Projet de recherche – Tomorrow’s Warriors : construction d’un front culturel de résistance populaire par l’improvisation – TOWA


Présentation du projet scientifique 
: le projet TOWA s’inscrit dans la continuité de recherches menées antérieurement et portant sur la rencontre du jazz, des musiques improvisées et des formes politiques de subjectivation critique : notamment, une série d’entretiens semi-directifs réalisés en 2015 (15 entrevues filmées non exploitées à ce jour) auprès de musiciens de jazz français (Henri Texier, Louis Moutin, Michel Portal, etc.) et une ethnographie au long cours sur l’expérience uzestoise « d’invention d’une ruralité critique » portée par Bernard Lubat et les membres de sa compagnie, autour des arts de l’improvisation (terrain toujours en cours depuis 2015 – trois ouvrages publiés à ce jour sur cette question : Granjon, 2016, Denouël, Granjon, 2018 ; 2019). Il s’agira, ici, de documenter une expérience inédite de formation à l’improvisation musicale, considérée comme ressource politique. Le titre du projet (Tomorrow’s Warriors) reprend le nom de l’expérimentation menée ces trente dernières années (création en 1991) dans les quartiers populaires à l’est de Londres par Janine Irons et Gary Crosby (https://tomorrowswarriors.org ; http://podcast.open.ac.uk/ouresearch/podcast-OU-research-learning-to-groove).

Un objet de recherche original

Tomorrow’s warriors n’est pas (qu’)une école de musique, contrairement à ce qui est souvent avancé à son propos. Ses initiateurs s’en défendent. Ils décrivent leur initiative comme un programme (gratuit ! Ledit programme se finance essentiellement grâce à une subvention de l’Arts Council England et par des dons) d’acculturation à la culture jazz entendue comme culture de résistance, qui n’a pas grand-chose à voir avec les mondes du jazz « masculins, blancs et bourgeois ». Si proposer une « éducation créative » (notamment, via un travail avec les écoles), faire découvrir le jazz au plus grand nombre et faciliter l’insertion dans le circuit professionnel des plus doué.e.s, sont trois des objectifs de Tomorrow’s warriors, il en est un autre, plus fondamental, qui consiste à faire de la pratique de l’improvisation une disposition critique et un principe de revendication de la diversité et de l’inclusion, notamment quand on est issu des classes populaires, de l’immigration et que l’on est une femme (« transformer la vie des générations futures en augmentant les opportunités, la diversité et l’excellence dans et à travers le jazz»). Tomorrow’s warriors est donc un espace d’expression musicale, artistique, mais, plus largement encore, un lieu où chacun peut être entendu sur et hors scène (« tout le monde peut y parler et échanger librement, exprimer et partager ses opinions »). Il est aussi une communauté solidaire et collaborative au sein de laquelle les plus ancien.ne.s prennent en charge la formation des néo-arrivants (« créer un héritage positif »), leur transmettent leurs savoir-faire (« Once a Warrior, always a Warrior! ») et les acculturent à l’état d’esprit maison, insistant au moins autant sur le traitement égalitaire des personnes et sur l’individuation émancipatrice (« Nous sommes passionnés par l’expression de soi individuelle ») que sur la manière de placer un blue note ou jouer un « II-V-I ». Les principes de la Relation et de la créolisation chers à Édouard Glissant sont ici mis en pratique dans un « mélange de délibération et d’improvisation, qui nécessite la confiance dans les autres » : « Les musiciens et les membres du public sont incroyablement solidaires et encourageants pour tous les musiciens, quelle que soit leur expérience. C’est un aspect incroyablement important de cette scène, à mon avis, car aider les musiciens à se sentir à l’aise pour improviser dans un groupe peut apporter tellement de joie à tant de gens, et évite potentiellement de décourager certains d’assister à des jam sessions ou de jouer de la musique sérieusement ».

