Séminaire — Penser les marges : aspects méthodologiques / 2013-2014

PROGRAMME

Séance 1 – Fabien GRANJON : « De la critique en marge des SIC ».


Séance 2 – Gérard MAUGER : Travailler sur les “marges dominées”.

INTRODUCTION FG : Nous recevons aujourd’hui Gérard MAUGER qui nous fait l’amitié d’accepter une nouvelle fois notre invitation, puisqu’il était déjà venu en mars 2012 pour une conférence sur la réflexivité dans le cadre du séminaire « De quoi la critique est-elle le nom ? ».

Bon… chacun d’entre vous connaît Gérard MAUGER pour l’avoir lu… il est Directeur de recherche émérite au CNRS, membre du Centre de Sociologie Européenne et l’auteur de très nombreux articles et ouvrages… les derniers en date s’agissant des ouvrages étant :

  • Le volume 6 de Lire les sciences sociales (2013)
  • Repère pour résister à l’idéologie dominante (2013)
  • Lectures de Bourdieu (2012)
  • citons également Le problème des générations de Karl Mannheim que tu as traduit, préfacé, introduit et postfacé en 2011.

Si nous avons mobilisé Gérard MAUGER sur la question des marges, outre le fait que l’on pourrait sans doute considéré, sous certains aspects qu’il faudrait définir, qu’il est un sociologue en marge, c’est également parce qu’il est un sociologue des marges, de la contre-culture et notamment des styles de vie des jeunes des classes populaires dont témoignent par exemple les ouvrages Les bandes, le milieu et la bohème populaire : Etudes de sociologie de la déviance des jeunes des classes populaires (1975-2005) ou plus récemment La sociologie de la délinquance juvénile (8 janvier 2009).

Nous lui avons donc proposé de donner comme titre à son intervention de ce matin « Travailler sur les marges dominées » car nous avions un temps caressé l’espoir de pouvoir également entendre Monique Pinçon-Charlot à qui l’on aurait évidemment demandé de nous faire partager son expérience du travail sur les « marges dominantes », mais la chose n’a finalement pas été possible. Aussi, le mandat que nous lui avons cette fois confié est de nous faire partager ses expériences de terrain portant notamment sur des sujets sociaux qui pourraient être considérés comme participant de populations « marginales », entendues d’abord comme des populations se différenciant fortement des social scientists qui viennent les interroger en termes de type, de structure et de volume de capital.

Que Gérard ait accepté d’intervenir ce matin est une opportunité pour réfléchir et discuter ensemble de l’impossible neutralité de l’enquêteur, de l’illusion de la neutralisation qui est en quelque sorte la déclinaison méthodologique du principe de neutralité axiologique, de l’illusion d’une certaine transparence des matériaux d’enquête qui se donneraient à l’explication de manière directe, bref de considérer que le rapport d’enquête et plus largement le rapport de connaissance est d’abord un rapport social. Dans un papier, pubié en 1991 dans la revue Genèses, tu invitais d’ailleurs le lecteur à appréhender sérieusement, je cite : « le système objectif des raisons qui structurent les comportements adoptés par les enquêtes confrontés à ‘‘l’offre de parole’’ de l’enquêteur, contribuant ainsi, disais-tu à élucider ce que E. Goffman appelle le ‘‘couplage flou’’ entre l’ordre de l’interaction et l’ordre social ».

Ton intervention et/ou la discussion qui la suivra seront donc l’occasion d’aborder la nécessité de l’analyse méthodique de la situation d’enquête, laquelle, dis-tu est une condition nécessaire à l’intelligibilité des matériaux recueillis et s’avère indispensable à la reconstruction du « système objectif de raisons qui structurent le comportement empirique en toutes circonstances et, en définitive, de mettre en évidence la structure de l’espace des styles de vie de la population étudiée ». Elle sera peut-être aussi l’occasion de se saisir de certaines questions vives ayant trait à l’ethnocentrisme de classe ou à l’épistémocentrisme ou encore de la nécessité de la réduction entre le sens pratique et la connaissance de la raison théorique.

 


Séance 3 – Vincent De GAULEJAC : L’approche clinique en sciences sociales.

