicitations. On peut évidemment imaginer que celles-ci puissent se négocier dans la fréquentation régulière de la Maison du Peuple (par fidélisation) ou bien qu’elles trouvent à être attisées par d’autres moyens ne relevant pas nécessairement de pratiques culturelles, mais pouvant ressortir d’autres types d’activités (amicales, amoureuses, militantes, organisationnelles, etc.). Mais force est toutefois de convenir que ces ressources nécessaires à la réinvention des vies ne sont, à l’évidence, pas souvent présentes dans le quotidien des classes populaires qui est aussi à appréhender comme problème politique. 

La Fraternelle a réussi à construire et à maintenir, durant un siècle, une culture populaire oppositionnelle au principe de laquelle se sont créés des relations sociales, des mobilisations, des identités, des raisonnements, des désirs, etc., qui, en leur temps, se sont opposés à l’hégémonie dominante. Sa descendante, La fraternelle s’inscrit dans cet héritage et, ces dernières années, elle a donc tenté de faire vivre ce qui nous semble pouvoir être décrit comme un front culturel de résistance populaire, en faisant travailler, ensemble, moments artistiques et moments politiques : d’une part, en offrant aux artistes qu’elle accueille des conditions d’exercice optimisant leur créativité et leur positionnement critique (i.e. en les convaincant de se mêler concrètement de la vie pratique) ; d’autre part, en essayant de construire une volonté collective et un engagement chez les salariés et les bénévoles validant et œuvrant à la réalisation de ce front culturel ; enfin, en proposant aux publics de se confronter à des culturèmes susceptibles de produire des intervalles perturbateurs et de susciter, comme l’écrit le philosophe Jacques Rancière, « une modification du visible, des manières de le percevoir et de le dire, de le ressentir comme tolérable ou intolérable » (2009 : 591). 

De ces trois orientations, il est facile de tirer le constat que le travail en direction des classes populaires ne sort pas de certaines limites définies par l’exercice d’un centre culturel soumis à des nécessités pratiques, économiques et politiques qui, s’il s’occupe de la transformation des esprits et des sensibilités, n’est guère à la manœuvre quant à la transformation des environnements ordinaires.

Aussi, parmi les personnes que nous avons rencontrées, fortement impliquées dans les activités de La fraternelle, un certain nombre souhaiterait précisément pouvoir faire de la Maison du Peuple, je cite « un lieu plus tourné vers le social et le politique », réellement populaire, c’est-à-dire « [donnant] envie à ceux qui [parfois] n’ont l’envie de rien » (Chamoiseau, in Chamoiseau, Parker, 2024 : 105) et déporter leurs activités vers des situations et des épreuves relevant d’autres domaines que celui de l’art ; des situations susceptibles d’œuvrer au développement de formes libératoires plus générales et pérennes. Si la visée de changements dans l’ordre intérieur des corps (ceux des artistes, des salariés, des bénévoles, des publics) reste un objectif, d’aucuns s’interrogent sur l’opportunité de croiser cette objectif avec la nécessité de participer plus frontalement à la déstabilisation de l’ordre extérieur des choses. Certains mettent par exemple en avant l’intérêt qu’il pourrait y avoir à développer des activités plus en lien avec les luttes sociales et les minorités actives, tandis que d’autres envisagent plutôt de « durcir le ton » et les attaches de La fraternelle avec les attendus d’une éducation populaire plus radicalement critique et tournée vers le collectif plutôt que vers l’individu.

Sans doute sont-ce là des manières différentes de formuler la même envie de voir renaître un bloc contre-hégémoniquelocal qui ne saurait faire l’économie d’alliances, d’ententes et de compréhension mutuelle entre les différentes fractions des classes populaires sanclaudiennes. Comme le souligne le philosophe Étienne Tassin (1997), le propre du politique est de pouvoir instaurer un monde commun, de pouvoir construire une communauté politique permettant à chacun et à toutes et tous de se gouverner ensemble dans un espace d’actions partagé. Et à Francis Jeanson d’abonder en ce sens : « Telle est à mes yeux, dit-il, l’unique fin d’une action culturelle : fournir aux hommes le maximum de moyens d’inventer ensemble leurs propres fins » (1973 : 25). 