Une problématique générale :  l’improvisation comme techniques politiques de soi

L’art en tant qu’il est critique, comme c’est le cas dans le contexte de Tomorrow’s warriors tente de lever le voile de la mise en acceptabilité d’un monde aux ordres qui ne dit pas toujours son nom. Il est en cela un « dérangement de l’ordre où nous étouffons » (Bataille, 1988). Plus encore, il esquisse des lignes de fuite imaginaires, prend ses distances avec la « réalité » et fait œuvre de « vérité » en désajustant momentanément les correspondances entre des façons d’être, de penser et d’agir et les nécessités présentes auxquelles elles correspondent. En d’autres termes, l’art véritable contribue à mettre en énigme le quotidien – à l’instar du travail des sciences sociales, mais depuis une perspective propre –, à « changer les consciences » (Marcuse, 1979), mais aussi à travailler les sensibilités et les imaginaires dans un sens qui vise à éloigner les sujets sociaux de leurs rapports aux mondes habituels : « négation déterminée de la société déterminée » (Adorno, 1974 : 299). Son efficience propre – un doute sur l’ordre du monde et une mise en marche – reste incertaine et, quand elle semble avoir eu quelque conséquence, elle n’est évidemment jamais la cause sans reste de l’impulsion libératoire. 

Cette recherche d’une efficace perturbatrice se trouve également au cœur de l’improvisation, art de l’éphémère et du pari dont le principe est d’expérimenter des intervalles (Badiou, 2013), c’est-à-dire de faire l’expérience de situations où s’ouvrent des possibles non prévus. L’improvisation exprime une poétique de la rupture (Mansour, 2012), ébauchant « non l’irréalisable, mais l’irréalisé » (Lachaud, 2015 : 26), où se manifeste, se donne à voir, à sentir et à entendre, l’exercice d’une liberté plus ou moins audacieuse. « L’improvisation, affirme Bernard Lubat, c’est prendre le maquis » ; manière de signifier qu’il s’agit de résister en s’éloignant des espaces de consentement qui réifient, ainsi qu’en travaillant son opacité, son équivocité. Aussi, l’improvisation peut-elle êtreconsidérée comme un art « à vivre » qui, s’il n’est pas l’organisateur principal du changement, peut en être néanmoins, considère-t-on, l’un des ingrédients. En certains cas, il peut même s’avérer essentiel : là où, par exemple, les critiques sociale et théorique ont peu de chance de pouvoir jouer un rôle premier dans l’armement et l’expression des révoltes, dans la mesure où les conditions de possibilité de leur existence et de leur ascendant peuvent ne pas être réunies (censure, dépolitisation, résignation, faible niveau d’alphabétisation, etc.).

L’improvisation nécessite des individualités singulières, mais le produit de leur rencontre est toujours une émergence pour partie inattendue en ce qu’elle dessine un commun qui ne se confond pas avec la somme des singularités individuelles dont il est issu. L’improvisation dessine en cela des politiques qui font travailler ensemble les différences individuelles dans une action conjointe mise en publicité. L’« identité » de chacun constitue alors la matière première à des actions communes qui la transcendent et font retour sur elle en la certifiant nécessaire tout en démontrant qu’elle ne saurait constituer, seule, le principe de l’agir-ensemble qu’elle a contribué à faire émerger. L’agir improvisé est donc aussi ce par quoi se forge un sujet politique, lequel ne saurait seulement se résumer à l’individualité idiosyncrasique (ou à l’identité atavique) qui se trouve pourtant à son fondement. L’improvisation se présente ainsi comme une « éduc’action » qui fait de l’agir-ensemble la clé essentielle de la subjectivation et de la construction politiques (Tassin, 1997). Nous y voyons également, et complémentairement, une forme de parrêsia permettant d’aller à la découverte de soi et de reconnaître le rôle que l’autre joue dans le fait que le Je(u) advienne.

