Séminaire – Penser les dominations au sein du vivant – Séance 5 : du commun bioticopolitique

De quoi est-il question quand je parle de commun bioticopolitique ? Fondamentalement, d’un agir fondé sur l’existence de mondes communs interspécifiques ; complexité qui pose à nouveaux frais la question de la « capacité collective à décider des formes du vivre ensemble » (Gosselin, gé Bartoli, 2022, p. 15), c’est-à-dire à proprement parler du politique.

Pour le dire un peu différemment, le double prisme de l’interspécifique et du commun oblige à nous interroger sur ce que ce type d’approche peut avoir comme conséquences théoriques et pratiques sur les modes d’institution du politique. Nous aborderons donc la question du commun, non pas sous l’angle de ressources naturelles en partage au sein d’une communauté d’usagers (i.e. à la manière des common pool ressources chers à Elinor Ostrom – la gestion commune de ressources territorialisées), mais sous l’angle d’un principe politique visant à définir et à mettre en œuvre des principes de justice sociale, c’est-à-dire sous l’angle de l’organisation particulière de rapports entre sujets vivants, humains et non-humains, sans restreindre celle-ci à l’amélioration des communautés politiques humaines. 

Le commun auquel nous nous intéressons est donc un projet politique traversé par des logiques d’ordonnancement et de gouvernance d’un vivre ensemble inclusif, élargi à l’ensemble des animaux et éventuellement même à l’ensemble des êtres vivants. Il exige de penser la possibilité de créer une communauté politique interspécifique à part entière et donc de repenser les relations entre êtres vivants humains et non-humains, le politique ne désignant donc plus ce qui les sépare ontologiquement et ce qui « efface » les non-humains des registres de la citoyenneté et des institutions humaines (Tassin, 2012), mais, a contrario, ce qui permet de les réunir par une forme d’agir politique, depuis leurs singularités éthologiques, depuis leurs mondes biotiques. La volonté interspécifique pose donc la nécessité d’un élargissement des prenant-parts politiques et invite à penser les conséquences de cet élargissement en termes de praxis instituante, laquelle est « à la fois l’activité qui établit un nouveau système de règles et l’activité qui cherche à relancer en permanence cet établissement de manière à éviter l’enlisement de l’instituant dans l’institué. […] La praxis instituante produit son propre sujet dans la continuité d’un exercice qui est toujours à renouveler au-delà de l’acte créateur. Plus exactement, elle est autoproduction d’un sujet collectif dans et par la coproduction continuée de règles de droit » (Dardot, Laval, 2025, p. 445).

En d’autres termes, derrière l’idée du commun bioticopolitique, il est éventuellement question de la politique comme procès d’institution de la société via des instances de gouvernement, mais il est surtout question du politique en tant qu’ensemble d’agirs instituants guidant les conduites du vivre ensemble. Le politique est d’abord un pouvoir instituant qui relève de la vie sociale et de l’autogouvernement des milieux de vie. Il peut certes se traduire en certaines de ses implications en pouvoir constituant (législatif, exécutif), c’est-à-dire constitué en des instances (de la) politique, mais ne s’y résume pas.

Le commun bioticopolitique suppose donc une praxis instituante dont il faut de suite préciser qu’elle n’est pas libre d’aller dans toutes les directions possibles car elle est toujours bordée par des conditions et des circonstances particulières « déjà là » comme le rappelle Marx ;  conditions et circonstances qui cadrent le faire politique, mais sans le condamner a priori à prendre en charge la reproduction du monde duquel il est issu. La praxis instituante du commun bioticopolitique peut donc a priori être productrice de nouveaux sujets politiques, de nouveaux rapports sociaux, de nouvelles règles de droit, de nouveaux mondes communs, de nouvelles cohabitations entre ces mondes, ce qui suppose d’inventer « de nouveaux instruments de gouvernement de l’ensemble des composantes [de ces] mondes » (Descola, 2014, p. 323). Le commun bioticopolitique pose donc la nécessité d’un autogouvernement des milieux de vie, « le préfixe ‘‘auto’’ se rapport[ant] non à un collectif humain qui aurait pour charge de piloter de l’extérieur un milieu de vie, mais aux différentes composantes  humaines et non humaines, de ce même milieu » (Dardot, Laval, 2025, p. 531). 

L’idée de communautés politiques interspécifiques ouvre évidemment à un ensemble de questions portant sur leur organisation et sur l’institution formelle de leur pouvoir : « Comment porter la cause des autres à partir du moment où ces autres ne sont pas humains ? » (Balaud, Chopot, 2021, p. 27). Comment faire participer l’ensemble des composantes du vivant ? Par quelles médiations devons-nous passer ? Qu’est-ce qu’agir politiquement en tenant compte des différents êtres composant le vivant et pour lesquels les moyens du différend et de l’accord ne peuvent s’exprimer par le langage humain[1] ? Quelle communication politique interspécifique est-il possible de mettre en place ? Par quels types d’espace public le politique interspécifique peut-il être mis en publicité ? Comment intègre-t-on des non‑humains dans des structures de (bio)pouvoir qui ont été prévues pour dominer ces êtres ? (Lagrange, Le Guern, 2023, p. 8), etc. L’idée d’un commun bioticopolitique pose donc de très nombreuses questions à commencer par la possibilité même de l’existence de liens politiques à l’échelle du vivant ; un vivant constitué d’entités qui seraient politiques non pas seulement en ce qu’elles seraient susceptibles de faire effet d’une manière ou d’une autre car prises dans des agencements relationnels (une agency latourienne), mais en ce qu’elles pourraient être envisagées comme des sujets disposant d’un soi conscient (spécification mondaine) interreliés à d’autres soi conscients multispécifiques (intersubjectivité transcendantale) et, de ce fait, disposer d’une dignité ontologique, mais aussi politique, à tout le moins minimale.

Du bioticopolitique

Pour aller plus avant dans notre définition de ce que pourrait être un commun bioticopolitique, j’aimerais partager avec vous quelques remarques qui ne nous permettront certainement pas de faire le tour de notre affaire, mais peut-être, plus modestement d’offrir quelques prises pour la discussion. Ces remarques sont au nombre de cinq :

1/ Diversité multispécifique et communalité

Pour commencer, on l’aura compris, l’idée du commun bioticopolitique invite à penser, non plus seulement la politique de la condition humaine[2] chère à Hannah Arendt, mais celle à proprement parler de la condition du vivant. Il s’agit de penser l’organisation des communautés de vie interspécifiques visant la production d’un bien vivre pour leurs différentes espèces[3] alors que, comme le souligne Judith Butler, la vie bonne est, d’une part, structurellement interdite au plus grand nombre et, d’autre part dépendante de conditions dont nous n’avons pas la pleine maîtrise[4] (2020, p. 52). 

