Projet de recherche – Politiques publiques, instrumentation de l’action sociale et gouvernementalité numérique – Digigov

La réforme des services publics entend développer des plans d’action permettant à l’État de diminuer la dépense et la dette publiques, de perfectionner les dispositifs de travail et d’améliorer les conditions d’exercice des agents publics, mais aussi d’optimiser la qualité des services et des prestations à destination des usagers. Le remodelage du modèle d’action publique se fonde sur un recours accru au numérique (plateformisation, open data, traitements algorithmiques, etc.) et une dématérialisation des services publics, processus qui ne vont pas sans poser problème tant ils bouleversent les pratiques professionnelles des uns et les usages des autres. La « transformation publique » par le numérique, notamment quand elle touche à l’action sociale, rencontre en effet des obstacles que le projet DIGIGOV souhaite documenter et questionner depuis une approche interdisciplinaire et attentive aux dispositifs sociotechniques et à leurs « milieux associés » (Simondon, 2012). Éloigné des perspectives diffusionnistes, fonctionnalistes et utilitaristes, celui-ci s’appuie sur les apports conjoints d’une sociologie des usages attentive aux positions sociales et aux pratiques des ressortissants, d’une sociologie du travail intéressée aux reconfigurations des professionnalités et aux systèmes de normes institutionnelles et, enfin, d’une sociologie politique de l’action publique et de l’action collective centrée sur les évolutions des dispositifs et des rapports de pouvoir.

Notre objectif principal est de questionner les régimes de rationalisation de l’action publique qui peuvent être désignés comme relevant d’une gouvernementalité numérique (Arsène, Mabi, 2021 ; Courmont, Le Galès, 2019). Plus précisément, il s’agit d’explorer les dispositifs et les formes d’instrumentation numérique (Chiapello, Gilbert, 2013) qui appareillent les politiques publiques relevant de l’action sociale telles qu’ils prennent forme aujourd’hui dans un contexte de dématérialisation généralisée des services publics (Mazet, 2019) et de technologisation accrue des sociétés. Notre question de départ pourrait être ainsi formulée : en quoi l’instrumentation numérique de l’action sociale contraint-elle les pratiques des usagers, déplace-t-elle les professionnalités des agents publics, recadre-t-elle leurs interactions et le rapport que ceux-ci entretiennent aux nouveaux actes de gouvernement étatique ?

La durée envisagée de 48 mois permettra d’enquêter sur les développements les plus récents de la dématérialisation (laquelle se caractérise plutôt par une re-matérialisation), tout en observant ceux qui ont d’ores et déjà été implémentés – parfois très récemment –, à l’instar de la suppression de certains guichets physiques (Okbani, 2022) et de leur remplacement par de nouvelles interfaces privées appareillant l’État plateforme (Alauzen, 2021 ; Jeannot, Cottin-Marx, 2022), du recrutement de plusieurs milliers de Conseillers numériques France Services (Plan de relance) ou encore des expérimentations départementales du plan France Travail (réforme du service public de l’emploi). Cette inscription dans un temps relativement long permettra également de prêter attention à différentes catégories de « ressortissants » des politiques sociales (Warin, 1999) et de considérer notamment, à plus ou moins long terme, les effets pratiques exercés par les dispositifs (par leur stabilisation) sur celles-ci. Les usagers-citoyens censés en bénéficier (destinataires), les usagers-professionnels qui en sont (en étaient) les opérateurs (agents publics), ainsi que les syndicats et les collectifs techno-protestataires développent des formes variées d’appropriation et de contestation des gouvernementalités numériques qui cadrent les usages et les perceptions qu’ils en ont et, au final, redéfinissent leurs rapports à l’État (présences de et à l’État) et, plus largement, au monde civique (Revillard, 2018). Enquêter sur quatre ans permettra de considérer la manière dont l’instrumentation numérique de l’action publique oriente les relations entre la société politique et la société civile. Ces quatre années permettront de jauger, en différents secteurs, la force de reconfiguration du rapport gouvernants/gouvernés par les cadrages instrumentaux des capacités d’action des différents protagonistes. Étant entendu que la logique propre des dispositifs sociotechniques est une « logique d’extension indifférente à tout ce qui ne relève pas de son ‘‘bon fonctionnement’’ » (Barbier, Trépos, 2007 ; Simondon, 2012), cette durée plutôt longue d’enquête ouvre à l’évaluation précise de l’efficacité des procès de gouvernement par instrumentation dans un jeu dialectique mettant en regard les solidarités sociales (Durkheim) de l’action publique et les solidarités techniques (Dodier, 1995) des dispositifs sur lesquels l’État s’appuie pour les réformer et les imposer. 