Autrement dit, l’improvisation est une mise en Je(u) de soi permettant de se sortir des « cadences » de la musique et de la vie. Elle se présente donc comme un « art de vivre libre » (Patlotch, 2003), une maïeutique permettant d’aller à la découverte d’un soi que l’on ne connaît pas nécessairement bien – i.e. de se différer –, dans la mesure où celle-ci oblige à des réactions qui ne peuvent être réellement prévues à l’avance. Elle est une « expérience de quelque chose à vivre » (Quan Ninh, 2010 : 6), une relation poétique qu’il faut nécessairement éprouver pour en considérer la portée et par, conséquent, elle se présente aussi comme « une disposition à entretenir sa propre vitalité » (Quan Ninh, 2010 : 27). À cet égard, l’improvisation est une pensée-pratique de l’errance, de l’exil intérieur ; non pas « l’éperdue pensée[-pratique] de la dispersion mais celle de nos ralliements non prétendus d’avance, par quoi nous migrons des absolus de l’Être aux variations de la Relation, où se révèle l’être-commun-étant, l’indistinction de l’essence et de la substance, de la démesure et du mouvement » (Glissant, 2009 : 61). Il s’agit en quelque sorte de laisser la place au précipice de chacun, à son ignorance, sa connaissance, ses peurs, ses désirs, ses habitudes, son imagination ; de tout prendre et de ne rien épargner. 

L’improvisation peut être alors envisagée comme relevant d’une « esthéthique » de l’existence (Foucault, 2001a) visant l’auto-transformation, l’institution de soi, un exercice de soi sur soi, via l’autre, en opposition à des normes qui obligent à rester dans l’immobilité de ce qu’on est tel que la société nous a fait. Elle serait ainsi, comme une esthétique-éthique du refus, certes personnelle, « mais toujours adossé[e] à un souci du monde » (Macé, 2016 : 224). Par ailleurs, « Si rien n’est vrai, [mais que] tout est vivant » (Glissant, 2009 : 104), la vérité de soi ne se trouverait pas tant dans une immuabilité ontologique que dans la capacité à se mettre en Je(u) sur une scène collective en explorant des vies singulières, en créant de la différence, de l’altérité, un mouvement qui ne relève jamais de l’identique, mais toujours du Divers, de la variation, même la plus infime (métastabilité), c’est-à-dire ce par quoi la vie administrée peut se fissurer et ouvrir les voies à des imaginaires et des actions alternatifs : « une puissance morale et politique d’écartement » (Macé, 2016 : 225). Dans cette perspective, l’improvisation serait « une matrice pratique de l’expérience de soi » (Foucault, 2015 : 88) mêlant souci de soi – epimeleia heautou –, souci des autres et souci du monde. Le soi se définit non par une fixité, mais, a contrario, par un mouvement, une Relation : « ce n’est pas quelque chose de structuré, qui est donné au commencement [mais] certaines relations à soi-même » (Foucault, 2015 : 117). Et cette relation à soi est nécessairement aussi une relation aux autres. 

À l’instar d’Ernst Bloch (1977), pour qui la musique est une forme d’anticipation d’une vie qui ne serait plus mutilée, l’improvisation  se présente comme un aperçu de la puissance nécessaire à l’actualisation d’un futur espéré, lequel s’incarne au présent dans un choix d’existence. Elle est ce par quoi il devient possible de faire de sa vie une œuvre, non dans le sens d’une esthétisation stylistique de son existence, mais dans celui d’envisager le soi comme une structure éthique de personnalité à l’œuvre : non une subjectivité préalablement définie et vers laquelle il faudrait tendre ou qu’il faudrait retrouvée – fut-elle critique –, mais plutôt un processus de subjectivation à conquérir en permanence sur le prescrit, l’attendu, le tolérable et leurs contradictions. « Le soi, c’est une œuvre d’art. C’est une œuvre d’art qu’on a à faire, et qu’on a en quelque sorte devant soi. […] Le soi est donc une création, une création de soi-même : on se fait son propre soi » (Foucault ; 2015 : 155). Autrement dit, l’improvisation relève d’une forme de parrêsia. Elle se conçoit comme un travail de constitution de soi, mais également comme une pratique de véridiction qui enjoint à prendre le risque de dire la vérité de soi, des situations et de pousser les autres à faire de même, c’est-à-dire se construire au risque de la violence de la Relation et plus précisément de ses potentielles contradictions, c’est-à-dire du développement de propositions en tension, mais néanmoins dépendantes les unes des autres. L’improvisation parrèsiastique est un courage « dont la forme minimale consiste en ceci que le parrèsiaste risque de défaire, de dénouer cette relation à l’autre qui a rendu possible précisément possible son discours » (Foucault, 2009 : 13). 