La principale gageure du bioticopolitique tient donc à ce qu’il élargit, par la nécessité interspécifique, le périmètre des communautés politiques. Dans cette perspective, le politique n’est plus seulement constitué par la régulation des diverses formes de domination de l’humanité sur les autres entités du vivant et des diverses formes de relation entre humains, mais relève, de surcroît, d’un travail singulier d’ajustement des mondes spécifiques (Escobar, 2018) au-delà des seuls intérêts humains (Hecht, Naepels, 2020) et dans la perspective d’une vie bonne à l’échelle du vivant. La reconnaissance des interdépendances, des reliances et d’une condition commune du vivant (i.e. d’attachements et de conditionnements mutuels) ouvre un plan d’immanence sur le fond duquel il s’agit de s’efforcer de penser le maintien d’une vie digne de soin, satisfaisante, accomplie, dont on comprend qu’elle doit, pour gagner en robustesse, être la plus plurispécifique possible car ce sont les relations, leurs diversités et leur organisation dans des formes de vie sociales qui constituent le terreau sur lequel peuvent s’épanouir les existences. Nous nous proposons donc de désigner par le terme bioticopolitiquece politique multispécifique « qui n’exclut a priori aucun être vivant des relations qui tissent l’espace terrestre des communs » (Foessel, 2023, p. 119) et qui se trouve attaché à la réalisation de bonnes conditions d’habitabilité pour tous les êtres vivant en interdépendance, au sein de ce qu’on peut appeler une communalité.

Pour Hannah Arendt, « La politique [humaine] traite de l’existence commune et mutuelle d’être différents [i.e.socialement et culturellement différents]. Les hommes, affirme-t-elle, s’organisent politiquement en fonction de certains points communs essentiels, au sein ou à partir d’un chaos absolu de différences » (2014 : 168). Dans le cadre de la condition humaine, Hannah Arendt nomme cette pluralité l’action et considère qu’il s’agit là de la condition de toute vie politique (2018). Le bioticopolitique est-il, sous cet angle, foncièrement différent de la politique humaine ? Il élargit évidemment ce « chaos absolu des différences » dont parle Arendt (2018) et duquel il doit surgir. Son niveau de pluralitéest plus grand et de surcroît, à proprement parler, d’une autre nature, mais il repose bien sur la variété des prenant-parts. Aussi, à la suite d’Arendt, il nous semble possible d’avancer que l’enjeu de toute politique est l’instauration d’un monde commun où peuvent se confronter et s’élaborer des agirs concertés qui lient la pluralité des communautés particulières. Il s’agit de rendre possible une communauté politique ouverte à la plus grande altérité possible, non pas celle d’un « Nous », surtout s’il est anthropocentré, mais d’un « n’importe qui » multispécifique. On retrouve cette idée chez d’autres auteurs, par exemple chez Achille Mbembe qui affirme que la véritable démocratie ne saurait être que celle des vivants dans leur ensemble. Cette démocratie des vivants appelle non pas un universel, mais un « en-commun » pluriversel qui, notamment, n’oppose plus émancipation et dépendance, car c’est en se liant avec les autres qu’il est possible de produire les conditions d’une vie bonne. Quand certains liens restreignent, contraignent, certains autres liens libèrent et permettent une certaine autonomie[5]. Dans une veine rousseauiste, Judith Butler (2020) décrit cet état de fait comme relevant d’une vulnérabilité qui est une forme de notre dépendance propre à notre condition de vivant[6] : « Tout attachement est un signe d’insuffisance : si chacun de nous n’avait nul besoin des autres, il ne songerait guère à s’unir à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur[7] ».

 Le commun bioticopolitique, de par son caractère multispécifique, invite donc à réinterroger la place que les humains réservent aux non-humains et de se poser la question : qu’est-ce que cela implique de reconnaître aux êtres vivants non-humains le statut de sujets politiques ? Ce modèle de « politique des êtres » est questionnant car il postule une inclusivité radicale, ouverte au maximum de diversités biologiques, sociales et culturelles mises en équi-valence politique. Il nous force à nous interroger sur ce que pourrait être une politique du vivant qui ne serait plus (ou serait moins) une politique à destination des non-humains, mais conduite avec eux. Dans cette perspective, le politique est, d’une part, constitué par la régulation des diverses formes de domination qu’exerce l’humanité sur les autres entités du vivant et des diverses formes de relation entre humains, mais il relève, de surcroît ; d’autre part, d’un travail spécifique d’ajustement des modes d’existence au-delà des seuls intérêts des humains et dans la perspective de la construction bioticopolitique d’un gouvernement des existences fondé sur un « principe d’équilibre général […] qui doit prévaloir dans les rapports entre les êtres » (Baschet, 2016, p. 127).

2/ reliances/alliances, commun écologique et commun bioticopolitique

Ma deuxième remarque tient à  la distinction que l’on se doit de faire entre reliances et alliances. Dans le monde des humains, faire politique, c’est créer un monde commun inter homines. Dans le monde du vivant faire bioticopolitique, c’est créer un monde commun interspécifique qui se fonde sur l’existence d’une commune condition terrestre composée en premier lieu d’attachements ou de reliances (co-affectations, échanges, dons, prédations, productions, protections, transmissions – Descola, 2005). Les reliances décrivent des scènes de co-habitation, d’inter-dépendances, de co-existence, sur fond de milieux de vie en partage[8]. Elles sont des assemblages dont les plus ordinaires relèvent de rencontres et d’ajustements pratiques contingents qui se nouent dans des interactions liées à des « proximités proches » depuis des spéciations ontologiques qui produisent des mondes particuliers mais, pour autant, fondés sur des réalités partagées (les « subjectivations » portent bien sur un monde objectif). 

Mais l’exigence bioticopolitique ne saurait se résumer à la reconnaissance d’un commun écologique lié à une économie des seuls liens vitaux. Cette économie vitale composées d’enchevêtrements est évidemment l’arrière-fond du bioticopolitique, son œcoumène (la demeure naturelle des êtres), mais elle n’est pas lui. Elle est sa condition, mais elle n’en détermine pas l’existence. La question qui permet d’inventer du commun politique, n’est pas « Quels sont nos attachements ou quelles sont nos reliances ?[9] » – question préalable utile qui permet de repérer les modes d’existence des protagonistes –, mais « Que pouvons-nous faire ensemble depuis nos singularités ? » (le commun bioticopolitique est un commun intermondain), question qui suppose une pratique de création d’un monde commun façonné par un agir commun attentif, d’une part, à la valorisation des liens de coopération et de solidarité et, d’autre part, au maintien d’un équilibre (effort de proportionnalité et limitation de la puissance, au premier chef humaine[10]) au principe d’un bien vivre[11]Dikè (tempérance) plutôt que Hybris (démesure) et nécessité de « faire attention » (Stengers, 2013).

