Séminaire doctoral UQAM — Pour une recherche engagée ethnopratique — mars 2020

En 2015, nous découvrions l’hestejada de las arts[1] d’Uzeste, un festival transartistique « enjazzé » ancré dans les Landes girondines, créé par l’« amusicien mal-poly-instrumentiste » Bernard Lubat et ses œuvriers[2] de l’association Uzeste Musical. L’événement nous avait littéralement sidéré – au sens astrologique du terme – exerçant une influence subite sur notre libido sciendi. Il y avait là comme une évidence : celle de participer à cette aventure « poïélitique » depuis ce que nous étions, à savoir des committed scholars (Bourdieu, 2000), dont le travail pourrait, pensions-nous, permettre utilement de documenter et de nourrir ce « devoir d’invention d’une ruralité critique » auquel Lubat et ses acolytes s’astreignent aujourd’hui depuis plus de quarante ans ; projet politique qui nous semblait du plus grand intérêt. Nos recherches ont initialement porté sur les modes de subjectivation critique présents, lesquels nous ont aussi amené à porter une attention toujours plus importante aux revers des processus d’individuation tels qu’ils sont promus et littéralement mis en œuvre d’« ici d’en bas ». Nos cinq années d’enquête nous ont ainsi permis d’objectiver certains des évidents succès de la geste critique uzestoise, mais elles nous ont également révélé ses faiblesses et ses incapacités. 

Les différents résultats que nous avons pu produire sur la constitution singulière de ce front culturel de résistance populaire en milieu rural (Granjon, 2016 ; 2020 ; Denouël, Granjon, 2018 ; 2019) sont le précipité d’un travail d’enquête intermittent et au long cours de type ethnographique. Après réflexion, si nous devions qualifier notre démarche, nous serions tentés d’avancer qu’il s’est agi de mettre en œuvre une recherche engagée[3] ethnopratique. Ce syntagme entend désigner, en une appellation singulière – sans doute maladroite –, un ensemble de caractéristiques qui nous semblent, de facto, constituer les principaux appuis épistémologiques, politiques et méthodologiques de notre approche : a) il s’agit d’une pratique de recherche à prétention scientifique, assumée comme telle en tant qu’elle institue une démarcation avec une forme d’enquête ordinaire et revendique un engagement scientifique ; b) notre perspective s’inscrit dans une tradition critique revendiquée que nous désignons comme relevant d’un engagement épistémopolitique ; c) il s’est aussi agi de « sortir notre science », c’est-à-dire de l’indexer aux nécessités pratiques (perçues par nous) et aux objectifs « poïélitiques » définis par les sujets sociaux enquêtés – à la manière d’une recherche-action– et non seulement à de strictes intérêts de connaissance servant essentiellement à la reproduction du champ universitaire. En cela, notre démarche relève d’un engagement pratique ; d) enfin, sur un plan méthodologique, nous avons œuvré sous les auspices d’un engagement ethnographique. Nous proposons, dans les pages qui suivent, de revenir plus en détail sur ces différents aspects, afin de dégager les premiers jalons de ce que nous avons donc appelé une recherche engagée ethnopratique.

Un engagement scientifique

Enquêter ne relève pas nécessairement d’une démarche scientifique. Il est des enquêteurs de métier qui ne sont pas des scientifiques (journalistes, policiers, détectives, photographes, experts en assurance, parlementaires, militants, etc. – Boltanski, 2012) et il en est même qui investiguent sans aucune caution ni justification professionnelles, par l’expérience et l’expérimentation dans une visée profane de transformation par un accomplissement pratique (knowing is doing). Pour la philosophie pragmatique, par exemple, le fait de concevoir ne saurait être détaché de ses applications concrètes (Zask, 2015), la connaissance trouvant son origine dans l’action et non dans le ciel des idées. Pour autant, toutes ces formes d’exploration-prospection sont elles de même nature ? Pour notre part, nous répondons sans hésiter par la négative, là où d’autres auraient tendance à considérer qu’il est somme toute difficile et vain de relever de nettes singularités susceptibles de déterminer des modalités bien distinctes du faire-enquête. Par exemple, certains tenants de la sociologie pragmatique de la critique estime nécessaire de « réfuter la discontinuité entre sociologue et acteurs […] pour lui substituer un modèle continuiste [prétendant notamment] que les méthodes utilisées par la sociologie ne diffèrent pas radicalement de celles dont usent quotidiennement les acteurs » (Genard, 2015 : 42). 

Pourtant, la construction de l’objet (le sens du problème[4]) répond en sciences sociales à des normes spécifiques, des méthodes se concrétisant dans des opérations d’élaboration théorico-pratiques qui nécessitent notamment de la discipline (au sens académique et praxéologique), du temps et une logique itérative. Que la démarche soit hypothético-déductive, fondée grosso modo sur une épistémologie bachelardienne, ou analytico-inductive (l’ethnographie de l’école de Chicago, le théorie ancrée, etc.), la recherche s’appuie sur une rationalité et des savoir-faire particuliers : des méthodes (rupture, construction, constat, descriptions denses, analyse séquentielle, comparaison continue, etc.), des technologies intellectuelles (raisonnement, concepts, hypothèses) et des techniques de recueil des données (observations, entretiens, histoires de vie, questionnaires, etc.) relevant de dispositions et de compétences qui sont attachées à des schèmes de socialisation et d’apprentissage qui ne sont pas « ordinaires », au sens où ils sont activés par la fréquentation de sphères pratiques propres au champ scientifique et que l’on ne retrouve guère sous des formes similaires au sein d’autres espaces sociaux[5]. On peut évidemment déplorer la division sociale du travail et la réservation de la skholè à des spécialistes rémunérés pour s’impliquer dans les loisirs studieux, mais ce regret n’implique pas de désingulariser, voire de déconsidérer l’activité de recherche qui, suggère-t-on alors, ne serait pas tant le fait d’une maîtrise que de privilèges. Cette vision naïvement démocratique et populiste, affirmant lutter contre cette relation inégale entre sujets enquêteurs-oppresseurs et sujets enquêtés-oppressés – ces derniers étant censés être considérés par les scholars comme des « idiots culturels », les fameux cultural dopesde l’ethnométhodologie – nous ne la partageons pas. Et s’il ne s’agit évidemment pas de « creuser l’asymétrie entre des acteurs abusés et un sociologue capable […] de leur dévoiler la vérité de leur condition sociale » (Boltanski, 2009 : 43) en faisant passer les phénomènes surmontables de méconnaissance (inadéquation du stock des connaissances) pour de l’ignorance (pas de connaissances) issues de déterminations indépassables ; il ne s’agit pas davantage de sous-estimer la force des sciences sociales à permettre un degré de conscience plus élevé (se déprendre). 