 

INTRODUCTION FG : Nous recevons aujourd’hui Vincent de GAULEJAC qui est professeur de sociologie au sein de l’Université Paris VII – Diderot  et que je remercie bien évidemment vivement d’avoir accepté notre invitation. Vincent de GAULEJAC est fondateur et directeur du Laboratoire de Changement Social à Paris VII ; Membre fondateur de l’Institut International de Sociologie Clinique et auteur de nombreuses publications sur et de sociologie clinique ; je ne citerai, ici que les ouvrages les plus récents car la liste est longue :

  • Laboratoire de Changement Social : 40 Ans d’Histoire (2013)
  • La recherche clinique en sciences sociales (2013)
  • Intervenir par le récit de vie (2013)
  • La sociologie clinique : Enjeux théoriques et méthodologiques (2012)
  • L’histoire en héritage (2012)
  • Manifeste pour sortir du mal-être au travail (2012)
  • La recherche malade du management (2012)
  • Itinéraires de sociologues : Histoires de vie et choix théoriques en sciences sociales (2012), etc.

Alors si nous avons demandé à Vincent de Gaulejac de nous faire présentement bénéficier de ses lumières, c’est parce qu’il nous a semblé tout à fait intéressant, dans le cadre de notre réflexion collective sur les marges, de pouvoir discuter de ce courant de recherche dont il est l’un des principaux animateurs en France, mais aussi au sein d’institutions scientifiques internationales, à savoir la sociologie clinique. Pourquoi la sociologie clinique devrait-elle retenir notre attention ? Eh bien sans doute pour de nombreuses raisons dont on va découvrir l’ampleur au cours de l’intervention de notre invité, mais peut-être peut-on d’ores et déjà pointer quelques éléments d’évidence. J’en citerai quatre, mais il y en a évidemment d’autres :

-En premier lieu, me semble-t-il, parce que la sociologie clinique s’inscrit dans une démarche assurément critique sur laquelle je ne vais pas revenir dans le détail, mais en précisant juste qu’elle s’efforce de vouloir mettre au jour, décrire, analyser, comprendre et évaluer des ordres sociaux qui impactent négativement le vécu des sujets sociaux, qu’elle se fonde sur un double élan à la fois dialectique et interdisciplinaire, qu’elle à avoir avec la réflexivité, la praxis et le rejet du principe de neutralité axiologique qui oppose artificiellement l’objectivité à l’engagement, et enfin, pour toutes ces raisons, qu’elle entretient une solidarité de principe avec le progrès social. J’en profite d’ailleurs au passage pour faire un peu de pub et vous signaler la sortie de chez l’imprimeur de l’ouvrage De quoi la critique est-elle le nom ? dans la Collection MediaCritic, chez Mare & Martin, lequel sera dans toutes les bonnes librairies et pharmacies à partir de la mi-janvier 2014. Vous y trouverez l’essentiel du contenu du séminaire éponyme qui s’était déroulé en 2012 ici même…

-En deuxième lieu parce que la sociologie critique s’efforce de mettre en évidence la pluralité des formes structurelles de domination, laquelle dépend des singularités plurielles de sujets sociaux et des situations concrètes qui cadrent leurs assujettissements, leurs actions, mais aussi les manières qu’ils ont de s’en sortir. Évitant le subjectivisme, tout comme le fétichisme holistique (Brohm, 2003), la sociologie clinique envisage les faits sociaux comme historiquement et socialement ancrés au sein d’un « général ». Elle adopte donc un point de vue qui recontextualise des faits sociaux dans une structure sociale globale, mais les envisage aussi comme des singularités porteuses de cette structure du tout. L’idée est donc d’articuler les déterminations sociales et les structures objectives de la domination à la partie existentielle de ces déterminations sociales, à leurs subjectivations. Si l’on voulait faire rapide on pourrait dire qu’il s’agit de retisser les rapports entre objectivité et subjectivité ou pour parler comme Habermas, de prendre en compte avec un égal intérêt mondes vécus et système afin d’évaluer les déclinaisons variables des rapports qu’ils entretiennent dans un « général particularisé » qu’incarne toujours un objet de recherche.