L’improvisation exprime alors, à l’instar du théâtre de Jean Genet commenté par Lucien Goldmann, « la dimension du possible et du dépassement » (1971 : 93). Sa fonction critique tient ainsi, tout autant au travail de relativisation, voire de sape des ordres musicaux qu’elle permet, qu’à ce qu’elle montre en acte des alternatives et du désordre sensible qu’elle produit. Travail esthétique du négatif et critique pratique de l’existant, elle est, dans le même mouvement, une actualisation positive de possibles « non conformes ». L’improvisation est en ce sens un improbable qui ne cesse d’advenir, de surgir, qui fait événement. Elle se fait ouverture d’intervalles de dignité permettant de « tenter la possibilité d’un sculpture de soi » (Quan Ninh, 2010 : 37) et démonstration singulière de la possibilité d’alternatives. Mais l’improvisation est aussi la monstration de la compétence à produire ces alternatives, ainsi que l’attestation de la nécessité d’avoir à s’engager pour arriver à ces alternatives. L’improvisation parrèsiastique est un cadre pour « se devenir et s’apprendre ». C’est une éducation à l’individuation intranquille, celle d’avoir à produire ses propres (impro)visions ; l’intranquillité d’avoir à détruire en soi ce qui nous rappelle à l’ordre, d’avoir à s’exiger un impossible présumé que l’on croît hors de portée et donc à s’engager. Si l’improvisation semble déterminer une expérience « de liberté d’action, de spontanéité, d’inconnu » (Portal in Levaillant 1996 : 59), nombre de musiciens en rendent également compte comme l’expression d’une vérité provisoire de soi qui naîtrait du partage du chaos de la pratique. Lê Quan Ninh évoque ainsi ces « moments où dans la présence de tout ce que je perçois je m’aperçois d’un équilibre, d’une stabilité entre mon corps au travail et mon esprit en éveil, qui les mêlent et les confondent » (2010 : 19). De même, le saxophoniste Ronnie Scott avance : « Quand l’inspiration, le duende, quel que soit le nom que vous lui donniez – une heureuse conjonction de conditions, d’événements et d’attitudes – est là, on se sent bien. On a l’impression que ce qu’on devrait être, on l’est vraiment. Ou quelque chose d’approchant » (Scott in Bailey, 1999 : 68). L’improvisation permettrait donc d’occasionner une eurythmie des pratiques, des passions et des affects. Cet accord avec soi et avec les autres n’est toutefois qu’un moment d’un rapport bien plus heurté aux choses et qui caractérise le chemin qui nécessite toujours d’être parcouru pour y arriver. L’improvisation n’est donc pas seulement un comportement musical. S’y forger revient également à s’armer « pour la vie », comme en témoigne les travaux de Matthieu Saladin sur les groupes européens d’improvisation libre : « L’invention de soi représentait un mode d’être par lequel les musiciens s’interrogeaient sur leur rapport au musical, mais aussi plus largement sur la société dans laquelle ils vivaient et qui les avait en partie formés en tant qu’individus. Ils mettaient par là en question, à travers leur musique, ce qui les constituaient culturellement et sociohistoriquement. Les nouveaux modes de création sonores qu’ils expérimentaient collectivement avaient à la fois pour but tacite de créer de nouvelles relations entre les sons et d’engendrer de nouveaux rapports entre les musiciens eux-mêmes » (2014 : 46).