Récuser l’arrogance élitaire du chercheur qui serait seul capable de détenir la vérité est une bonne chose, mais il faut également se prémunir de toute survalorisation de l’autonomie culturel et de la compétence politique des dominé.e.s quant à l’élévation de prétentions analytiques et morales. Leurs expériences alimentent effectivement des réflexions qui les amènent a minima à identifier et à évaluer leurs situations, notamment à partir de la mobilisation de diverses ressources à la fois réflexives et normatives. Ces appuis leur permettent de dresser des bilans de ce qu’ils vivent et notamment d’isoler leurs expériences négatives pour éventuellement les interroger, sans pour autant être toujours en mesure de développer des raisonnements allant au-delà de quelques évidences causales et de valeurs parmi les plus familières. L’autoréflexion peut ouvrir les portes à certaines formes de distanciation (une conscience réfléchie de soi) autorisant une contestation de l’existant (y compris d’une conception spectatorielle de la connaissance– Dewey – Kulp, 1992), mais ces formes de distanciation ne conduisent pas nécessairement à une analyse et une compréhension poussées du vécu des sujets sociaux, ni même à envisager des situations alternatives susceptible d’advenir. 

Une attitude raisonnable tient sans doute dans une évaluation, au plus près des pratiques, des niveaux de conscientisation et des capacités d’examen des enquêtés, afin d’instruire une dialectique entre les analyses profanes, pour l’essentiel fondées sur des compétences pratiques et des savoirs d’expérience (mais pas seulement[6]), et l’entendement scolastiquedavantage porté par la théorie ; l’articulation pouvant être notamment facilitée par le partage de charges normatives pour partie communes et donc, de facto, par une sorte de double reconnaissance : celle des compétences morales des acteurs et celle des fondements axiologiques de la recherche scientifique. Comme le suggère Bernard Lahire, le risque porté par la vision continuiste est de condamner le projet scientifique consistant à rendre raison du monde à n’être qu’une forme d’herméneutique sociale produisant des comptes rendus de comptes rendus (accounts of accounts – Bourdieu, 1987 – représentations « savantes » de représentations ordinaires parfois mâtinées de théorie). Dans cette perspective, l’analyse (explication, compréhension) est réduite au principe d’accountability (Garfinkel, 2007). Elle se confond avec des opérations descriptives plus ou moins densesdes structures interactionnelles de l’agir en communet avec l’imputation d’un sens qui fusionne avec celui qui est produit par les sujets sociaux (interagissants mais déshistoricisés) dans le cours de leurs accomplissements pratiques, réduisant ainsi « les objets légitimes du sociologue aux objets désignés par les acteurs sociaux, [les premiers finissant alors] par se soumettre au sens commun[7] ». Et d’ajouter : « Toute interprétation qui ose mettre en perspective les ‘‘représentations’’ des acteurs par rapport à d’autres aspects de la réalité non dits par eux (et pas forcément inconscients ou non conscients) appréhendés par l’objectivation ethnographique, statistique ou historique, est désormais immédiatement perçue par nombre de chercheurs en sciences sociales comme une violence faite aux acteurs » (Lahire,  2002 : 13 et 14). 

L’argument n’est pas nouveau et a déjà été beaucoup commenté. Toutefois, ce procès en domination a pris un tour nouveau sous les coups de boutoir de la radicalisation du « tournant linguistique » (Rorty, 1967). Si, dans une veine wittgensteinienne modérée on peut considérer que tout travail sociologique gagne effectivement à s’ancrer dans une analyse du langage – tant de l’enquêteur.e que des enquêté.e.s –, cela ne revient aucunement à considérer que le social se résume au langagier[8] et qu’il faille par ailleurs « annexer sa parole à celles de ses interlocuteurs » (Agier, 1997 : 24). À ne s’intéresser qu’à ce que disent les enquêtés et de considérer qu’il s’agit là de la vérité, la connaissance de la réalité objective des faits étant censée s’y résumer pour l’essentiel, c’est une partie des faits eux-mêmes qui tendent à disparaître derrière leurs seules représentations. Si le travail empirique est une nécessité absolue dont ne sauraient se passer les social scientists un tant soit peu conséquents, notamment afin d’éviter le théoricisme et l’idéalisme, il ne peut ni se réduire à un enregistrement plat de la réalité (empirisme positiviste, illusion objectiviste), ni considérer que les seuls observables dignes d’intérêt dussent uniquement relever du sens attribué aux faits par celles et ceux qui y participent (ventriloquisme). Tous les discours d’explicitation sont évidemment des constructions sociales – ont peut même être amené à considérer qu’ils se valenti.e.possèdent une égale dignité (égalité des intelligences) – mais le reconnaître ne peut, en aucun cas, équivaloir à les envisager comme pouvant se substituer les uns aux autres, car les constructions dont ils sont l’objet ne sont, la plupart du temps, pas de même nature. 