Le bioticopolitique exige, en quelque sorte, que l’on passe des reliances (i.e. des interdépendances permettent d’établir que des êtres vivants « font partie » d’un commun écologique) aux alliances. Si le commun terrestre est le résultat de l’action continue et plurispécifique des reliances des vivants, le commun bioticopolitique est, lui, le résultat de l’action continue et plurispécifique des alliances des vivants, c’est-à-dire des relations à proprement parler politiques et caractéristiques non plus d’un « faire partie », mais d’un « prendre part ». Comme le précise Joëlle Zask : « On fait partied’une famille, d’un clan, d’une nation, [d’une espèce]. [Mais] on  prend part à un groupe dont la finalité est une activité en commun » (2011, p. 17). Contrairement au commun écologique, le commun bioticopolitique est le précipité d’une action commune entre vivants de tous types, conditionnée par l’existence d’un collectif en résistance (j’y reviendrai) dont les membres s’individuent et coopèrent grâce et dans ce collectif et tirent bénéfices de cette expérience conjointe : « Ce qu’indique ‘‘prendre part’’ est que la qualité de la vie sociale et celle de l’individualité dépendent l’une de l’autre » (Zask, 2011, p. 48). S’allier « ne signifie donc pas, [ici,] partager un bien commun, mais [plutôt] produire en commun quelque chose qui, ultérieurement et de diverses façons, est apprécié par chacun des participants et s’offre à lui (prendre une part) comme une ressource supplémentaire d’individuation » (ibid., p. 89). Les bénéfices  du commun bioticopolitique sont individuels, mais ils sont aussi collectifs dans la mesure où ils doivent participer du maintien des alliances, c’est-à-dire de la trame relationnelle permettant précisément leur émergence.

Le commun bioticopolitique entend donc passer de la composition des communautés de vie à celle de collectifs politiques susceptibles de porter l’agir concerté d’une communauté objective de destin dont, cependant, les diverses composantes se meuvent dans des mondes discrets. Contrairement aux reliances, les alliances supposent l’invention de formes d’agir commun articulées à la pluralité large et divergente du vivant, mais qui ne se contentent pas des relations de coprésence en un même milieu. Les alliances ont pour principe de déterminer des lignes de conduite régulant la manière dont des altérités doivent « faire ensemble » dans des formes d’organisation sociale ; elles sont des réseaux d’actes politiques interspécifiques (Balaud, Chopot 2021, p. 28). Le bioticopolitique ne saurait seulement se fonder sur les communautés spécifiques dont il se compose pourtant, mais se doit d’être attentif plus encore qu’aux relations, au faire dont elles permettent l’émergence.

Créer un commun bioticopolitique, revient alors à « établir des contacts mutuels, […] [à] dégager un point commun avec le préjudice subi, […] [à] enquêter sur les causes du préjudice, sur sa nature et sur son ampleur, […] [à] identifier les intérêts communs aux personnes affectées au-delà de ceux justifiant leur rapprochement, et au-delà du cercle étroit qu’ils forment, d’en faire la publicité » (Zask, 2011, p. 196). C’est également – et c’est un point crucial – déterminer celles et ceux avec qui il semble nécessaire de faire alliances, « apprendre à mieux les connaître, à les rencontrer, à les défendre, à les amplifier et à les associer » (Balaud, Chopot, 2021, p. 24). Pratiquer l’alliance, c’est faire s’apparier les singularités de chaque individu et/ou de chaque groupe, de manière à ce que chacun puisse assurer une participation singulière. Cette part peut être dite « personnelle » quand « elle est de nature à perpétuer l’individuation de l’acteur qui en tout état de cause est constitué par ses actions et ses expériences, et elle est la résultante d’une ré-action de l’individu à son environnement » (Zask, 2011, p. 136). La réaction dont parle Joëlle Zask doit être entendue comme une réponse, c’est-à-dire saisie comme une contribution qui participe à l’élaboration d’un commun bénéficiant à tous. Autrement dit, c’est en étant soi et en agissant depuis soi que l’on prend part à un commun favorable à toutes les individualités (humaines et non humaines). Ce sont les facultés contributives et les puissances d’agir conjointes qui permettent des actions qui peuvent provoquer des émergences bénéficiant équitablement à tous. Le commun bioticopolitique ne relève ni d’une communauté d’appartenance, ni d’un simple environnement commun, mais tient à des formes d’agir alliées. À cet égard, d’aucuns estiment que le sujet politique pourrait être finalement relocalisé dans les attachements interindividuels, à l’instar de Sophie Gosselin et David gé Bartoli qui évoquent, par exemple, l’existence d’une « personne [politique] relationnelle » (2022, p. 15). Il nous semble que c’est là refaire passer les alliances du côté des reliances, d’une agentivité primaire(Archer, 2014), de faire retomber le commun bioticopolitique du côté du commun écologique et donc faire « l’erreur de redéfinir nos ennemis politiques uniquement comme les ennemis des interdépendances » (Balaud, Chopot, 2021, p. 93).

3/ Le commun bioticopolitique se fonde sur un agir collectif 

Cette critique adressée à la vision « relationniste » du commun politique nous amène directement à notre troisième point. Le commun bioticopolitique n’est pas celui des communautés d’appartenance repliées sur des identités (faire partie) et des modes d’existence figés/fichés dans les individus, les sociétés, les espèces, ni même celui des interconnexions, mais celui qui est produit par de l’agir collectif (prendre part) dans le cadre d’un mutualisme fondé sur une mise en commun de manières de s’allier dans des « ‘‘sociétés aléatoires’’ qui se forment et se défont en fonction des luttes sociales menées de concert » (Tassin, 2003, p. 283). Si l’on suit Hannah Arendt ou Étienne Tassin, il est clair que le propre du politique est de pouvoir instaurer un monde commun, une communauté permettant à chacun et à tous de pouvoir assumer le gouvernement ou à tout le moins le maintien de son existence dans un espace public d’actions dont le principe ne peut précisément pas être un principe identitaire, fut-il le plus large possible. Pour Étienne Tassin, les identités ne peuvent, à elle seules, être les supports du politique. Il ne s’agit pas de condamner les identités ou de s’en défaire, mais de ne pas en faire le socle de l’action politique. Le commun (biotico)politique est affaire de co-activité, non de co-appartenance. Étienne Tassin reprend en fait l’idée de Hannah Arendt d’un agir concerté qui n’oppose pas communauté d’identification et espace public d’action politique. Le politique doit faire primer l’agir sur l’être, l’activité sur l’identité. Si on voulait synthétiser la chose, on pourrait dire que les identités bloquent la possibilité du politique dans sa dimension propre, à savoir celle de l’agir en commun. 