-En troisième lieu, la sociologie clinique entre dans le réel par la porte de la souffrance et s’avère en cela proche d’autres modèles d’analyse qui nous sont familiers, comme la Théorie critique qui a également pour fil rouge la souffrance et la pathologie sociale. La sociologie clinique envisage en effet les processus de subjectivation dans leur relation aux souffrances qu’ils provoquent, du fait que ceux-ci se déroulent dans le cadre d’un système normatif qui pèse fortement sur les sujets sociaux et les assujettit, c’est-à-dire tend à les constituer comme sujets obéissants et consentants. Symptôme lié à la production d’une normalisation qui contraint, oblige et extorque agréments, assentiments et ajustements au système, la souffrance est le signe d’expériences négatives que d’aucuns qualifient de « pathologies » et qui s’opposent à d’autres normes définissant ce que devrait être une « vie bonne », permettant notamment la construction d’un rapport à soi autonome et une individuation émancipée. Autrement dit, la normativité dominante impose une normalité aux existences qui depuis d’autres référents normatifs (ceux de la critique) s’avèrent éminemment « a-normales », pathogènes, cause d’une souffrance et d’une négativité qui affaiblit le sujet social, mais peut aussi, sous certaines conditions, lui conférer la volonté de s’indigner, de résister, de lutter contre ces logiques visant à contrarier sa puissance potentielle et pour l’instauration de nouveaux rapports de valeur et de nouvelles normes de vie. La démarche clinique épouse me semble-t-il également cette mission : armer intellectuellement les sujets sociaux pour faire face aux situations d’amoindrissement de la personne, mais peut-être aussi affectivement. C’est là peut-être la spécificité de la clinique au sein du continent critique. La critique se pense généralement comme un moment spécifique du travail de la raison en tant qu’il serait un préalable à l’action (prise de conscience, rendre la réalité inacceptable), une sorte de politique ou de realpolitik de la raison. La clinique, tout en ne s’opposant pas à ce principe, propose de surcroît une praxis qui se ressourcerait aussi dans une politique du sensible pour le formuler « à la Rancière », de l’affectivité. Se saisir du monde, le transformer, viser l’émancipation a sans doute à voir avec un changement opérant à la fois dans l’ordre de la connaissance, du sensible et de la stratégie. Et peut-être pourrait-on faire l’hypothèse que la clinique serait particulièrement utile à la critique en faisant le lien entre les deux premiers points.

-Enfin en quatrième lieu, la sociologie clinique nous intéresse parce qu’elle propose une réflexion méthodologique importante et que la chose nous intéresse au premier chef dans le cadre précis de ce séminaire. Le positionnement clinique porte des enjeux méthodologiques particuliers qui certes ne lui sont pas exclusifs, car ils sont ceux des épistémologies critiques, mais ils invitent à s’interroger de manière tout à fait centrale sur des questions :

  • liées à l’implication du chercheur et à ses intérêts de connaissance,
  • liées au rapport qu’il entretient aux formes d’action pratique,
  • liées au rapport entre engagement et distanciation,
  • liées à la réflexivité entendue comme dialectique entre analyse des données et analyse des conditions de production de ces données,
  • ou encore liées aux situations de transfert et de contre-transfert
  • ou au souci de l’enquêté et de la restitution suspensive.

S’agissant des dispositifs d’enquête, la sociologie clinique mobilise des appareils de preuve qui s’ils ne sont exclusivement préemptés par elle, sont toutefois peut-être davantage utilisé qu’ailleurs : les récits de vie, les approches biographiques, les récits de pratiques, les carnets de bord, l’objectivation immersive et participante.

 


Séance 4 – Pierre VERDRAGER : De la marginalité artiste : réflexions à partir de Ce que les savants pensent de nous.


Séance 5 – Gisèle SAPIRO : Comparaisons et échanges culturels.


Séance 6 – Bernard LAHIRE : De l’intérêt d’une sociologie expérimentale.

INTRODUCTION FG : Tout d’abord bienvenue à toutes et à tous pour ce tout dernier rendez-vous du séminaire « Penser les marges : aspects méthodologiques ». Le séminaire prend donc fin aujourd’hui, remplacé à partir du 28 février par un autre séminaire qui aura lieu à la même heure et au même endroit, mais sur une toute autre thématique puisque nous y traiterons des approches matérialistes de la culture et de la communication à partir des productions théoriques d’auteurs critiques marxistes : Lefebvre, Goldmann, Williams, Gramsci, Marcuse, Honneth, Gabel et quelques autres.

Pour l’heure nous avons aujourd’hui le grand plaisir d’accueillir Bernard LAHIRE que je vais avoir l’audace de vous présenter en quelques mots, malgré l’ampleur de la tâche, puisque Bernard LAHIRE est assurément l’un des chercheurs français en sciences sociales parmi les plus productifs, et plus remarquable encore, sans aucun doute parmi les plus intéressants. Bernard LAHIRE est professeur de sociologie à l’École normale supérieure de Lyon depuis 2000 où il a été directeur du Groupe de recherche sur la socialisation pendant 8 ans, avant de devenir directeur-adjoint du Centre Max-Weber, depuis 2011. Il y est aujourd’hui responsable de l’équipe Dispositions, pouvoirs, cultures, socialisations et dirige par ailleurs la collection « Laboratoire des sciences sociales » aux Éditions La Découverte depuis 2002.