La connaissance scientifique a vocation à « dire la vérité sur le monde ». En d’autres termes, l’objectif de la science est de faire coïncider les discours, les représentations qu’elle tient sur les faits étudiés et la réalité de ces faits (au nombre desquels les discours tenus sur ces faits par celle et ceux qui se trouvent au cœur desdits faits), étant entendu qu’il ne s’agit jamais de la réalité strictement subjective telle que le sujet (enquêté ou enquêteur) l’éprouve, et qu’il ne s’agit pas non plus d’une réalité absolue, mais bien relative ; une relativité notamment théorique[9] qui sert au scientifique de prisme analytique au travers duquel il se saisit du monde et tente de l’expliquer-comprendre. Fondamentalement, la science entend donc se positionner par rapport à une exigence de véritédans le sens où elle considère qu’il est possible de tenir un discours sur les choses et les hommes fondé sur un régime de véracité singulier qui ne prétend pas détenir la vérité absolue, mais n’entend pas pour autant rejoindre le camp du relativisme vulgaire prônant l’égale validité (et non de l’égale valeur !) de tous les discours. La science défend, a contrario, l’idée d’une posture objectivante consistant notamment à dégager tout objet à connaître des jugements fondés uniquement sur les rapports personnels que le sujet connaissant entretient à l’égard de cet objet[10].

Le constructionnisme – celui du post-structuralisme de la French Theory (Cusset, 2003), du post-marxisme (Laclau, Mouffe, 2009), du post-anarchisme (Garcia, 2015) – va pourtant renouveler l’accusation en totalitarisme des démarches hypothético-déductives qui ne pourraient que chercher à auto-valider leurs modèles théoriques aux dépens de la « vérité » d’une réalité ancrée incroyablement diverse. Il va notamment traiter comme « d’intolérables crispations essentialistes les principes mêmes qui favoriseraient une démarche critique commune, voire universelle[11] » (Garcia, 2015 : 25). L’insistance sur la construction sociale de la réalité va ouvrir à une défense inconditionnelle de la diversité et à une mise en équivalence égalitariste (politique, sociale, théorique). À cette aune, les « faits » deviennent à proprement parler incommensurables et d’en déduire finalement qu’ils ne peuvent être appréhendés sous une vision unitaire (visant la majorité) qui ne ferait, par essence, que les soumettre à une forme de simplification qui ne pourrait rendre justice à leur devenir minoritaire. Sous l’angle du politique, cette perspective peut conduire à diverses formes de conflictualité sociale : confusionnisme, spontanéisme, fractionnisme, identitarisme, à la recherche conjoncturelle d’improbables chaînes d’équivalence qui les feraient s’abouter au sein de mouvements sociaux erratiques faisant masse sans faire majorité ou à tout le moins unité. Au sein des espaces de production scientifique, on assiste à des phénomènes homologues : le postmodernisme prônant l’inanité de l’effort d’objectivité et de totalisation qui au mieux ne relèvent que de la fiction ; la vaporeuse créativité spontanéiste de certaines Studies qui comptent sur l’heuristique des erreurs interprétatives plutôt que sur le travail fastidieux de lecture et de discussion ; le tout à l’egoidentitariste[12] qui fait du narcissisme des petites différences la nouvelle panacée épistémologique, des picrocholines luttes académico-carriéristes le fondement de standpoint theories ad hoc(comme il peut exister des hypothèses ad hoc récusant la possibilité d’une infirmation)et des adversaires théoriques des ennemis à éliminer[13].

On constate ainsi, depuis quelques années maintenant, une dangereuse pente « dématérialiste » – bien que plongeant parfois ses origines dans les courants matérialistes – qui traverse l’espace scientifique[14] considérant que, malgré que les faits sociaux dans leur complexité soient têtus et rassemblables, ils ne peuvent être ramenés qu’à ce qu’en disent les enquêté.e.s – ou des groupes de chercheur.e.s qui entretiennent quelque lien biographique avec leur objet de recherche – depuis des points de vue singuliers à qui l’ont fait jouer le rôle d’arbitre de la réalité dans sa diversité. D’aucuns estiment ainsi que la charge critique des sciences sociales doit, pour l’essentiel, tenir au repérage des ressentis douloureux et prendre leurs expressions pour la part de loin la plus essentielle des faits considérés[15]. Il faut ici pointer plusieurs éléments pour préciser notre désaccord avec ce constructionnisme réductionniste : a) les sentiments (affects, émotions) comme les discours ne s’opposent pas aux faits. Ils sont bien évidemment des faits sociaux à part entière (ils en sont des composants), mais ne sont pas prévalents par rapport à d’autres éléments factuels, notamment les structures et les histoires faites choses (Bourdieu) ; b) il n’y a aucune raison de considérer qu’il y ait une parfaite adéquation entre les vécus et la verbalisation de ces derniers, tout comme il serait bien rapide de postuler une équivalence entre la part incorporée-intériorisée de la réalité sociale et tous les autres éléments, historiques et sociaux, qui la forgent. Il est parfois des situations ou dire c’est faire et ou dire c’est être, mais il est aussi une multitude de situations où l’action et l’être social relèvent d’ajustements pratiques largement inconscients qui sont vécus sur le mode de l’évidence et ne sont par ailleurs pas toujours verbalisables (les sujets sociaux ne sont pas toujours en capacité de dire ce qu’ils font ou sont – le « tous capables » ethnométhodologique ou ranciérien) ; c) réduire la complexité des faits à ce qui en est ressenti et/ou dit, c’est s’interdire de saisir pour ce qu’ils sont et à hauteur de leur importance, les phénomènes de violence symbolique, de fausse conscience et de scotomisation, mais aussi prêter une compétence ordinaire à l’omniscience et à la totalisation (tout dire de ce qui est) qui, évidemment, relève à tout le moins d’une vue de l’esprit ; enfin d) les luttes de représentation ou de classement sont centrales, mais ne peuvent être tenues, là encore, pour l’alpha et l’oméga des luttes sociales. L’ordre des choses et l’ordre du discours entretiennent des liens dialectiques complexes que l’on caricature à ne pas les considérer en mouvement et interinfluents.