Le projet DIGIGOV a, pour arrière-fond théorique, les travaux menés par Michel Foucault (1988) sur la technicisation du pouvoir, son « instrumentation » et l’émergence de « gouvernementalités[1] » reposant sur des dispositifs sociotechniques qui apportent des appuis matériels permettant d’interfacer plus efficacement les politiques d’État aux citoyens (évitant notamment une négociation et une supervision constantes) et, par là même, de rendre plus robuste le guidage des conduites (prescription), ainsi que le contrôle social des populations (la capacité à faire faire est au fondement du pouvoir). Dans ce cadre, le concept de dispositif (Dodier, Barbot, 2016 ; Silva-Castaneda, 2012 ; Beuscart, Peerbaye, 2006) s’avère central, dans la mesure où il postule une capacité à rendre efficace l’ordre institutionnel et à orienter l’action collective par un pilotage des conduites (Lascoumes, Simard, 2011 ; Salamon, 2002). Ce pilotage s’appuie notamment sur des ressources sociotechniques hétérogènes « dépositaires de finalités », composées d’objets, d’éléments symboliques, de personnes, qui permettent de pénétrer les différentes sphères d’existence, de rendre ordinaire et peu perceptible le guidage des conduites par la technique, ainsi que la performativité effective des ordres institutionnels et marchands (Zuboff, 2020). Le projet DIGIGOV s’intéresse donc aux agencements des moyens de la régulation étatique et considère que l’action publique se construit à partir de dispositifs qui, au carrefour des aspirations à la liberté, à la responsabilité et de la nécessité de gouverner par des politiques de contrôle, définissent des finalités, des contenus et sont ainsi « porteurs de valeurs, nourris d’une interprétation du social et de conceptions précises du mode de régulation envisagé » (Lascoumes, Le Galès, 2014 : 13). C’est notamment par la mobilisation d’instruments qui concrétisent des intentions, expérimentent ou impulsent des systèmes de régulation et établissent différents policy styles oscillant entre incitation et contrainte que les États gouvernent. À cette aune, un instrument d’action publique est défini comme « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur », l’instrumentation rassemblant quant à elle « l’ensemble des problèmes posés par le choix et l’usage des outils (des techniques, des moyens d’opérer, des dispositifs) qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action gouvernementale » (Halpern et al., 2017). Depuis cette perspective qui renouvelle les approches en termes de bureaucratisation ou de retrait de l’État-Providence, il s’agit de questionner (1) le choix des instruments (en caractérisant les motifs et les processus qui ont poussé des institutions nationales et locales à retenir un instrument plutôt qu’un autre), (2) la nature de ceux-ci (qui, ici, ont pour particularité de s’opérationnaliser à travers des dispositifs numériques dont les scripts laissent à voir des conceptions sociotechniques spécifiques de la régulation), mais aussi (3) les effets des instruments mis en œuvre en s’intéressant aux diverses formes d’usage et d’appropriation qu’ils génèrent du côté des bénéficiaires et des professionnels de l’action sociale, ainsi qu’aux résistances qu’ils sont susceptibles de susciter, pouvant viser à infléchir les logiques prescriptives, réduire les effets de contrainte, limiter ou transformer la portée de l’instrument.