En 2012, Bernard LAHIRE obtient la médaille d’argent du CNRS, il est également nommé chevalier dans l’ordre national de la Légion d’honneur sur proposition du Ministère de la Culture, et plus récemment reçoit le « Prix de l’écrit social » pour l’ouvrage « Dans les plis singuliers du social ». Si je me permets de citer ces éléments, ce n’est pas pour faire de Bernard LAHIRE un Mikhaïl KOUTOUZOV de la sociologie, mais pour souligner que parfois le milieu académique ne peut faire autrement que de faire montre de quelque égard vis-à-vis de l’excellence, fut-elle critique.

Outre les très nombreux articles dont Bernard LAHIRE est l’auteur, notre invité à également publié un nombre conséquent d’ouvrages importants dont je me permettrai de ne citer que les plus récents, auxquels je rajouterai ceux qui ont été pour moi des phares pour penser certains faits sociaux à l’aune d’une approche dispositionnelle, revendiquant l’héritage de Pierre Bourdieu tout en en proposant une discussion serrée ouvrant de nouveaux terrains d’enquête et de nouvelles perspectives critiques :

  • L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action (Nathan, 1998)
  • Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques (La Découverte, 1999)
  • Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles
  • À quoi sert la sociologie ? (La Découverte, 2002)
  • La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi (Nathan, 2002)
  • L’Esprit sociologique (La Découverte, 2005)
  • Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire (La Découverte, 2010)
  • Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales (Seuil, 2012)
  • Les Plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations (La Découverte, 2013).

Cet impressionnant engagement dans le champ des sciences sociales est l’expression d’une libido sciendi colossale, peu commune, qui ne cesse de produire d’opus magnum en opus magnum, de précieuses connaissances sur l’éducation, la réussite et l’échec scolaire, les pratiques et les goûts culturels, la création littéraire, mais propose également de très riches et importantes réflexions s’agissant des enjeux épistémologiques, théoriques et méthodologiques des sciences sociales et de la nécessité de l’imagination sociologique.

Cette disposition à la réflexivité scientifique, à l’historicisation de la pratique d’historicisation ou à l’objectivation de la pratique d’objectivation pour paraphraser Bourdieu, a notamment conduit Bernard LAHIRE, au fil des ans, et en héritier hétérodoxe de la sociologie critique bourdieusienne, à développer une théorie de l’action dispositionnaliste et contextualiste qui dans ses premières formulations avait été qualifiée de « sociologie psychologique ».

Je me garderai bien de faire une présentation générale de cette théorie de l’action, me contentant de préciser qu’elle entend porter une égale attention, d’une part, à la pluralité dispositionnelle, à leur genèse, à leurs actualisations, et d’autre part aux contextes de socialisation à l’origine de ces dispositions et aux contextes de leur mobilisation. Le dispositionnalisme lahirien propose de s’intéresser à l’histoire des pratiques sociales : genèse et évolution, en étant particulièrement sensible à l’échelle individuelle du monde social, à la pluralité des schémas d’expériences incorporées, ainsi qu’à la diversité des espaces sociaux arpentés.

Le programme que pose cette approche vise donc à revisiter la dialectique des histoires-faites corps et des histoires-faites choses, de l’intériorisation et de l’extériorisation du social, de l’individu et de la société, dans une perspective moins fermée que celle portée par la théorie de l’ajustement habitus/champ développée par Pierre Bourdieu. L’enjeu est donc de se départir du principe de la formule génératrice surdéterminante qui pourrait éventuellement être considérée comme un cas tout à fait singulier, pour y préférer un dispositionnalisme plus fragile et sensible aux variations des contextes, ce qui semble à tout le moins raisonnable.