Un engagement épistémopolitique

La recherche engagée ethnopratique telle que nous l’envisageons s’inscrit dans le sillage de ce qu’il est généralement convenu d’appeler « la critique » ; un singulier qui n’est pas de très bon aloi tant ce label subsume des perspectives fort diverses. Il ne sera par ailleurs, ici, question que de ce que l’on pourrait désigner comme la critique théorique[16]– réduction qui ne résout en rien la pluralité des modèles d’intelligibilité qui s’y rassemblent – qui, par un travail du négatif axiologiquement fondé, vise à mettre au jour et analyser les formes de domination, mais aussi les processus d’émancipation, passés, actuels et virtuels. La critique théorique entend donc armer les sujets via la production d’outils théoriques permettant d’appréhender des situations sociales-historiques particulières, d’en proposer l’examen, mais aussi d’envisager leur dépassement (cf. point suivant). Elle se rapporte, ainsi, au développement intellectuel de la personne et entend produire des appuis pour « sortir de la minorité » (Kant) jouant un rôle de formation du sujet social et de trans-formation de son rapport au monde, notamment par l’exercice de la raison et de la conceptualisation. La critique théorique postule que la production de connaissances peut constituer, pour les individus qui s’y adonnent, des formes d’autonomie temporaires, mettant en œuvre une puissance-autonomie de penser. Autrement dit, on pourrait avancer qu’elle permet une « mise en suspens de l’adhésion immédiate à [un] donné[17] qui peut conduire à la dissociation de la connaissancedes relations probables et de la reconnaissance de ces relations, l’amor fati pouvant ainsi se renverser en odium fati » (Bourdieu, 1979 : 271).

L’engagement épistémopolitique se trouve au cœur de que nous nommons les sciences sociales engagées (SSE). « Engagées » au pluriel, plutôt que « critique » au singulier : engagées parle monde (il y aurait ainsi des politiques des sciences), mais aussi engagées dans le monde (les sciences seraient politiques) dans la mesure où les social scientists sont inclus dans l’univers de leurs objets et que leurs intérêts de connaissance sont nécessairement historiquement et socialement situés, à un niveau individuel (dispositions, penchants, goûts) et institutionnel. Pratiquer des SSE est une invitation à (re)penser les rapports qui se tissent entre les pratiques objectivantes qui se déploient généralement à l’intérieur du champ particulier qui est celui de la science et des topiques relevant à la fois du normatif, de la demande sociale et de la pratique qui sont généralement considérés (à tort) comme des éléments (devant rester) extérieurs au champ de production scientifique. Le caractère politique de l’engagement épistémopolitique vient, comme son nom l’indique, du fait qu’en sus de ses obligations scientifiques, il prétend être en droit de pouvoir juger des faits sociaux et les évaluer à partir d’une base normative. Autrement dit, il s’inscrit en faux contre le principe de neutralité axiologique tel qu’il est généralement envisagé par la doxa sociologique, c’est-à-dire comme la nécessité de maintenir à distance les jugements de fait des jugements de valeur. Ce que refusent les SSE, c’est la mythologie de l’objectivité, c’est-à-dire la distinction artificielle qui est posée entre le descriptif, l’explicatif et le normatif. Elles ne rejettent pas l’objectivité en tant que telle, mais considèrent que celle-ci est une construction sociale dont il s’agit de maîtriser précisément les vues qui se trouvent au fondement des points de vue au travers desquels elles se saisissent de la réalité sociale. Sur le terrain uzestois, les modèles d’analyse que nous avons convoqués ont permis d’apporter des éclairages alternatifs sur les pratiques d’individuation critique, mais ils ont également été choisis pour que les résultats produits puissent être réappropriés et alimenter le processus d’émancipation à la base. La production de connaissance a ainsi été pensée (plus ou moins efficacement), non pour elle-même, mais pour s’articuler au mieux et utilement aux demandes exprimées (parfois implicitement) par les sujets sociaux concernés au premier chef.

Les SSE convoquent donc une logique démonstrative qui mixe énoncés factuels et axiologiques depuis une attitude éthique qui s’alimente d’une connaissance objective des données matérielles, mais qui vise également à renforcer l’action émancipatrice de sujets sociaux (en lutte). À l’aune de l’engagement épistémopolitique, le savant et le politique s’entremêlent non pour se confondre, mais pour s’étayer mutuellement. Le positionnement critique est d’autant plus heuristique qu’il se meten capacité de maintenir les obligations épistémologiques de la production scientifique tout en se couplant à une attente politique, dessinant ainsi une double exigence, celle d’une science rigoureuse normativement fondée pleinement consciente de sa double nature : « Il y a dans la tête de la plupart des gens cultivés, surtout en science sociale, une dichotomie qui me paraît tout à fait funeste : la dichotomie entre scholarship et commitment – entre ceux qui se consacrent au travail scientifique, qui est fait selon des méthodes savantes à l’intention d’autres savants, et ceux qui s’engagent et portent au dehors leur savoir. L’opposition est artificielle et, en fait, il faut être un savant autonome qui travaille selon les règles du scholarship pour pouvoir produire un savoir engagé, c’est-à-dire un scholarship with commitment. Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la communauté savante » (Bourdieu, 2002 : 465-466).

Comme forme de participation au politique, les SSE se placent donc à l’endroit du sujet pratiquement impliqué, avec des armes complémentaires aux siennes, afin notamment de l’aider dans ses efforts de distanciation, mais tout en se gardant de projeter sur lui certaines des formes idéalisées du débat intellectuel, c’est-à-dire sans jamais perdre de vue ce que sont les conditions réelles d’accès à la totalité, à l’universalisme abstrait et à la production politique, loin de « illusion typique du lector, [qui tient] le commentaire académique pour un acte politique ou la critique des textes pour un fait de résistance, et vivre les révolutions dans l’ordre des mots comme des révolutions radicales dans l’ordre des choses » (Bourdieu, 1997 : 10). Ce sur quoi se fondent les SSE, ce sont des appuis théoriques porteurs de référents axiologiques à charge utopique qui visent une mise à jour des « rapports de vérité » du politique, et la construction d’un agir théorisé du changement social. Elles se voudraient, à ce titre, doublement mobilisatrices dans leur « travail collectif d’invention politique » (Bourdieu) : une première fois en ayant vocation rendre la réalité inacceptable, à dénaturaliser les ordres socio-symboliques et à supporter la puissance de penser des sujets sociaux (fournir les armes de l’indignation) ; une seconde fois en appelant à actualiser cette dernière dans un agir pratique (alimenter les potentiels de mobilisation) tourné vers l’avenir, dont l’objectif est de défaire les réalités sociales qui tendent à arraisonner le sujet, le réifier, l’amoindrir… 