L’espace commun du bioticopolitique se fonde de facto sur l’idée d’un tout organique, mais ce tout organique repose par ailleurs sur ce qu’Étienne Tassin nomme un « régime d’impropriété mutuelle » (1991, p. 25) qui soustrait la communauté à elle-même en tant que tout identitaire. La reconnaissance d’ontologies diverses dans leur manière d’envisager et d’être le/au monde tend à faire de l’espace commun du vivant un espace de distanciation tenant séparés-liés les êtres qui le constituent, du fait même de leurs singularités ontologiques. Il s’agit d’envisager un commun qui « connecte les lieux particuliers, non pour donner naissance à un être-en-commun, mais à un ‘‘vivre ensemble’’» (ibid., p. 35). L’espace bioticopolitique doit être le lieu des intervalles qui littéralement allient en séparant, celles et ceux qu’aucune espèce ou qu’aucune appartenance n’a préalablement déjà unis. Le bioticopolitique vise ainsi à « mettre en rapport des différences concrètes » (Baschet, 2016, p. 134) afin de coconstruire un gouvernement commun des existences. 

Pour ce faire, il doit d’abord mettre au jour les reliances qui existent dans les communautés interspécifiques considérées et effectuer un repérage méthodique de ce qui y fait lien et y fait interagir. L’espace bioticopolitique est notamment le lieu de la mise en visibilité des rapports de domination, qui lient les protagonistes et ça n’est pas rien que d’opérer cette mise en visibilité dans la mesure où les dominations ne s’exercent jamais aussi bien que quand elles sont méconnues de ceux qui les subissent. En ce domaine comme en d’autres, « les équilibres économiques du capitalisme ne tiennent que sur une invisibilisation politique gigantesque des charges qu’ils font porter à d’autres êtres et des destructions qu’ils génèrent » (Balaud, Chopot, 2021, p. 151). 

Ce repérage peut être un relevé des attachements au sein d’une communauté biotique donnée, territorialement ancrée, mais d’aucuns estiment qu’il s’agirait aussi d’identifier les réseaux de liens qui structurent bien au-delà des frontières d’un territoire, les êtres vivants en géoclasses[12] (Latour, Schultz, 2022), c’est-à-dire en « un vaste collectif réticulaire dont les membres sont touchés à divers titres par un ensemble systémique de pratiques d’exploitation de la main-d’œuvre et de dévastation des milieux transformés en ressources profitables » (Descola, in Descola, Pignocchi, 2022, p. 85. Anna Lowenhaupt Tsing – 2017 – parle plutôt d’agencements). Ensuite, il s’agit de se mettre à l’épreuve de cette mise au jour de la complexité interspécifique et d’essayer de réagencer-recomposer les liens existants en tenant compte, non pas à proprement parler des opinions des autres qu’humains sur ces réagencements (ils n’en ont pas), mais en portant attention à la manière dont ceux-ci s’inscrivent comportementalement et pourraient praxiquement s’inscrire dans une communauté commune favorable au plus grand nombre : « La pluralité des mondes et la reconnaissance d’un domaine partagé vont de pair et elles sont même strictement indispensables l’une à l’autre. C’est à partir du commun, de la coparticipation à ce qui est partagé, que la reconnaissance de la multiplicité prend sens, dans le même temps où le commun ne peut se construire qu’à partir de la pluralité des expériences qu’elle implique » (Baschet, 2016, p. 135).

C’est par l’agir et l’engagement pratique interspécifique que se crée le commun bioticopolitique ; c’est par la conjugaison des puissances d’agir et des capacités à produire de et à entrer dans l’action qu’il peut prendre forme : « Le commun impose de faire de la participation à une même activité le fondement de l’obligation politique, donc de la coactivité le fondement de la coobligation : le numus compris dans le terme de ‘‘commun’’ signifie à la fois l’obligation et l’activité ou la tâche » (Dardot, Laval, 2014, p. 580). Le commun bioticopolitique est une manière de prendre part sous la forme d’une « communalisation inhérente à des processus d’union et de coopération au cours desquels, tout en ‘‘comptant pour un’’, chacun, du fait même de son engagement (comme le randonneur s’efforce d’atteindre le point de rencontre avec les autres à l’heure dite), fait exister avec d’autres, s’engageant également, quelque chose qui acquiert la qualité de commun » (Zask, 2011, p. 61). Aussi, « s’associer ne signifie donc pas partager un bien commun, mais produire en commun quelque chose qui, ultérieurement et de diverses façons, est apprécié par chacun des participants et s’offre à lui (prendre une part) comme une ressource supplémentaire d’individuation (ibid., p. 89).

Le commun bioticopolitique a pour particularité de trouver son origine dans des formes d’agir conjointes  et non dans l’intentionnalité raisonnée. Il est structuré par l’action en commun et par l’ajustement à une situation dont la connaissance-compréhension n’est pas acquise par les non-humains par un effort cognitif, mais par une expérience personnelle d’énaction, c’est-à-dire via une connaissance singulière passant par le fait d’être affecté et de pouvoir affecter, connaissance qui engage moins une responsabilité qu’un corps agissant. Joëlle Zask donne à cet égard l’exemple du fermier dont la liberté, écrit-elle, « consiste à prendre part à la situation dont il est un partenaire actif, dans une certaine mesure au même titre que tous les autres éléments impliqués dans les cultures pratiquées à la ferme, les animaux, les parcelles, les journaliers, la famille, les céréales, les saisons et le temps qu’il fait » (2011, p. 79). Pour le dire d’une autre manière, le commun bioticopolitique ne s’institue que par une praxis instituante créatrice d’un monde commun, c’est-à-dire « un certain agencement de pratiques qui engagent des rapports avec les autres humains et avec les autres vivants » (Dardot, Laval, 2025, p. 539).

Les Soulèvements de la terre nomme cette caractéristique « composition » : « Ce que la composition a de prime abord à offrir de plus précieux est le dépassement des identités politiques figées, des gestes ritualisés. Elle se refuse aux antagonismes systématiques et binaires qui définissent ce que devraient être, par exemple, les ‘‘radicaux’’ ou les ‘‘citoyens’’, les formes d’action offensives ou pacifiées. Car le problème pour nous est bel et bien d’arriver à extirper le débat tactique autant que stratégique des fétichismes identitaires pour lui redonner la plasticité nécessaire » (2024, p. 256).