Partant, il s’agit donc d’étudier l’émergence de ces gouvernementalités qui fondent le numérique comme lignée sociotechnique de concrétisation des politiques publiques d’action sociale mais qui, dans le même temps, le constituent en problème public (Neveu, 2015). L’impératif d’usage qui l’accompagne tend, en effet, à inscrire le numérique au répertoire des champs de pratique traversés par des inégalités devant elles-mêmes être prises en charge par des politiques sociales (médiation numérique). Si le numérique permet d’opérationnaliser l’action étatique, cette médiation n’est pas sans poser problème quant à la transformation-création des environnements qu’il traverse (Akrich, 1993). Son caractère d’opérateur technique prescripteur soulève par exemple, tant du côté des usagers (non recours aux droits, non-usages, perte de contrôle des données personnelles, etc.) que des agents publics (révision des procédures, remise en cause des professionnalités, atteinte aux identités et aux cultures professionnelles, etc. – Hall, Taylor, 1997), des problèmes d’accès et de compétences plus ou moins importants, qu’il s’agirait d’appréhender de manière plus fine que ne le permet par exemple la notion de « fracture numérique », qui reste attachée à une logique de satisfaction des « besoins fondamentaux » : donner à chacun les moyens technologiques lui permettant de s’inscrire dans de nouveaux espaces de pratique. Les usages du numérique ne peuvent se résumer à des manipulations de contenus, d’objets et d’interfaces, car ils sont d’abord le produit d’un rapport dispositionnel à la pratique socialement constitué, résultat d’un ajustement cadré par des valeurs, des croyances, des représentations, un ethos, etc. (Granjon, 2022). S’il s’agit de prêter quelque attention aux conditions de possibilité de développement des instruments d’action publique numériques, c’est aussi aux logiques sociales déterminant l’actualisation des usages auxquelles il devient important d’être sensible. 

Plus précisément encore, à l’instar de ce que préconisent Nicolas Dodier et Janine Barbot, il s’agit de prêter attention au travail normatif (attribution de finalités, jugements, etc.) que les individus et les institutions dotés d’un « sens ordinaire de l’objectivité » (une compétence à qualifier les situations – Barbier, Trépos, 2007) produisent s’agissant des dispositifs qu’ils proposent et dont ils font usage : « Par travail normatif, nous désignons d’une manière générale les évaluations, positives ou négatives, que les individus portent explicitement sur des états de chose. Ce travail est conçu comme normatif au sens large. Toute évaluation se réfère en effet nécessairement, quoique plus ou moins explicitement, à des attentes normatives concernant ces états de chose ». Et d’ajouter : « Ce travail normatif de la part des individus peut procéder de deux formes d’orientation réflexive. Il peut porter sur le dispositif lui-même : les individus se positionnent sur la manière dont celui-ci leur semble ajusté ou non à leurs attentes. […] Ce travail normatif peut porter également sur les conduites des individus dans le cadre d’un dispositif. Celui-ci est alors vu comme une donnée et les individus jugent comment d’autres individus se conduisent, se sont conduits ou devraient se conduire en relation avec ce dispositif, individuellement ou collectivement » (2016 : 427). Les différents acteurs (agents, usagers, syndicalistes, etc.) en prise et aux prises avec les dispositifs sociotechniques « problématisent » les environnements au sein desquels ils sont engagés depuis, d’une part, des appuis représentationnels, axiologiques, dispositionnels (un social incorporé plus ou moins conscient) et, d’autre part, des appuis matériels, praxiques et conventionnels (Dodier, 1993 – un social extériorisé plus ou moins visible). Ce travail normatif ne saurait se résumer, ni aux intérêts immédiats des agents dans la situation, ni au principe d’accountability de l’ethnométhodologie, ni à celui du principe supérieur commun des économies de la grandeur, ni même encore à la toute puissance d’un habitus structuré/structurant, mais tient d’un registre que Luc Boltanski nomme métapragmatique, caractéristique de l’élévation du niveau de réflexivité : « l’attention des participants se déplace de la tâche à accomplir pour se tourner vers la question de savoir comment il convient de qualifier ce qui se passe » (2009 : 107). Nous voudrions, dans cette perspective, nous appuyer sur un modèle d’analyse attentif aux « plis singuliers du social », à la pluralité des dispositions (Lahire, 2013 ; 1998) et à la conditionnalité contextuel de leur mise en œuvre. À l’« hétérogénéité ontologique » des dispositifs (Dodier, 2019) correspondent des modalités d’appropriation et d’action normativement fondées (i.e. politiques), tout aussi frappées au coin de la variété et dont il faut établir les procès. La double rencontre de ces deux formes de social (mis en dispositions et en dispositifs) et de ces deux formes de monde social (« déjà fait » et « en train de se faire »), qui dépendent les uns des autres, produit des régimes d’action qu’il s’agit donc d’identifier et d’analyser en tant qu’ils peuvent être appréhendés, en l’espèce, comme les patterns de base de la relation aux politiques publiques.


[1] « Par ‘‘gouvernementalité’’, j’entends l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité » (Foucault, 2004 : 111).