Entretien – Diplôme Universitaire (DFSSU) « Cadres-coordinateurs de la médiation numérique » – ENSSIB

Entretien avec Fabien Granjon, sociologue et professeur au sein du département des sciences de l’éducation et de la formation à l’Université Paris 8.

Vos recherches portent notamment sur les usages de l’informatique connectée par les classes populaires (cf. https://www.pressesdesmines.com/produit/classes-populaires-et-usages-de-linformatique-connectee/) et vous travaillez au montage d’un Diplôme universitaire (DU) « Cadres-coordinateurs de la médiation numérique » qui devrait accueillir une première promotion en janvier 2024.

1. En quelques mots, pouvez-vous nous donner les raisons et les objectifs d’une telle initiative ?

Le souhait d’ouvrir une telle formation tient d’abord à un constat : le processus de numérisation traverse, aujourd’hui, l’ensemble des sphères de la société. La pleine insertion au sein de ces différents espaces demande une maîtrise minimale des technologies numériques d’information et de communication (TNIC). Aussi a-t-on vu émerger des métiers et des fonctions visant à faciliter l’appropriation des TNIC par les populations les moins à l’aise avec la manipulation de l’informatique connectée. Cette aide spécialisée est parfois dédiée et assurée par des « médiateurs », « conseillers » ou « aidants » numériques, mais se voit également dévolue à des personnels (travailleurs sociaux, animateurs, médiathécaires, salariés de la Caf, de Pôle emploi, etc.) dont ce n’est pourtant pas le cœur de métier. 

À l’heure de la dématérialisation-plateformisation des services publics et du déploiement des logiques algorithmiques qui engendrent un non recours accru aux droits et font obstacle à certaines libertés, il devient indispensable de pouvoir former les « aidants » à hauteur des nécessités portées par la « société numérique » en émergence. Relever le défi d’un numérique inclusif – priorité de l’État et des plans de relance – implique notamment de pouvoir leur apporter une formation robuste.

Les acteurs de la médiation numérique, bien qu’apparaissant comme des professionnels devant jouer un rôle de plus en plus important au sein du corps social, n’en sont pas moins déconsidérés, à l’instar de la plupart des métiers relevant de la relation d’aide (care). De surcroît, les besoins de formation vont aller en s’amplifiant et il existe un risque de voir émerger des organismes de formation s’improvisant compétents en ce domaine et certifiant des professionnels qui n’auront pourtant guère appris à traiter les enjeux d’inclusion numérique et surtout sociale, auxquels la médiation numérique, en tant que groupe professionnel, doit pourtant se trouver en capacité de répondre.

2. En quoi l’université vous semble-t-elle le lieu idéal pour une telle formation ?

Les médiateurs numériques, celles et ceux qui en assurent pour partie certaines des fonctions sans que ces dernières se trouvent au cœur de leur professionnalité (e.g. les travailleurs sociaux), ainsi que les cadres de la médiation numérique ont aujourd’hui besoin de s’approprier des connaissances pluridisciplinaires leur permettant d’assurer un ensemble de tâches toujours plus larges et variées qui évoluent à mesure de la technologisation des différentes sphères d’activité et notamment celle des services publics. La maîtrise technique (logicielle et matérielle) n’est qu’une menue part des compétences attendues, lesquelles relèvent aussi de l’animation, de la pédagogie, du management de projets, notamment dans une perspective de développement territorial. Le champ de la médiation numérique mobilise des connaissances et des aptitudes relevant de divers domaines couverts par les sciences humaines et sociales : droit du numérique, aménagement territorial, politiques publiques, sociologie des usages et des cultures numériques, ingénierie pédagogique, connaissance des publics, gestion opérationnelle (administrative et financière) de tiers-lieux, etc. Ces compétences élargies empruntent indéniablement à une variété importante de disciplines relevant typiquement de l’Université (droit, science politique, sciences de l’information et de la communication, sciences de l’éducation, sociologie, etc.). 