« Composition des mondes » car il ne s’agit par d’une simple superposition par la relation, mais de la mise en rapport par l’action : « l’énigme devient alors le mode de composition par lequel des mondes s’agencent en un monde et comment de cette composition peut naître un monde commun » (Dardot, Laval, 2025, p. 541). Le commun bioticopolitique émerge de la manière de composer des mondes de mondes compatibles depuis un agir en commun en capacité de faire converger les capacités différenciées et singulières de chaque être vivant à se réaliser dans son mode d’existence propre. Il relève donc bien d’une composition des mondes du vivant, d’un agir compositionnel qui assure la (com)possibilité d’un monde composé de nombreux mondes vécus « reliés politiquement par la défense de régimes de relations, différents mais alliés, qui rendent possible et prennent soin de l’habitabilité de la Terre » (Balaud, Chopot, 2021, p. 105). Cet agir compositionnel assure selon la formule zapatiste, la possibilité d’« un monde où il y ait la place pour de nombreux mondes ». Il s’agit donc d’un niveau d’intégration supérieur visant à faire émerger un monde commun fait d’une multiplicité de mondes spécifiquement différents, mais réunis par des actes collectifs conduisant à faire-monde autrement, à produire une politique singulière, celle d’un monde commun interspécifique qui se fonde à la fois sur l’unicité du vivant (humains et non-humains sommes tous des Terrestres) et la pluralité de ses expressions spécifiques qui définissent des expériences biotiques, sociales et culturelles singulières. Pour décrire le phénomène, on pourrait reprendre et détourner la formule de Marx dans Critique du programme de Gotha (1875), formule empruntée à Louis Blanc : « De chacun selon ses capacités [à agir], à chacun selon ses besoins [éthologiques] ».

Chacun doit pouvoir actualiser son pouvoir d’agir dans le respect des autres êtres vivants qui partagent son milieu de vie, mais depuis des attentes, depuis des mondes perçus et vécus qui peuvent diverger considérablement. Ce qui se dessine alors est une sorte de solidarité politique qui n’est fondée ni sur un statut, ni sur la pitié, ni sur une délégation, ni sur une identité, ni sur un réseau de relations, mais bien sur un agir commun, une manière de faire ensemble. Il s’agit là d’une forme de solidarité qui s’incarne dans le fait de « soutenir l’autre en tant qu’autre, et en tant que l’expression radicale de son altérité nous importe » (Balaud, Chopot, 2021, p. 278). C’est d’abord considérer l’autre dans son mode d’existence, dans ses processus d’individuation biotiquement, socialement et éventuellement culturellement fondés, qui cadrent ses possibilités d’action individuelle et collective et de soutenir ses actions en leur donnant les moyens de se multiplier, de gagner en puissance et en efficacité, en résonance avec les actions de ses alliés et l’obtention de bénéfices mutuels. Défendre le vivant depuis l’idée d’un commun bioticopolitique, c’est défendre la pluralité des mondes, défendre la possibilité d’actions conjointes, de conjugaison des puissances d’agir liées à des modes d’existence hétérogènes, irréductibles les uns aux autres. C’est défendre la possibilité de leur réunion dans un milieu associé porteur d’un commun égalitaire.

4/ aligner les agirs sur un objectif de lutte 

Notre quatrième point voudrait préciser la question de cet agir concerté, c’est-à-dire la possibilité d’un plan intégrateur susceptible de créer du politique. Ce plan intégrateur qui permettrait l’émergence d’un commun bioticopolitique à partir des agirs, d’aucuns estiment qu’il tient à l’alignement desdits agirs sur un objectif de lutte « contre ceux avec qui il est impossible de composer » (Balaud, Chopot, 2021, p. 93), parce qu’ils sont les acteurs d’une guerre au vivant qui, de leurs côtés, entretiennent des « unions coercitives et destructrices des individualités » (Zask, 2011, p. 76). Sous les auspices du commun, le bioticopolitique n’est pas un « art de la composition et du vivre-ensemble, animé par une visée de réconciliation ou de défense des interdépendances », mais un « conflit de mondes opposant non seulement des territoires, mais des régimes de relations incompossibles » (Balaud, Chopot, 2021, pp. 107 et 25).

Dans cette perspective, l’agir commun du bioticopolitique naît en premier lieu de la constitution de fronts de lutte contre les ennemis des milieux de vie et du développement d’un agir conflictuel concerté. À cette aune, « La politique n’est pas la gestion d’un monde commun – fût-ce à égalité dans un même espace – mais d’abord le conflit avec un monde imposé » (ibid., p. 96) par les rationalités du capitalisme et de l’État ; conflit qui donne le pouvoir de « mettre à égalité » ceux qui luttent contre (Stengers, 2013, p. 123). C’est une lutte pour remplacer les agencements écopolitiques du stato-capitalisme par des régimes d’action d’un autre genre, mobilisant d’autres actants et d’autres structures relationnelles, tournés dans un premier temps vers la lutte, avant de pouvoir se tourner vers la coopération, la recherche d’équilibre et la création d’une nouvelle communalité. Cette première phase de lutte est un combat pour les diversités (biotiques, sociales, culturelles), pour la robustesse et contre la performance et ses conséquences sur la vie.

Il s’agit notamment d’entrer en lutte depuis le repérage des résistances effectives à la vie mauvaise (Adorno, 2023), à la fois humaines et non-humaines, en considérant depuis une perspective systémique que chacune d’entre elles a un caractère multispécifique. Comme le suggère Pierre Dardot et Christian Laval, « Il ne s’agit pas d’inventer une stratégie ex nihilo, mais de partir des luttes réelles telles qu’elles ont lieu » (2024, p. 15). Le programme bioticopolitique pourrait alors avoir, d’une part, une visée d’enquête : identifier les résistances et les rapports de domination auxquels elles s’opposent ; identifier les « affordances politiques », les réseaux relationnels multispécifiques et de co-affectation qui leur sont liés, proches et éloignés, privées et publiques (« trouver nos autres » – ibid., p. 281) et, ainsi, identifier des problèmes politiques communs, des causes communes entrelacées : « La question directrice de notre enquête politique pourrait alors se poser ainsi : quelles sont les actions de nos alliés autres qu’humains porteuses d’indications d’indisciplines, de conflictualités susceptibles d’ouvrir une situation politique là où nous sommes, là où il n’y en avait pas ? » (Balaud, Chopot, 2021, p. 290). D’autre part, suite à cette enquête, il s’agirait alors de considérer les manières d’enrôler humains et non-humains dans des résistances interspécifiques (Beilin, Suryanarayanan, 2017 ; Kowalczyk, 2014) qui fassent place et part aux différentes puissances de chacun des alliés, qu’ils puissent prendre part et notamment puissent prendre leur part, c’est-à-dire agir en lien avec les possibilités de leur puissance d’agir qui doit leur être reconnue. Et à cet égard, comme le suggère Judith Butler, « si la résistance peut se trouver dans l’acte de langage verbal ou dans la lutte héroïque, elle doit aussi être recherchée dans les gestes de refus des corps (silence, action, refus de l’action » (2020, p. 90).