Si les dispositions produisent des séries d’attitudes et de comportements, elles ne sont pas pour autant permanentes. Les expériences socialisatrices n’ont pas de caractère cumulatif continu, mais s’actualisent diversement selon les contextes. Le sujet social n’est donc pas réductible à un simple habitus déterminant en dernière instance, et l’ajustement préréflexif d’un corps socialisé à une situation sociale n’est pas automatique. Les dispositions sont conditionnelles, c’est-à-dire modulées diachroniquement par le parcours biographique et synchroniquement par les contextes. Fondamentalement, et je cite là Bernard LAHIRE, on a affaire « à une sorte de processus de rapprochement jurisprudentiel (faiblement instrumenté) du ‘‘cas’’ présent et des ‘‘cas’’ déjà vécus (et qui forment des ‘‘précédents’’), qui rouvre le passé pour résoudre un problème (plus ou moins nouveau pour l’acteur) que la situation présente engendre ou, plus simplement, pour réagir adéquatement à cette situation » (Lahire, 1998 : 82). Aussi, la pratique répond-elle à une pluralité de logiques d’action en évolution qui sont le résultats d’un ajustement entre des situations, des contextes et des schèmes d’action, des manières de faire, de penser, de sentir et de dire plus ou moins adaptées aux contextes sociaux aux sein desquels elles sont potentiellement amenées à servir de ressource.

Ce principe dispositionnaliste/contextualiste, présenté ici au pas de course, façon « record olympique », a également quelque conséquence méthodologique. Il ne saurait être heuristique sans être couplé à une attention particulière portée à la construction des objets de recherche et aux dispositifs d’enquête nécessaires à l’administration de la preuve. Bernard LAHIRE nous invite donc aussi à faire nôtre les nécessités d’une sociologie expérimentale (en tant qu’elle se fonde sur une expérience scientifique), c’est-à-dire à développer une attention réflexive quant aux « outils théoriques et méthodologiques utilisés à propos d’objets empiriques bien délimités, [et] quant à l’inventivité méthodologique ». Notamment, la sociologie expérimentale invite, et je cite une nouvelle fois : « à travailler la variation des échelles d’observation ou des modes de découpage des objets en vue d’engendrer des connaissances spécifiques » (Lahire, 2004 : 49).

Nous avons donc invité Bernard LAHIRE pour qu’il nous parle de tout cela et notamment de la manière d’envisager la nécessaire conciliation entre perspectives critiques et nécessités épistémologiques, car comme il le souligne, je cite de nouveau : « il n’est pas illusoire de vouloir cumuler les deux points de vue en dirigeant l’étude, à partir d’une conception expérimentale, sur des thèmes ou des champs d’intérêts qui appartiennent à l’univers de la sociologie sociale et critique (inégalités, dominations, pouvoirs, stigmatisations, ethnocentrismes…) » (Lahire, 2004 : 55).

Notamment, à la toute fin de la conclusion de ses Portraits sociologiques, un passage m’a toujours fait saliver. Bernard LAHIRE y écrivait ceci : « Un sociologie dispositionnelle devrait ici permettre de mener à bien l’étude des techniques de contrôle et de manipulation d’autrui. En effet, c’est tout un pan de l’anthropologie du pouvoir qui trouverait un terrain favorable à son développement dans une telle perspective. Comme le soulignait Max Weber, toute domination repose sur une part de consentement, d’acceptation ou de croyance favorable du côté des dominés. C’est en partie parce qu’ils ne remettent pas en cause les fondements de la légitimité de la domination qu’ils acceptent le pouvoir qu’on exerce sur eux. Exception faite d’une partie des formes les plus brutales de domination, tout exercice du pouvoir s’appuie donc sur des dispositions non défavorables et parfois même très favorables. On sait que la rhétorique vise, depuis ses origines, à réveiller ou à déclencher les dispositions à croire et à agir incorporées par les auditeurs ou les lecteurs. Rhéteurs hier, publicitaires, idéologues ou conseillers en communication aujourd’hui, prennent ainsi appui sur les dispositions de leur ‘‘publics’’ pour l’émouvoir et le mouvoir dans le sens voulu. La mise en œuvre d’un programme empirique de sociologie dispositionnelle sur l’exercice du pouvoir et la manipulation symbolique serait, de toute évidence, de la plus grande utilité pour déjouer les pièges tendus et contribuer à une bien légitime défense » (Lahire, 2002 : 424).