La possibilité d’une critique radicale repose aussi sur la capacité des SSE à considérer le social situé comme un élément d’un social plus large relevant d’une totalité concrète, laquelle donne sens et réalité aux faits sociaux observés (devenant une structure signifiante pour chaque fait – Kosik, 1988). Nancy Fraser précise ainsi : « l’objet de la critique doit être la société dans son ensemble : les sources profondes et structurelles de la domination sociale, les tendances à la crise ou les contradictions de la société, les formes de conflit social qui la caractérisent et le potentiel d’émancipation propre à chaque période de son histoire. Seule une conception aussi ambitieuse peut espérer mettre au jours les liens entre ‘‘des problèmes sociaux’’ apparemment distincts, révéler les causes structurelles profondes de ces problèmes et discerner dans quelle mesure ils se produisent de manière accidentelle ou nécessaire, et sont alors la conséquence de propriétés de la société en tant que système » (Fraser in Boltanski, Fraser, 2014 : 70). L’engagement épistémopolitique postule que, sous l’apparente pluralité, diversité et singularité des faits, il faut reconstituer l’unité des diverses dimensions de la vie sociale en ce qu’elles sont la conséquence de formes de domination qui entretiennent des relations entre elles. Seul l’effort de totalisation permet d’atteindre la réalité concrète (i.e. la plus complète possible), laquelle ne peut émerger qu’au terme d’un travail de recomposition effectué par la pensée. Pour les SSE, le concret n’est pas ce qui se donne à la simple observation, mais ce qui peut, par reconstitution, expliquer qu’un fait est ce qu’il est alors qu’il pourrait être autrement. Aussi, la connaissance s’élève de l’abstrait pour aller au concret – et non l’inverse – et la théorie n’est pas une abstraction mais un concret-pensé. Le travail critique théorique consiste à substituer aux représentations qui se donnent comme évidentes, comme données non véritablement connues, une connaissance effective du concret. L’engagement épistémopolitique préconise de rapporter les faits étudiés à une totalité cohérente la plus étendue possible, dans une perspective à la fois historique (repérer leurs origines et leurs dynamiques) et structurelle (les replacer dans le tissu de relations qui définissent les rapports sociaux) : « Tout fait social est un fait historique et inversement. Il s’ensuit que l’histoire et la sociologie étudient les mêmes phénomènes et que, si chacune d’entre elles en saisit un aspect réel, l’image qu’elle en donne ne saurait être que partielle et abstraite tant qu’elle n’est pas complétée par les apports de l’autre. […] Il ne s’agit donc pas de réunir les résultats de la sociologie et de l’histoire, mais d’abandonner toute sociologie et toute histoire abstraites pour arriver à une science concrète des faits humains qui ne peuvent être qu’une sociologie historique ou une histoire sociologique » (Goldmann, 1966 : 19). 

Cette exigence de totalisation qui consiste à relier les phénomènes étudiés à des ordres sociaux qui en conditionnent l’existence (les singularités sont porteuses de la structure du tout)suppose la mise en œuvre de médiations théoriques – une gnoséologie – permettant de mettre en énigme la réalité « de vitrine » du social et de relier celle-ci à une réalité « des coulisses » ; démarche qui rompt avec la naïveté positiviste d’une réalité qui, d’une part, se donnerait toujours à voir sans reste et, d’autre part, existerait indépendamment du point de vue constituant du social scientist. Prendre simultanément en compte plusieurs dimensions de la réalité sociale et leurs relations avec un système dans sa globalité, ses contradictions et ses antagonismes appelle donc à l’exercice d’une forme de supradisciplinarité[18] (Kellner, 1989) susceptible d’offrir quelque moyen pour relier les unités partielles directement observables à une unité d’ensemble, procédure qui ne saurait par ailleurs être pleinement efficiente si elle ne trouve pas écho dans une praxis bien plus large que celle de la sphère réservée et élitaire de la production théorique. Pousser la logique supradisciplinaire jusqu’au bout c’est l’envisager comme devant aussi se constituer dans des pratiques concrètes tournées vers le changement social, en collaboration avec celles et ceux qui ne sont pas dispensé.e.s des exigences du « travail productif ». C’est viser la réconciliation du savoir et de l’action en faisant en sorte que les idées deviennent forces matérielles. 

Un engagement pratique

Les sciences sociales ont toujours eu partie liée avec la pratique. On connaît la sentence d’Émile Durkheim à ce propos : la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle ne devait avoir qu’un intérêt spéculatif. Everett C. Hughes rappelait d’ailleurs que la sociologie a été un mouvement social avant de constituer un corpus de connaissance. John Dewey estimait que la connaissance de la réalité passe nécessairement par l’expérience, laquelle est une exploration visant à transformer par le faire une situation « problématique » en une situation « prévisible ».Charles H. Cooley considérait, lui, que la sociologie permettait d’armer les travailleurs sociaux dont la mission était de mettre en œuvre une « démocratie meilleure ». Quant à Marx, il considérait que c’est la praxis révolutionnaire du prolétariat qui est au principe de la connaissance scientifique. Le matérialisme historique, en tant que « philosophie de la praxis » est à la fois connaissance du social et de la société, mais aussi transformation de cette réalité sociale[19]. Opposer catégoriquement le pratique au théorique, l’agir au penser est donc loin d’être un postulat partagé. Il s’agit même sans doute d’une ineptie. En premier lieu, la démarche scientifique au fondement des SHS a, dés ses débuts, servie la résolution de problèmes pratiques. Si l’on jette un œil dans le rétroviseur des sciences sociales, par exemple sur les enquêtes sociales de Frédéric Le Play ou de Paul Kellogg, il appert qu’elles ont eu une visée pratique évidente (de contrôle, d’émancipation), tout comme, plus récemment, nombre de paradigmes et de courants sociologiques aux obédiences fort diverses (matérialisme historique, pragmatisme, fieldwork, intervention sociologique, sociologie clinique, analyse institutionnelle, recherche-action, etc.), cherchant à avoir quelque influence sur les sujets étudiés, leurs environnements, leurs manières d’être et de faire. En deuxième lieu, parce que la production scientifique est une pratique sociale embarquée dans et par la société et qu’elle dépend de règles, de normes et de procédures qui sont – à tout le moins pour une part – filles de leur temps et que celles-ci sont indexées à des incitations, voire des nécessités historiques et sociales auxquelles la production scientifique n’échappe pas. Les sciences entretiennent avec les sociétés qui les portent des relations de détermination réciproque. Enfin, last but not least, quand elles se revendiquent explicitement de la critique, les sciences sociales ont évidemment vocation à produire des changements concrets, à l’instar de la philosophie critique dont Alain Badiou affirme qu’elle doit « être engagée dans un protocole effectif de transformation du monde, et donc devenir une des dimensions pensantes » d’une politique de transformation sociale (2016 : 36). 