Résister nécessite donc de reconnaître l’agency des non-humains, le fait qu’ils disposent d’un soi plus ou moins rudimentaire (conscience de soi[13], intentionnalités, choix – Irvine, 2004) qui leur permet de prendre part à des relations sociales (y compris agonistiques – Hribal, 2010) et de mettre en œuvre un pouvoir d’agir susceptible de prêter à conséquence, modulo le fait que cette agency est également sociale et dépend du tissu de relations au sein desquelles les non-humains sont pris et des positions structurelles qu’ils occupent en son sein (Archer, 2014). Et Judith Butler de préciser :  « De tels mouvements [de résistance] ne tentent pas de dépasser l’interdépendance nu même la vulnérabilité quand ils combattent la précarité ; ils tentent plutôt de produire les conditions dans lesquelles la vulnérabilité et l’interdépendance deviendront vivables. Il s’agit d’une politique dans laquelle l’action performative prend des formes incarnées et plurielles en attirant l’attention critique sur les conditions de survie corporelle, de la survie et du  bien-être dans le cadre d’une démocratie radicale. Si je dois vivre une vie bonne, ce sera une vie bonne vécue avec les autres, une vie qui ne serait pas une vie sans ces autres » (2020, p. 91). 

Le commun bioticopolitique suppose donc la reconnaissance d’une capacité de résistance aux non-humains, c’est-à-dire une capacité de moyens, mais avant même cela, « une capacité de perception de l’écart entre le monde subi et le monde désiré » (Balaud, Chopot, 2021, p. 212). Le commun bioticopolitique suppose la possibilité de faire des expériences au sens où l’entend John Dewey, c’est-à-dire d’être l’objet-sujet de ruptures qui viennent heurter l’accomplissement des existences ou de perturbations ouvrant à des accomplissements qui ne pouvaient se produire jusqu’alors, engageant une réorientation des conduites et un rapport à soi renouvelé. À cette aune, ce n’est pas l’assujettissement qui crée le sujet politique, mais la possibilité d’agir contre l’assujettissement pour s’en libérer. Il n’y a pas résistance où il y a pouvoir, mais là où peut se déployer des capacités de mobilisations oppositionnelles (avec d’autres). 

Le commun bioticopolitique peut évidemment se déployer sur les lignes de front qui ont trait à l’avènement de l’anthropocène, au réchauffement climatique, à la destruction de la biodiversité, à la pollution des milieux, à la souffrance animale, etc. Il a une vocation évidente à prendre en charge les situations délétères, d’urgence, au sein desquelles le vivant est mis à mal si ce n’est à mort[14]. Mais le commun bioticopolitique touche aussi aux situations en apparence plus paisibles, moins dures, dans lesquelles les êtres vivants semblent cohabiter sous des auspices plus cléments, mais qui comprennent néanmoins des relations de pouvoir et de domination que la perspective anthropocentrée ne permet pas de saisir du fait de l’invisibilisation des non-humains et de leur destitution en tant que sujets politiques. Il y a un politique interspécifique ordinaire, qui mérite d’être pris en considération. Moins bruyant, moins évident, il reste néanmoins marqué par des asymétries, des hiérarchies, des dominations et des relations de pouvoir auxquelles il nous semble tout autant important de s’intéresser. Au-delà également des agirs de résistance, quand les luttes sont gagnantes et sont arrivées à dégager des formes de vie alternatives[15], se pose la question de la perpétuation de ce commun solidaire émergeant (« soutenir l’autre en tant qu’autre, et en tant que l’expression radicale de son altérité » – Balaud, Chopot, 2021, p. 278) qui, pour perdurer, « doit être institué par une pratique qui ouvre un certain espace en définissant les règles de son fonctionnement. Cette institution doit être constituée au-delà de l’acte par lequel un commun est créé. Elle doit être soutenue dans la durée par une pratique qui doit s’autoriser à modifier les règles qu’elle a elle-même établies » (Dardot, Laval, 2014, p. 581). Le commun bioticopolitique ne saurait être une forme figée institutionnalisée, mais un processus instituant permettant de développer une expérience plurispécifique rassembleuse des façons multiples d’exister en conformité avec les dispositions des différentes espèces, mais cherchant à instaurer des formes de vie communes fondées sur « l’autogouvernement, l’égalité et la protection des milieux » (Dardot, Laval, 2025, p. 16). 

Ces trois piliers du commun politique que sont l’autogouvernement, l’égalité et la protection des milieux, posent, dans un cadre interspécifique une série de questions-problèmes que nous avons commencées à lister supra. Parmi elles, il en est une de taille qui tient donc à la nécessité d’« imaginer des institutions qui permettraient de réaliser le couplage des humains et des non-humains, c’est-à-dire de gouverner dans les mêmes termes la vie de l’ensemble des êtres » (Descola, 2014, p. 322). L’idée d’un commun bioticopolitique nous enjoint à penser ce que peuvent être les principes d’autogouvernement des milieux de vie. Pierre Dardot et Christian Laval rappellent à cet égard que « le préfixe ‘‘auto’’ se rapporte non à un collectif humain qui aurait pour charge de piloter de l’extérieur un milieu de vie, mais aux différentes composantes, humaines et non-humaines, de ce même milieu[16] » (2025, p. 531). À quoi peut donc bien ressembler une politique instituante interspécifique ayant pour principe de faire cause commune avec une pluralité irréductible d’êtres vivants qui ne peuvent communiquer par des mots ni désigner des porte-paroles et des représentants intracommunautaires ? Force est de constater que pour trouver les alliés composant le commun politique interspécifique, « il […] faut être capable d’‘‘activer d’autres modes d’attention que l’écoute’’ » (ibid., p. 533), « « laisser de côté pour un temps l’intention, pour cultiver nos capacités d’attention [et] replacer l’attention au commencement de l’agir politique » (Balaud, Chopot, 2021, pp. 317-318), dépasser le modèle de la démocratie délibérative, de l’agir communicationnel et de l’espace public, que celui-ci soit habermassien, frasérien ou negtien, mais qui, en l’espèce, ne peut satisfaire aux besoins de l’interspécificité. Le commun bioticopolitique, pour partie privé de la possibilité d’actes de langage parlés visant l’intercompréhension ne peut plus épouser les atours de l’agentivité politique de la délibération rationnelle argumentée, de l’usage public de la raison et de la formation d’une opinion publique. Il doit, pour autant, trouver les moyens de reconnaître l’expression des volontés et d’assembler ces dernières à partir d’un autre modèle de pouvoir constituant. Jürgen Habermas lui-même concède que l’on doit pouvoir prendre les animaux non-humains comme « partenaire[s] possible[s] de discussions pratiques » (Haber, 2006, p. 210) : « Nous devons pouvoir attribuer aux animaux des qualités d’acteurs, entre autres la capacité d’initier des énoncés et de nous les adresser » (Habermas, 1995, p. 198). Et donc de se demander si les non-humains peuvent aussi produire des adresses à l’attention des humains comme formes d’appels à vivre autrement (avec les autres), c’est-à-dire en défiance de nos communautés politiques qui les asservissent, mais aussi des leurs, conduisant à des dominations et des souffrances, et en défense d’une coparticipation visant à prendre part à cette défiance.