En proximité avec ce programme empirique de sociologie dispositionnelle portant sur l’exercice de la domination, nous sommes ici quelques uns a être fortement intéressés par la mise en œuvre de ce qui pourrait être décrit comme un programme empirique de sociologie dispositionnaliste et contextualiste des activités critiques de résistance à la domination. Il s’agirait notamment de partir de l’idée qu’il existe différents territoires critiques (une critique gnoséologique, une critique sociale, une critique artiste), lesquels sont arpentés par des sujets qui, la plupart du temps, ont en point de mire l’émancipation, c’est-à-dire l’extension maximale de formes d’autonomie pour eux et pour autrui. L’engagement dans la critique quelle qu’en soit la forme singulière pourrait être alors considérée comme une entreprise de désassujettissement qui aurait partie liée avec des modes de subjectivation tendant à configurer des manières de penser (raisonnements), de ressentir (sentiments) et d’agir (comportements) tendues vers l’émancipation.

Ce sur quoi nous souhaiterions travailler, c’est sur ce rapport libératoire au monde et à soi-même travaillé par des dispositions critiques variées et rencontrant par définition des situations faisant obstacle à la réalisation de ce projet. La critique entendue comme activité générale visant l’émancipation dessinerait donc un répertoire de pratiques sociales variées qui du côté du sujet critique serait vécu comme une « intranquillité » fondamentale. L’intranquillité serait donc le terme générique par le biais duquel nous désignerions dans l’ordre du vécu les désajustements entre dispositions critiques visant des formes d’autonomisation et contextes sociaux portant ces formes de domination qui ne manquent pas de s’exercer notamment sur le sujet critique et contre lesquelles ils luttent (engagement).

Il s’agirait de considérer comment la critique vient au sujet, de considérer la genèse des dispositions critiques, leur diversité, les manières dont elles se couplent, comment elles produisent des changements dans l’ordre intérieur des corps et révisent les structures de sensibilité ajustées à l’ordre social, mais aussi parfois, fort heureusement, comment elles peuvent produire des changements dans l’ordre extérieur des choses contre la production de vies faillies étrangères à elles-mêmes.

Nous voudrions ainsi saisir empiriquement la manière dont certains formes de critiques fournissent un substrat pour l’éclosion de points de résistance qui avant de pouvoir être des projets de portée collective sont avant tout des subjectivités à l’œuvre qui trouvent souvent d’abord à s’actualiser dans des initiatives personnelles, modestes, précaires, d’opposition et d’autoréalisation par délestage progressif d’une subjectivité largement imposée. Pour le dire autrement, il s’agirait de penser la socialisation critique dans ses aspects à la fois génétiques et pragmatiques, d’intériorisation et d’extériorisation.

La chose n’est sans doute pas très claire, je m’en excuse, mais j’ai pris le risque de cet exposé parce qu’il me semble que ce projet de recherche rentre en résonnance avec l’intérêt de votre équipe sur la socialisation des créateurs puisqu’il s’agirait notamment de mettre en relation trajectoires biographiques, dispositions critiques et propriétés de des productions symboliques de certains artistes, et notamment de saisir la manière dont ces productions jouent un rôle dans les processus d’émancipation. Notre sociologie de l’intranquillité a aussi avoir avec l’étude des socialisations politiques, autre thème de votre équipe, dans la mesure où évidemment nous comptons nous intéresser aux militants et aux manières dont ils s’engagent et portent concrètement la conflictualité sociale, mais aussi aux social scientists critiques et aux formes de critique théorique qu’ils produisent. Cet intérêt pour ces différents sujets arrimés diversement à la critique devrait dans un second temps nous amener à une réflexion méso sur la complémentarité des territoires critiques.

Voilà pour ce qui est de nos envies à moyen et long termes. Et pour ce qui concerne nos désirs immédiats, ils tiennent bien évidemment au fait de pouvoir présentement bénéficier de vos lumières.

Lors de la remise de votre médaille d’argent du CNRS vous précisiez ceci : « Il faut privilégier la passion et le travail, l’ascétisme joyeux et le goût de la rigueur, la curiosité et la persévérance, l’amour de la découverte et le sens de l’imagination. La satisfaction liée à la réalisation soignée de travaux scientifiques, au bonheur d’enquêter et d’interpréter peu à peu les traces d’une réalité inconnue, au plaisir de parvenir à mettre au jour et à comprendre des processus ou des structures invisibles ou obscurs : voilà déjà des raisons suffisantes de se réjouir de ce que l’on fait ». À l’évidence, si votre production scientifique nous est si précieuse c’est aussi parce qu’elle participe à armer les social scientists, qui vous lisent et dont nous sommes, de convictions, de satisfactions et de passions joyeuses à relever le pari mélancolique de la critique. Merci d’être venu. À vous merci d’être resté.