Les sciences sociales engagées ont ainsi vocation à générer des capacités permettant d’envisager des devenirs possibles qui se détachent du simple probable, mais dont la mise en œuvre ne relève pas tant de la pratique scientifique que de l’agir politique. Aussi s’agit-il de reconnaître que toute connaissance théorique est le fruit d’une praxis en tant qu’activité sociale, mais aussi qu’elle est un élément de la praxis elle-même, pouvant ainsi participer à la reproduction, au déplacement ou au renversement, à la fois des histoires faites corps et des histoires faites choses (Bourdieu). La connaissance théorique-scientifique est donc « en même temps pratique » : « Critique théorique et bouleversement pratique [ne sauraient être] conçus [autrement que] comme des actions inséparablement liées, et les deux comme des actions non pas dans un quelconque sens abstrait du terme, mais comme transformation réelle et concrète du monde réel et concret de la société bourgeoise » (Korsch, 2012 : 98). Par conséquent, l’engagement pratique conduit à se poser la question de ce à quoi la critique doit servir : quels sont ses usages sociaux ? Comment s’articulent les processus scientifiques d’objectivation du monde social, les logiques d’appropriation de ces savoirs et les pratiques de subjectivation ? Autrement dit, il s’agit de questionner, comme le proposait Jean-Marie Vincent, « l’insertion des problématiques théoriques dans la structuration-destruction-restructuration des rapports sociaux, c’est-à-dire s’interroger sur ce que [les SSE] défendent par rapport aux enjeux des affrontements en cours dans la société » (Vincent, 2003 : 39). 

Un social scientist critique ne saurait donc croire en l’illusion de pouvoir être intégralement dégagé des réalités sociales qu’il entend étudier et doit tirer les pleines conséquences de cette impossibilité de développer une simple relation d’extériorité à son objet. Il s’agit, pour lui, d’inventer un rapport singulier au savoir et à la pratique qui, tendanciellement, place le centre de gravité de son engagement épistémopolitique du côté des intellectuels collectifs (Bourdieu, 2001), c’est-à-dire du côté de communautés sociales au sein desquels il y a nécessité – peut-être plus évidente qu’ailleurs – à construire des ponts entre critique théorique et critique sociale, connaissances universitaires et savoirs ordinaires, dans un objectif de réflexivité nourrissant des pratiques de changement social : « travailler ensemble à élaborer des analyses, à définir des revendications et des projets, chacun apportant son expérience et surtout l’expérience de sa perception à l’autre, aux autres, dans un échange permanent » (Eribon, 2016 : 145). Les sciences sociales engagées visent donc l’édification de groupes critiques d’intervention politiques mêlant des analyses fines et ancrées de la société capitaliste, à des compétences d’intervention et d’organisation de l’action collective. En sus des interventions multiformes au sein des espaces publics académiques (conférences, publications, etc. – sans avoir aucune illusion quant à l’opportunité d’appropriation de ces connaissances par des non spécialistes), médiatiques (tribunes, entretiens, etc.) et politiques (expertise, conseil, etc.) – dont il faudrait d’ailleurs explorer les rapports et saisir les conditions de possibilité, les pièges, les limites et les potentiels concrets –, le chercheur engagé développe son activité depuis un devoir d’intervention consistant d’abord à « rendre les savoirs à celles et ceux qui en sont à l’origine » (Burawoy, 2006). Cet effort est d’ailleurs, une nouvelle fois, l’occasionde border les « illusions de la logothérapie » (Mauger, 2002), c’est-à-dire de se prémunir de « la croyance dans la toute puissance performative du logosacadémique[20] » (Neveu, 2003 : 118) et de ne pas perdre de vue que « la seule diffusion d’une information, même ‘‘subversive’’, ne dissout pas les contraintes matérielles liées à l’économie, à la stratification sociale, à l’inégale répartition des ressources culturelles et cognitives. Elle n’enclenche pas mécaniquement une ‘‘prise de conscience’’ qui engendrerait une mobilisation capable de peser efficacement sur ces rapports de force. Il reste que rendre intelligible les mécanismes qui produisent des rapports sociaux, qu’opposer des données dérangeantes aux discours et acteurs pour qui le monde réel est le seul rationnel peut constituer une ressource utile dans le processus de construction de rapports de force » (Neveu, 2003 : 117).