5/ De la place prépondérante des humains

Souvent considérés comme patients moraux subissant, sans voix, le commun bioticopolitique postule néanmoins, comme nous l’avons vu, que les animaux non-humains peuvent être considérés comme des sujets politiques avec qui il est possible, non pas de conjecturer des actions, mais de s’accorder en actes et de créer des coalitions pratiques oppositionnelles : « Les animaux ne parlent pas, il est vrai ; pourtant, ils s’expriment. Ils communiquent à d’innombrables occasions leur volonté, leurs limites, leurs désirs ; ils cherchent par des moyens divers à gagner leur liberté ou à négocier leur condition. Ils ne comprennent peut-être pas ce que sont les droits, mais leurs actions n’en sont pas moins politiques. Oui, il faut oser le terme : les animaux font de la politique, au même titre que les humains » (Côté-Boudreau, 2019, p. 94).

Les non-humains résistent, négocient, contestent les pouvoirs qui s’imposent à eux, malgré des rapports de force qui leur sont généralement défavorables. Ils coopèrent, s’auto-régulent, contribuent aussi. La politique qu’ils dessinent fait fond sur un vivre-ensemble, elle « s’avère autrement plus large : elle est d’abord incarnée, c’est-à-dire pratiquée au quotidien ; incarnée dans le fait d’entretenir certaines normes sociales, rituels et attitudes, comme celle de reconnaître autrui comme un membre de sa communauté, c’est-à-dire un individu avec qui on fait société » (ibid., p. 97). Même sans paroles, une éthique de la discussion semble pouvoir rester possible dans la mesure où elle se fonde non sur l’expression verbale, mais sur l’interaction et la résonance des corps agissants au sein d’un monde commun, notamment via des gestes de refus (Butler, 2014 ; Hribal, 2010). C’est cette reconnaissance intersubjective de l’autre comme être agissant qui permet d’envisager des rationalités praxiques en commun, muettes mais alliées, et donc une autre forme de politique qui ne soit plus fondée sur la rationalité logocentrique, mais sur une zoopolitique pratique (Derrida, 2008)[17]. Certains travaux en philosophie animale considèrent d’ailleurs que les interactions entre humains et non-humains peuvent être envisagées comme des formes de délibération (Driessen, 2014 ; Meijer, 2019 ; 2025) ou à tout le moins comme des réponses signifiantes et non simplement des réactions stimulées (Merleau-Ponty, 1977). Autrement dit, il s’agit de faire cause commune (d’« écologiser » dirait B. Latour) afin de modifier la nature des processus de spécification mutuelle intra et interspécifiques et des processus d’intégration à l’environnement. 

La reconnaissance des non-humains comme sujets politiques ne doit pas oblitérer la « forme unique d’agentivité politique des humains » (Balaud, Chopot, 2021, p. 54). Ils ont, en effet, cette capacité unique à pouvoir organiser, synchroniser et prévoir à longue échéance, que les non-humains n’ont pas. Ce sont eux qui sont, par exemple, en capacité de résoudre les difficultés évidentes que le commun bioticopolitique rencontre pour faire passer les prenant-parts non-humains du statut de publics[18] à celui de contributeurs, c’est-à-dire de sujets agissants en faveur de leurs intérêts. Léna Balaud et Antoine Chopot réaffirment à cet égard que « Les humains sont bien les seuls, autrement dit, à pouvoir dire la co-affection commune aux humains et aux non-humains, et par là, les seuls à pouvoir désigner une ligne de conflit politique » (2021, p. 256). Pour eux, « l’agir politique organisé incombe bien, en dernière instance, à des vivant humains. Ceux-ci restent les seuls capables d’un choix concerté de cibles et d’une synchronisation de leurs actions contre les causes qui détruisent les communautés vivantes et contre ceux qui s’arrogent le pouvoir d’imposer leur monde (ou leur absence de monde) à tous les autres, humains et non-humains[19] » (ibid., p. 52). En tant qu’êtres puissants dotés d’une agentivité incomparable, les humains ne peuvent guère jouer un rôle secondaire au sein des nouvelles alliances ou compositions bioticopolitiques. C’est eux qui les organiseront et auront à mettre en œuvre les processus instituants des milieux de vie et une mésopolitique (Taylan, 2018) permettant l’épanouissement de chacun.e (une politique d’évolution des équilibres) et de tou.te.s ; car aucun autre être vivant n’est capable d’inventer des schèmes d’action stratégiques, de trancher dans les possibles transformateurs de grande ampleur, d’ajuster une multiplicité de cours d’action à une situation dont on a saisi les tenants et les aboutissants.

Le commun bioticopolitique dessine donc une forme de démocratie d’un genre particulier qui ne se fonde ni sur un stricte formalisme institutionnel, ni uniquement sur des conditions de rationalité, ni même sur une éthique, mais sur un « communalisme » qui se préoccupe, par le biais des humains – qui n’en sont ni les parangons, ni les représentants, mais des commoners singuliers[20] – de ce que humains et non-humains puissent, ensemble, faire l’expérience personnalisée d’une certaine qualité d’existence. Et c’est d’ailleurs cette capacité à faire ces expériences, qui, dans le cadre d’un commun bioticopolitique, en fait des sujets politiques dont on reconnaît les capacités à prendre part[21]. C’est la capacité pratique à se réaliser soi avec les autres, dans l’action conjointe, qui constitue la nature politique des prenant-parts du commun politique. Les bénéfices du commun bioticopolitique, c’est la distribution « d’une part des accomplissements que la communauté a peu à peu réalisés » (Zask, 2011, p. 224).


[1] Les écueils sont nombreux, du ventriloquisme (faire parler ceux qui ne parlent pas) ou subjectivisme anthropomorphique (prêter une subjectivité humaine à des modes de computation singulièrement différents de ceux de l’être humain) 

[2] Dans l’acception classique de ce que l’on entend par « politique », la politique est à l’évidence chose humaine (e.g. chez Hannah Arendt – 2018). Le sociologue Alfred Espinas estimait, en son temps, que la conscience des animaux n’était par exemple connaissable qu’à condition qu’elle soit « connue comme fonction de la nôtre » (1878). Plus près de nous, le primatologue Frans de Waal (1992) désigne la construction d’alliances chez les chimpanzés comme relevant d’une forme politique, dans le mesure où ces comportements ressemblent au politique qui est celui de l’expérience humaine. 

[3] C’est aussi le principe du buen vivir des communautés indigènes d’Amérique latine, visant à faire vivre en harmonie et sur le principe d’un respect mutuel humains et non-humains. Sur le buen vivir, cf. (Acosta, 2014).