Mais au-delà des musiciens eux-mêmes, le geste improvisé parrèsiastique en tant qu’il est une adresse à des publics peut avoir une portée politique plus étendue. « Que faire pour que d’autres en viennent aussi à faire [et] à être », s’interroge Alfred Willener à propos de la portée sociale et politique de l’improvisation (1973 : 236). Cette dernière est en effet, la plupart du temps, aussi une adresse à des publics dont il semble évident d’avoir à questionner la portée effective. Il s’agit donc de faire art en essayant que les publics se saisissent du moment, non pas « à leur manière » – c’est-à-dire en conformité avec ce qu’ils croient être ou devoir sentir/penser –, mais précisément, depuis des appuis qui ne sont pas ceux culturellement appris et depuis lesquels ils ont l’habitude de réagir. Autrement dit, il s’agit de ne pas se conformer à l’expérience spectatorielle commune des publics, laquelle reste largement indexée à la rationalité marchande. La chose est d’ailleurs d’autant plus importante si l’on considère, à l’instar de Theodor W. Adorno, que l’art ne résiste que par la forme – « et rien d’autre », ajoutait-il (1998 : 289). Parier sur la pleine efficace d’un art critique nécessite donc de modifier les modalités de sa réception en essayant de désajuster structures institutionalisées de diffusion et dispositions incorporées de réception. Aussi s’agit-il d’inventer un art de la diffusion de l’art relevant, lui aussi, d’une forme de parrêsia en ce qu’il doit servir à « demander aux interlocuteurs de rendre compte d’eux-mêmes [et doit les conduire] effectivement à la découverte qu’ils sont bien obligés de reconnaître eux-mêmes qu’ils ont à se soucier d’eux-mêmes » (Foucault, 2009 : 146).

Dans le cadre du projet TOWA, nous considérons donc l’improvisation comme une manière de se « constituer en tant que sujet éthique » (Foucault, 2015 : 115). Parrêsia tenant donc, en premier lieu, à la sphère de l’éthique personnelle, elle n’est toutefois pas étrangère à une pratique politique désindividualisée, c’est-à-dire à l’organisation d’un commun en partant du « chaos absolu de différences » (Arendt, 2014 : 168). À leur manière, les acteurs de Tomorrow’s warriors en tant qu’« êtres différents » et cultivant leurs singularités d’artistes et de citoyens semblent vouloir développer un « style d’existence » qui est un témoignage par la vie manifestant « directement, par sa forme visible, par sa pratique constante et son existence immédiate, la possibilité concrète et la valeur évidente d’une autre vie, une autre vie qui est la vraie vie » (Foucault, 2009 : 170). Ils forment ainsi une communauté qui, de par l’existence même qui est la sienne, tend à donner témoignage de ce qu’est l’art de l’improvisation dans sa vérité, et porte, par là, une charge politique spécifique (biopolitique) : « l’art est capable de donner à l’existence une forme en rupture avec toute autre, une forme qui est celle de la vraie vie » (Foucault, 2009 : 172). L’improvisation parrèsiastique établit bien au réel « un rapport qui n’est plus de l’ordre de l’ornementation, de l’ordre de l’imitation, mais qui est de l’ordre de la mise à nu, du démasquage, du décapage, de l’excavation, de la réduction violente à l’élément de l’existence » (Foucault, 2009 : 173). 

