Article – Intersectionnalité, consubstantialité, dialectique – La Pensée

La « triple oppression » ou « triple exploitation » est un principe critique qui naît dès les années 1930, de la rencontre du féminisme, des mouvements africains-américains et du communisme, et devient une clé analytique centrale du Black Left Feminism[1]. Il va ouvrir la voie à ce que, dans les années 1970, on décrira alors plutôt comme l’intersectionnalité ; notion qui (ré)émerge au sein des études et des mouvements féministes avec pour caractéristique d’être sensiblement épurée des rapports d’exploitation qui, sans être absents, sont toutefois largement minorés. La lutte des femmes noires s’avère nettement moins mise en lien avec les combats de la classe ouvrière et la critique de l’économie politique. Mais parce qu’elle se préoccupe de la séparation-hiérarchisation de la totalité des individus d’une formation sociale, l’intersectionnalité entend néanmoins placer au cœur de ses analyses l’articulation des rapports sociaux. Elle entend montrer la nécessité d’une prise en compte de la multiplicité-complexité des formes de domination et d’inégalités sociales, ainsi que la variabilité attenante des positions et des identités dominées : « d’un côté, c’est la domination qui est en soi intersectionnelle, d’un autre, ce sont certaines expériences vécues de la domination[2] ». Le postulat central de l’intersectionnalité tient donc à la nécessité de considérer que les sujets sociaux se trouvent, dans leur existence, confrontés à des ordres sociaux qui structurent des situations et des identités qui se trouvent à l’intersection (au carrefour) de divers phénomènes de domination (exploitation, discrimination, oppression). Car « il existe, dans toutes les sociétés humaines, une pluralité de rapports sociaux. […] Aucune de ces sociétés, même les plus simples, ne se laisse réduire à un unique principe de division interne. […] Cela signifie notamment qu’une même relation sociale peut mettre simultanément en jeu, selon une configuration qui demande à être analysée à chaque fois, une pluralité de rapports sociaux[3] » : être une femme noire ou blanche, une personne LGBTQI+ ou occupant un emploi ouvrier détermine par exemple des positions, des dispositions et des prises de position plus ou moins (dis)semblables à l’intérieur même de conditions oppressives similaires (patriarcat, racisme, etc.).

Cet article n’a pas vocation à revenir sur la genèse tant académique que politique de la notion d’intersectionnalité[4], ni encore à dresser un bilan des débats et controverses internes qui accompagnent son déploiement. Il existe aujourd’hui une multitude d’anthologies, de notices de dictionnaire et de travaux de synthèse d’un grand intérêt, rédigés par des mains plus éminentes et expertes. Ils dressent des revues de la littérature fort pourvues et documentent avec précision l’histoire des collectifs politiques qui ont joué et jouent toujours une part active dans la mise en pratique et l’évolution de la notion[5]. Nous souhaiterions, plus modestement, dans le sillage des travaux de Danièle Kergoat rappelant l’importance des rapports sociaux et des déterminations de classe[6], planter quelques jalons nous permettant d’avancer vers ce que nous nous proposons d’appeler une épistémopolitique de la totalisation intersectionnelle. Appréhendé depuis une démarche dialectique, le principe d’intersectionnalité nous semble pouvoir devenir une clé importante de reconfiguration de l’élaboration théorique critique, tout en fournissant les bases d’une relance de l’intervention politique. Les lignes qui suivent en proposent une esquisse.

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[1] Grégory Bekhtari, « Au commencement était la classe. Femmes noires et Black Left Feminism aux États-Unis des années 1930 aux années 1960 », 20 & 21 – Revue d’histoire, n° 146, 2020, p. 81-94.

[2] Elsa Dorlin, « Vers une épistémologie des résistances », in Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, PUF, 2009, p. 12.

[3] Alain Bihr, « Sur les rapports sociaux et leur articulation », À L’encontre, 2011, https://alencontre.org/debats/sur-les-rapports-sociaux-et-leur-articulation.html.

[4] Kimberlé W. Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, n° 140, 1989, p. 139-167 ; « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, vol. 43, n° 6, 1991, p. 1241-1299 ; Combahee River Collective, « Déclaration du Combahee River Collective », Les Cahiers du CEDREF, n° 14, 2006, https://journals.openedition.org/cedref/415 ; Elsa Dorlin (ed.), Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, L’Harmattan, 2008.

[5] Patricia Hill Collins, Sirma Bilge, Intersectionnality, Polity Press, 2016 ; Kathy Davis, « L’intersectionnalité, un mot à la mode. Ce qui fait le succès d’une théorie féministe », Les Cahiers du CEDREF, n° 20, 2015, https://journals.openedition.org/cedref/827 ; Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe…, op. cit

[6] Danièle Kergoat, « Penser la complexité : des catégories aux rapports sociaux », La Pensée, n° 407, 2021, p. 127-139 : https://www.cairn.info/revue-la-pensee-2021-3-page-127.htm