C’est finalement la capacité à créer de l’agir-ensemble public qui fait politique et à cette aune, la question cruciale n’est pas « que peut-on (leur) apporter ? » aux personnes, mais plutôt « qu’avons-nous à faire ensemble ? » (Tassin, 1997). Le sujet politique, comme le suggérait Hannah Arendt, n’est pas celle ou celui qui est mais celle ou celui qui fait avec d’autres. À La fraternelle, ce principe semble faire l’objet d’un consensus, même si, parfois, certains peuvent avoir la tentation de revendiquer une « citoyenneté frateuse » du seul fait de leur appartenance à l’association légataire de valeurs politiques. Mais c’est surtout dans son rapport aux publics que La fraternelle a dû mal à faire politique, à créer un monde commun avec les classes populaires sanclaudiennes et à le rendre visible dans un espace public dialectisant culture et vie quotidienne.

Si La Maison du Peuple est indéniablement un espace de diffusion d’actions culturelles à visée critique et créatrice, mêlant artistes, salariés, bénévoles et des publics, elle n’arrive toutefois guère à se constituer en espace de co-existences’ouvrant à l’hétérogénéité des classes populaires, à leurs diverses formes de vie et travaillant à la construction d’une véritable communauté politique de destin, comme avait réussi, jadis, à le faire La Fraternelle. 

Si la culture et l’art peuvent être des leviers participant à l’invention de « configurations protéiformes du peuple » (Tassin, 2013), peuvent-ils, à eux-seuls, en être les expédients ? La réponse est connue et depuis fort longtemps. Il y a presque un demi-siècle, les sociologues Geneviève Poujol et Raymond Labourie écrivaient que l’action culturelle ne pouvait prétendre à une pleine efficacité émancipatrice que si elle se donnait les moyens de se coupler, je les cite : à « des modes d’organisation plus autonomes du travail, de l’habitat, de l’apprentissage scolaire, des pratiques individuelles et sociales du temps libre » (1979 : 9). Force est de reconnaître que leur constat est toujours d’actualité. Relever aujourd’hui, à Saint-Claude, le défi qu’il lance (i.e. produire une critique portant sur différents aspects de l’existence pouvant être éloignée du strict champ de l’éducation populaire), c’est sans doute commencer par reconnaître que les cultures des diverses communautés populaires ne sont pas toutes en accord avec l’air du temps que j’évoquais en introduction. Mais c’est aussi reconnaître qu’en certains cas, ces différentes fractions du peuple sanclaudien ont un caractère oppositionnel et une certaine autonomie dans la production de connaissances pratiques et intellectuelles, d’univers symboliques et de styles de vie qui, à partir des expériences de leurs conditions, permettent également d’exprimer certaines formes de rébellion. 

Partir de ce postulat, c’est aussi se donner les moyens de comprendre que le manque d’intérêt de certaines populations pour l’offre culturelle de La fraternelle relèverait moins d’un défaut de lucidité quant au fait que celle-ci pourrait leur être utile, que d’une forme de résistance à ce qui leur apparaît comme des propositions en résonance avec un ordre social et culturel qui ne leur « donne pas [leur] chance ». Sans doute serait-ce là un premier pas conduisant à renouer avec l’utopie concrète de La Fraternelle-coopérative qui avait su donner l’opportunité aux différentes fractions des classes populaires sanclaudiennes de développer une véritable culture populaire. Une culture populaire attachée à une non moins authentique communauté politique : une culture des opprimés qui, à l’instar de la pédagogie de Paulo Freire, ne serait pas élaborée pour lesdits opprimés, mais bien avec eux et pour échafauder des résistances gagnantes.