L’improvisation est, en cela, une pratique de liberté qui (se) donne à voir et à entendre, au travers des propositions artistiques dont elle est au principe. Elle se fait « mise en scène » d’un politique (une politique de la scène et de la vie) et se présente comme un modèle d’une pratique cumulée de liberté qui produit de la différence, transforme l’individu, sans que le fruit de cette transformation ne soit prévisible à l’avance et sans qu’il soit à même de produire un processus plus large de libération. De facto, l’art critique de Tomorrow’s warriors se heurte à la difficulté d’avoir à transformer l’improvisation parrèsiastique en une modalité/nodalité organisée dans un rapport de forces déterminé. Or sa nature même, installant le sujet « dans le mitan instable de toute chose » (Ménil, 2011 : 241), rend cet effort difficile. Non que celle-ci ne soit pas politique – elle l’est –, mais parce que la liberté critique qu’elle promeut tient singulièrement d’un détachement des formes organisées. Il s’agit en effet de ne jamais céder complètement aux formalismes – fussent-ils critiques – qui sont toujours l’expression d’un ordre, de normes, de procédures qui figent pour partie les manières d’être, d’agir et de penser par l’énoncé d’attendus qui font règles et auxquels il serait utile, intéressant, voire nécessaire de se plier. 

Dans le cadre de Tomorrow’s warriors, on rêve l’irruption de sujets politiques imprévisibles, on travaille même à les faire émerger en « dissipant les ‘‘passions tristes’’ (Spinoza), [en composant] des rapports neufs avec le monde, de joie, de jeu, d’émulation, d’amour » (Moussaron, 2012 : 108), en portant haut les principes de la Relation et de ses incertitudes, en accordant « l’imaginaire de l’imprévisible avec les nécessités du faire et de l’agir » (Glissant, 2009 : 108), en tentant de penser ce qui pourrait être décrit comme une pluriversalisme, c’est-à-dire l’existence « d’un monde où de nombreux mondes aient leur place » (Garcia, 2015 : 115) et nous garderaient « d’être persuadés d’une essence ou d’être raidis dans des exclusives » (Glissant, 1997 : 26). Cette éthique poïélitique qui porte la nécessité de formes de vie composites est assurément un pari mélancolique (Bensaïd, 1997) qui s’incarne dans un désir de transformation de soi, des autres et du monde qui passe par des conflits à proprement parler politiques. Résolu, convaincu, il n’en reste pas moins traversé par une intranquillité fondamentale qui prend pleine conscience de la fragilité des personnes, des luttes qu’ils mènent malgré elle et de l’héritage des vaincus. L’improvisation parrèsiastique peut paraître éloignée, à première ouïe, de cet élan mélancolique ; elle en est pourtant l’expression singulière dans l’ordre de l’art et de la Relation, puisqu’elle fait fond sur un imprévisible et parie sur des potentialités libératoires qu’il resterait à mettre « à l’œuvre », c’est-à-dire à faire vivre en chaque individu, puis en une praxis collective. Sans doute s’agit-il là d’un optimisme de la volonté, mais celui-ci n’a, pour autant, rien du décret arbitraire ou de l’avant-garde morale.

Il contribue, à sa manière – i.e. modestement –, à entretenir une certaine « folie d’être » (de Certeau, 1993 : 222), à valoriser le risque d’exister et à maintenir possible un avenir commun en faisant « surgir la différence comme pouvoir de révision des normes, […] impliqu[ant] que les liens de l’individuel et du collectif ne soient pas scellés par un impératif de conservation ou de répétition sociale, mais donnent lieu au contraire à des renouvellements minoritaires » (Le Blanc, 2014 : 64). C’est bien là une (impro)vision politique qui met au cœur de son principium le fait que chaque individu se révèle à soi et aux autres (se singularise) comme sujet politique (et comme artiste d’exécution initiateur d’actions « concertées » – Arendt, 1972) par la manière qu’il a d’agir avec, contre et devant les autres, sur scène, dans les coulisses et dans la vie. C’est dans et par l’action que née l’ouverture à l’altérité et au Tout-monde glissantien – dont Alain Ménil précise qu’il est « moins l’objet d’une expérience que l’énoncé d’un projet (2011 : 575) – qui, pour se faire espace de concitoyenneté, doit passer par la construction, en chacun de ses archipels, d’espaces d’apparition et d’action. Tomorrow’s warriors est sans doute un de ces îlots (un lieu) et montre que pour passer de l’agir-ensemble au vivre-ensemble, il faut à la fois faire place aux identités spécifiques tout en se donnant les moyens de les « dépasser » sans les araser, par l’invention d’un monde commun solidarisant les différentes vivacités critiques du réel. Le projet TOWA a précisément vocation à décrire, expliquer, comprendre et évaluer ces formes d’invention de soi et de construction d’un front culturel de résistance populaire (Granjon, 2016) portées par l’improvisation.