Parmi la gamme toujours plus large des organismes de formation, l’Université apparaît, me semble-t-il, comme l’institution la mieux placée pour couvrir cette variété de besoins et pour proposer des formations diplômantes au sein d’un secteur professionnel qui est quasi exclusivement structuré sur des formations certifiantes. Or, paradoxalement, celle-ci n’a que peu investi le champ de la formation à la médiation numérique. Deux raisons principales peuvent être évoquées : d’une part, les gouvernements successifs ont toujours préféré confier cette tâche aux secteurs privés et associatifs de la formation professionnelle qui, pour certains organismes, via la voie de la délégation de service public, sont autorisés à délivrer tout ou partie des certifications de compétences professionnelles du titre REMN ; d’autre part, la médiation numérique rentre difficilement dans le cadre des formations universitaires traditionnelles, largement monodisciplinaires.

3. La situation que vous décrivez pose plus globalement la question de la place grandissante du privé dans des missions de service public

Oui, tout à fait. Le numérique est un domaine où ces liaisons dangereuses sont tout particulièrement présentes. En sont des illustrations les partenariats que l’État français a d’ores et déjà passé avec Cisco ou certains des GAFAM ou encore ces start-ups d’État qui ont mis en place PIX, service public qui, dans le cadre du Plan d’investissement dans les compétences, a vocation à mesurer et à développer l’acquisition de compétences numériques. Comme le note le regretté André Tosel, dans l’imaginaire néolibéral, ce n’est pas l’État qui doit contrôler le marché et ses excès, mais c’est, a contrario, le marché qui place l’État sous surveillance permanente. L’État doit soutenir les entreprises du numérique et, pour ce faire, commencer par en devenir une.

4. À cette aune, l’inclusion numérique n’est plus seulement une nécessité sociale, mais elle serait aussi une forme d’injonction visant à lutter contre des formes d’exclusion qui fragiliserait le système.

Effectivement. Qui dit inclusion dit également exclusion et, de fait, la rhétorique de l’exclusion est très présente au sein des discours portant sur le domaine du numérique. L’exclusion numérique apparaît comme une sorte de cache-misère au sens littéral de l’expression, dans le sens où elle oblitère les raisons et la nature d’une désaffiliation qui se résumerait à une déréticulation, c’est-à-dire à une décohésion du système technique qui devient la totalité organique à partir de laquelle est censée s’organiser la connexion. Dans cette perspective, la résorption de la bien mal nommée « fracture numérique » est une affaire d’insertion et d’inclusion d’un certain type d’exclus de l’intérieur, visant à réintégrer les potentiels inemployés des marges sociales dont on craint toujours qu’elles puissent perturber le système dans son ensemble ou, à tout le moins, désoptimiser son rendement. De même que le « hors travail » tend à être récupéré par le dispositif de production, les « marges sociales » ont vocation à être rétablies dans leur utilité minimale au monde connexionniste que l’on imagine toujours davantage devoir produire le « social » en lieu et place de l’État. C’est un numérique-providence qui est ici promu comme nouvel intégrateur social dont l’éloignement – les fameux « éloignés du numérique » – est présenté comme l’équivalent d’une radiation interdisant les bénéfices individuels. 

La médiation numérique apparaît ainsi comme le moyen d’une fin qu’est l’inclusion numérique, le moyen de lutter contre l’exclusion numérique. Il s’agit d’abord de faire « adhérer » à des nécessités qui s’imposent aux usagers. L’aboutissement de la médiation numérique n’est pas le compromis, mais bien la soumission à une injonction. Dans la médiation numérique, l’idée de restitution du pouvoir aux acteurs ne vient pas se nicher dans la capacité à négocier avec une partie adverse (le numérique, les institutions, etc.), mais dans une supposée mise en capacité des sujets sociaux du fait leur usage du numérique. L’encapacitation ne se loge donc pas, en ce cas, dans un quelconque pouvoir de négociation et de décision laissée aux parties, mais dans l’acceptation d’une nécessité dont on nous certifie qu’elle nous donnerait ensuite du pouvoir. Le principe d’autorégulation sociale au fondement des formes traditionnelles de médiation n’est pas présent dans la médiation numérique.