L’engagement pratique que nous revendiquons fait donc de nous des « catalyseurs (parmi d’autres) de la réflexivité collective à partir de compétences spécifiques qui ressortent d’une pratique de la recherche (capacité à synthétiser, dégager des lignes de tension, compétences rédactionnelles…), tout en envisageant ces ‘‘matériaux’’ comme produits avant tout pour le collectif en recherche dans lequel le chercheur est immergé » (Souchard, Bonny, 2015). De fait, sur le terrain uzestois, notre activité a notamment débouché sur diverses propositions (conférences thématiques, rencontres-débats, pièce de théâtre, encadrement de stages, école d’été, etc.) qui sont venues se greffer aux opérations de formation critique proposées par Uzeste Musical. Parallèlement à nos productions écrites, ces incursions dans le faire uzestois ont été conçues comme des éléments participant à l’élaboration d’un potentiel sens critique du futur local et comme des incitations à une réflexivité, aussi bien du côté d’Uzeste Musical que de celui de ses publics – pour partie seulement du village – et bien évidemment aussi du notre. Ces formes variées d’implication furent une réponse à la nécessité de considérer l’apparition des sciences sociales dans l’intervalle uzestois comme ne pouvant, en aucun cas, se concevoir depuis une posture surplombante, mais devant, a contrario, s’envisager comme une sorte de compagnonnage, de travail du commun (Nicolas-Le Strat, 2016) ou, dans les termes qui sont ceux de Bernard Lubat : une collabor’action ; un processus qui invite à l’autoanalyse et à l’élaboration de moyens d’action concrets visant à récupérer des marges de manœuvre et redonner du pouvoir à la vie. Notre implication a été armée par ce désir d’intervenir en aidant à produire des outils réflexifs censés permettre à chacun.e de se dégager des contentions qui lui sont imposées. Cela a supposé de trouver des modalités d’exercice qui permettent conjointement, aux ‘‘enquêtés’’, de discuter des orientations et des méthodes de la recherche, et aux chercheurs, de se ‘‘mêler’’ de ce qu’ils regardent avec ceux qu’ils regardent, notamment en tentant de faire la synthèse des expériences éparses et personnelles et de situer ces dernières dans une perspective plus globale (une totalité) faisant sens pour tou.te.s. Il s’est donc agi de construire une « localité » constituée de contributions collectives et partagées où l’espace de la pratique scientifique s’est trouvé relié à l’espace des pratiques populaires par une politique critique de l’enquête pleinement assumée. 

Ce que nous avons mis en place à Uzeste relève d’une sociologie à vivre relativisant notamment le grand partage sujet-objectivant/objet-objectivé, pour convenir de l’existence d’identités partielles (Goldmann, 1971 – i.e. non similaires, mais de valeur égale[21]) entre le sujet et l’objet de la connaissance. Celle-ci reconsidère, en effet, la dialectique de la connaissance et de l’action sous l’angle d’une élaboration de parcours singuliers dans des espaces politiques d’intellectualité et de pratiques à la fois savantes et populaires, se nourrissant l’une de l’autre et n’allant pas l’une sans l’autre. Il nous semble avoir, en l’espèce, conduit un travail (en) commun de réflexion pratique permettant d’initier, reprendre ou infléchir des questionnements convenant à la résolution de problèmes concrets qui se posent aux sujets de l’investigation scientifique. Celui-ci a cherché à fourbir des « armes de défense contre la domination symbolique » (Bourdieu, 1981 : 13), à « désinhiber l’imaginaire social » (Nicolas-Le Strat, 2016 : 34) et à mettre en œuvre des formes d’action politique concrètes, utiles à la remise en cause-destitution des formes de vie dominantes et pesantes. Mais même « collabor’active », les SSE peuvent être perçuescomme donneuses de leçon en ce qu’elles prescriraient une vérité qui vient (partiellement) contrevenir, voir contredire une connaissance « de l’intérieur », in vivo, fondée pour l’essentiel sur l’expérience et une sociologie spontanée : « Dans tous les cas, si une ‘‘juste lecture’’ n’est jamais assurée, il faut au moins, pour que les effets pratiques attendus par les prescripteurs de tous ordres puissent s’exercer, que les textes destinés à convaincre, à édifier, à diriger, rencontrent des lecteurs disposés à être persuadés, convertis, guidés » (Mauger, Poliak, 1998 : 20-21). 

Force est de constater qu’en l’espèce, ces prédispositions ne sont pas, tant s’en faut, présentes chez nombre d’Uzestois.e.s. qui, par là même, auraient tendance à dénoncer le fait d’être parlés par d’autres qu’eux-mêmes et, surtout, autrement que de la manière dont ils se parlent eux-mêmes. Si la recherche engagée ethnopratique dans sa visée praxéologique entend recaler les approches de surplomb et s’appuyer sur les vécus pour renforcer ou proposer de(s) (nouvelles) possibilités d’émancipation, elle n’abandonne pas pour autant la singularité depuis laquelle elle envisage de prendre part aux processus critiques. Prendre les sujets sociaux au sérieux ne veut pas dire adhérer à/décalquer leurs points de vue, mais de prendre en considération ceux-ci à part entière (la réflexivité constitue une compétence commune – être en recherche) en reconnaissant donc leurs capacités d’objectivation tout en proposant des reformulations de ce qui peut en émaner. C’est miser sur une « heuristique de la traduction » qui ne réfute pas l’ordinaire, mais le renotifie depuis une perspective autre qui, toujours soumise au risque d’une récusation en illégitimité, doit faire l’objet d’une mise en acceptabilité qui se joue à la fois dans le domaine des idées, mais plus sûrement encore, dans le domaine de la pratique : the proof of the pudding is in the eating. Faire la preuve (dans l’épreuve) au sein du monde agipar les sujets que ce que l’on avance porte une positivité concrète reste encore le meilleur moyen de faire admettre le principe d’un écart qui crée, non pas de la domination, mais la possibilité d’une véritable rencontre. Coopérer n’est pas fusionner. Faire de la recherche avecet même pourne présage en rien de la nécessité de confondre les identités. La co-construction n’induit aucunement le besoin d’une similarité. En revanche, l’hétérogénéité collaborative (se mettre en recherche/faire de la recherche– Bonny, 2017) nécessite une confiance mutuelle (Guillaume, Uhalde, 2003) sans laquelle il paraît bien improbable que l’on puisse œuvrer de concert. Sur le terrain uzestois, les conditions de possibilité de cette dernière ont largement tenu à notre capacité à réattester, en permanence, malgré nombre de désaccords, un engagement pratique relevant d’une adhésion à un faire local susceptible d’être considéré comme « servant la cause » (Granjon, 2020).