[4] « Comment quelqu’un pourrait-il mener une vie quand les processus qui la constituent ne relèvent pas tous de ce qui est susceptible d’être mené, ou quand seuls certains aspects de la vie peuvent être dirigés ou formés de manière délibérative ou réflexive et que d’autres, de toute évidence, ne sauraient l’être. […] Il ne dépend pas seulement de moi que je puisse mener une vie dotée de valeur, puisque cette vie que je mène tout à la fois est la mienne et ne m’appartient pas tout à fait, et que c’est cela même qui fait de moi une créature sociale et une créature vivante » (Butler, 2020, p. 52 et 60).

[5] « Comment transformer en sens commun cette expression : ‘‘Je dépends, c’est ce qui me libère, je peux enfin agir’’ ? Comment en faire la nouvelle matrice d’une conception étendue de la solidarité et de l’émancipation ? » (Latour, Schultz, 2022, p. 45).

[6] « Et pourtant il est clair qu’il m’est impossible de ‘‘mener’’ tous les aspects de l’organisme vivant que je suis, alors même que je dois me demander comment je pourrais mener ma vie » (Butler, 2020, p. 51-52).

[7] Rousseau, Émile (livre IV) : https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Œuvres_complètes_de_Jean-Jacques_Rousseau_-_II.djvu/533.

[8] Peut-être pourrait-on les considérer comme « infrapolitiques » dans la mesure où elles concernent la mise en relation de corps « qui n’aurai[ent] d’autres préoccupations que [leurs] survie[s], la reproduction de [leurs] conditions matérielles et la satisfaction de [leurs] besoins élémentaires » (Butler, 2020, 69).

[9] En ce sens, comme le propose Bruno Latour, il s’agit « de redevenir naïf : d’enquêter et de redécrire patiemment nos attachements pour être à nouveau en mesure de savoir où nous vivons, de quoi nous dépendons pour vire, avec qui nous sommes prêt.es à cohabiter, et quels sont nos amis et ennemis dans la situation présente » (Balaud, Chopot, 2021, p. 90).

[10] Les êtres humains disposent de ressources (physiques, culturelles, etc.) qui leur donnent une qualité d’agentivité (notamment étendue grâce aux productions techniques et symboliques) que d’autres espèces n’ont littéralement pas (Brives, 2022), contrairement à ce que suggèrent parfois certains travaux qui tendent à faire de chacun des actants des éléments de force égale pris dans des réseaux qui les lieraient sans vraiment les hiérarchiser. Ce n’est pas parce que certains êtres non-humains sont en capacité de faire agir les humains du fait qu’ils soient liés à eux par des reliances, que ce pouvoir est équivalent de part et d’autre.

[11] « Le concept de polis se constitue dans la différence entre le simple ‘‘vivre’’ (zen) et le ‘‘bien vivre’’ (eu zen), c’est-à-dire dans l’exclusion, de la sphère politique, de ce qui a été appelé, avec une expression de Benjamin, la ‘‘vie nue’’ » (Espositio, 2015, pp. 44-45).

[12] « Le territoire n’est pas où vous êtes au sens des coordonnées géographiques, mais ce dont vous dépendez – parce que la dépendance est devenue la question fondamentale. Le monde précédent était fondé sur la question de l’émancipation. Dans ce nouveau monde où vous êtes à présent, le problème fondamental est que vous dépendez, et que ce dont vous dépendez définit qui vous êtes. […] ‘‘Ce dont vous dépendez va définir un territoire’’ » (Latour, 2022, p. 70-71).

[13] « L’animal est une subjectivité, même s’il s’agit d’une subjectivité non représentationnelle. Il est individué et possède une biographie, même s’il n’a pas de philosophie de la vie ou de conception du bien pouvant faire l’objet d’un consensus par recoupement ou d’une discussion » (Pelluchon, 2014, p. 19).

[14] « Il ne nous est pas possible de lutter pour une vie bonne, une vie vivable, sans satisfaire les exigences qui permettent à un corps de subsister. Il faut revendiquer pour les corps qu’ils aient ce dont ils ont besoin pour survivre, car la survie est bien le préréquisit de toute revendication » (Butler, 2020, p. 74).

[15] « Les ‘‘formes de vie’’, animales et surtout humaines, ne sont donc pas étanches et figées. Elles ne sont pas des déterminations, mais des régions de possibles, des cadres ou encore des moules (moulds, Sapir) dont les conditions de possibilités sont données par l’histoire naturelle et que les usages explorent » (Zask, 2011, p. 271).

[16] Le milieu de vie « a pour propriété non d’être simplement ce dans quoi les hommes vivent, mais surtout ce qui rend possible leur vie conjointement à celles des vivants non-humains » (Dardot, Laval, 2025, p. 730).

[17] « Nous pourrions aussi […] reconnaître, au contraire, non  que l’homme politique est encore animal, mais que l’animal est déjà politique » (Derrida, 2008, p. 35) ; « Même si elles n’ont pas de philosophie de la vie et ne délibèrent pas au sens où en parlent Rawls et Habermas, elles font partie de la communauté politique. Avec les animaux, je parlerais plus difficilement de citoyens, mais assurément, leur statut de moi, leur vulnérabilité et leur existence (et pas seulement leur capacité à souffrir) font qu’ils ne sont pas seulement des patients moraux, mais qu’ils entrent dans la communauté politique qui est aussi une zoopolis au sens où leurs intérêts doivent être intégrés au bien commun afin que nous ne commettions pas d’injustice envers eux » (Pelluchon, 2015, p. 78). 

[18] « Dewey propose de définir le ‘‘public’’ comme l’ensemble des individus gravement et massivement assaillis par les conséquences d’activités qui leur sont étrangères. Le public est alors ‘‘passif’’ au sens où ceux qui le composent sont malmenés par ces conséquences, ignorants de ce qui leur arrive et expulsés hors de leurs propres habitudes par l’impact d’activités étrangères » (Zask, 2011, p. 195).

[19] Certains auteurs, à l’instar de Steve Best (2009), Murray Bookchin (2019), Sue Donaldson et Will Kymlicka (2025) ou encore Kaoutar Harchi (2024), estiment que l’élargissement de la politique aux non-humains participerait, voire même serait un des moyens pour faciliter la sortie des ordres sociaux oppressifs, y compris entre humains et Max Horkheimer et Theodor Adorno (1983) de considérer que la domination de la nature comme la matrice de toutes les autres formes d’oppression et de domination. 

[20] Les différentiels de puissance d’agir peuvent toutefois être à l’origine de situations d’instrumentalisation au sein desquelles un sujet humain peut faire d’un autre sujet (non-humain) son objet (même en tant qu’allié), du fait de l’exercice d’une puissance, qui lui confère un pouvoir potentiellement asservissant.

[21] « Car ce n’est qu’en reconnaissant une chose sous l’angle de ses capacités de développement qu’on peut lui procurer les conditions concrètes grâce auxquelles elle se développera effectivement  » (Zask, 2011, p. 289).