Apport scientifique attendu, avancée par rapport à l’état de l’art dans le domaine

L’apport principal du projet TOWA tient au fait de documenter un triple phénomène social que l’on pourrait résumer par l’émergence d’un front culturel de résistance populaire (Granjon, 2016). L’initiative Tomorrow’s Warriors est, en premier lieu, comme nous l’avons déjà souligné, une instance de formation musicale initiant une certaine jeunesse londonienne, populaire, fortement féminisée et souvent issue de l’immigration, aux esthétiques et aux pratiques de l’improvisation pensées non pas d’abord comme activités artistiques, mais plutôt comme techniques politiques de soi. Il s’agit donc, sous cet angle, de la mise en place de procès d’individuation et de subjectivation à visée émancipatrice, se rapprochant des attendus d’une éducation populaire critique. Dans une deuxième temps, dans le sillage de ces expériences de pédagogies critiques ayant rencontré un franc succès, une scène musicale alternative (Straw, 1991 ; 2012 ; Cohen, 1991) a littéralement émergé à Londres (la « South-East London music scene ») qui, si elle résonne indéniablement avec les idiomes du jazz et de la musique improvisée, revendique néanmoins son autonomie par rapport aux « mondes de la musique ternaire » les plus institutionnalisés. Les musiques, les groupes, les lieux de concerts, les médias et les publics qui gravitent autour de cette nouvelle scène tendent à renouveler les esthétiques (créolisées, mâtinant notamment musiques du monde – afro-beat, musiques caribéennes, etc. –, musiques urbaines – rap, rock, électro, etc. – et jazz), les pratiques instrumentales (le collectif y règne en maître sans étouffer les individualités) ou encore le rapport à l’écoute (la réception passe davantage par le corps et la danse). Ces manières de faire dessinent – et c’est là le troisième élément – une forme singulière de critique esthético-politique dont il pourrait être avancé qu’elle est d’inspiration intersectionnelle (Granjon, 2023), particulièrement attentive aux rapports sociaux de classe, de « race » et de genre et trouvant à construire, sur cette base, des cultures et des espaces publics oppositionnels (Negt, 2007 ; Attias, 2015). Saisir au plus près des pratiques concrètement déployées ce front culturel de résistance populaire nécessite de faire un sort à la division sociale du travail universitaire et de mettre en œuvre une véritable interdisciplinarité, mobilisant les apports de travaux variés portant sur l’éducation populaire, l’action collective, les musiques populaires ou encore les politiques culturelles. C’est à ce prix qu’il est possible de rendre compte et d’éclairer ce fait social, autrement qu’avec les outils conceptuels communément appliqués pour décrire ce type de phénomène (contre-culture, sous-culture, communautés, mondes de l’art, etc.) et de se donner les moyens d’appréhender dans toute leur complexité ces dynamiques plurielles à la base desquelles se trouve l’improvisation, qui conjoignent l’individu et le collectif ; droits de la personne et mobilisation sociale ; l’esthétique et le politique ; la classe, la « race » et le genre.

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