Un engagement ethnographique

La recherche engagée ethnopratique telle que nous l’avons pratiquée sur le terrain uzestois s’appuie enfin, méthodologiquement, sur des appareils de recueil direct de données par observation, consignées au sein d’un journal de recherche et complétées par des entretiens ethnographiques. Nous voudrions, ici, partager quelques réflexions sur la rencontre des sciences sociales engagées avec la démarche ethnographique ou, comment mettre en œuvre une analyse des dialectiques domination/émancipation depuis un regard « grand-angle » dont la critique fait nécessité, avec l’intérêt pratique d’aller y voir de près– ce carrefour ayant pour visée de repérer des relations causales possiblement invisibles, inaccessibles au premier abord et donnant un sens « alternatif » aux faits.

Le travail de terrain que nous avons mené relève d’une forme d’objectivation de type ethnographique qui n’est pas une simple opération de vérification, mais qui n’est pas non plus un inductivisme radical à la manière de la Théorie ancrée (grounded theory – Glaser, Strauss, 2017), tant s’en faut. Nous avons opté pour une voie médiane qui considère, à l’instar de Florence Weber (2009), que le fieldwork peut être informé par des appuis théoriques (concepts, hypothèses, etc.) empruntables à des modèles d’analyse n’émanant pas nécessairement et uniquement du terrain. Notre option est donc celle d’un travail ethnographique s’enrichissant de l’apport d’appuis théoriques exogènes (« Go native armed[22] ! » – Wacquant, 2011 : 214), marcottage qu’il s’agit d’organiser sous le contrôle systématique des données empiriques auxquelles il faut également reconnaître un plein potentiel quant à la construction d’hypothèses et de concepts. Le travail ethnographique se construit ainsi dans la recherche d’un équilibre instable qui a la prétention de ne pas choisir entre une construction d’objet « par le haut » ou « par le bas » et tente de tirer le meilleur des deux procès[23]. Le terrain dans sa phase exploratoire (où ce que James Spradley appelle un « grand tour » de la situation)enjoint le chercheur à trouver des schèmes théoriques susceptibles de construire son regard pour le transformer en point de vue, lequel oriente le recueil des données qui, de par sa nature immersive (sur le principe de l’observation participante[24]), déborde toujours du stricte nécessaire. Ce sont notamment ces excédents de données qui fournissent matière à des analyses provisoires plus « en marge », susceptibles d’enrichir et/ou de décaler le point de vue initialement choisi. Il s’agit donc moins de se livrer à des études de cas intensives (e.g.de celles qui sont propres à l’induction analytique) que de procéder à un recueil de données relevant d’une logique de cadrage-débordement itératif[25]. Ce chemin de crête tient l’enquêteur à distance de la posture de l’observateur détaché (une « pure » distanciation par distinction) qui envisage la réalité depuis sa tour d’ivoire, mais aussi de celle qui lui indique d’épouser le rôle des sujets observés et de n’envisager la réalité que depuis leurs points de vue (une stricte implication par procuration). On l’aura compris, nous avons souhaité dialectiser la distanciation nécessaire à l’analyse (etics) et l’implication personnelle propre à la participation (emics), et mettre en boucle récursive le réel et le rationnel (une loop d’enquête abductive : production théorique de l’empirie – production empirique de la théorie) dans une conduite que nous envisageons comme relevant, cette fois, d’un engagement ethnographique complétant les engagements scientifiqueépistémopolitique et pratique que nous avons préalablement évoqués. 

Cet engagement ethnographique, nous pouvons en rendre compte plus précisément en des termes qui sont ceux de la philosophie de la Relation (Glissant, 2009) et de l’écart culturel (Jullien, 2018 ; 2016). Ces appuis initialement prévus pour penser la rencontre et la créolisation nous semblent toutefois pertinents pour décrire notre manière de prendre partsur le terrain et notamment faire le lien avec notre engagement scientifique (l’accointance avec les deux autres types d’engagement étant assez évident). La « collabor’action » que nous évoquions supran’est possible que si l’enquêteur ne se confond pas avec l’enquêté. L’un est l’autre s’allient autant par leurs ressemblances valoratives[26]que par leurs différences compétencielles[27] : « si près, tout autre », pour reprendre le titre d’un ouvrage de François Jullien (2018). Répétons-le, l’hypothèse continuiste confondant enquêteur et enquêté nous semble être une politesse égalitariste répondant à une forme de politically correctness[28], mais n’aide en rien à instaurer une Relation ethnographiquede soi avec soi et de soi avec les autres. Aussi souhaitions-nous envisager la dialectique implication-distanciation, dans la perspective de la solidarité de ces termes : entrer en Relation pour faire de la recherche en s’appuyant sur la raison etle sensible prévalant et émergeant à/de la rencontre. Les multiples sinuations entre la raison raisonnante et le sensible stimulant produisent des intuitions – vivacités du réel ethnographique – qui tendent, du côté de la distanciation, à se transformer en interprétations pratico-théoriques (logos) et, du côté de l’implication, à se convertir en interventions théorico-pratiques sur le terrain (ethos) ; l’une et l’autre permettant la relance de l’enquête et la remise en tension cohérente des éléments du couple implication-distanciation au sein d’un rationalisme appliqué.

Le principe qui consiste à distinguer pour mieux accorder (Glissant, 2009 : 72) nourrit pourtant, parfois (encore), l’accusation de rendre inaudibles ou muets les enquêtés, voire de les considérer comme bien incapables de produire des analyses étayées de ce qui leur arrive. Pourtant, il ne s’agit évidemment pas de faire taire qui que se soit – a contrario, la parole tierce s’avère tout à fait centrale –, à ceci près que les analyses que les enquêté.e.s produisent ne sont pas saisies comme des interprétations prêtes à l’emploi pour le chercheur – dans la mesure où elles diraient le sens exact de ce qui se passe –, mais bien comme des interprétations restant à interpréter et à mettre en lien avec une variété d’autres faits. Comme le précise Weber (2009), c’est seulement à ce prix que peut se maintenir une production scientifique tenue, tirant sa force d’une distanciation impliquée qui ne prend jamais pour argent comptant les compte-rendus des enquêtés. Ceux-ci sont confrontés au point de vue de l’ethnographe dans un rapport qui maintient les différences et entretient l’écart, non pour figer une hiérarchie, mais bien pour ouvrir à des apports mutuels et des « identités » susceptibles de cheminer vers de l’autre (et quelque exaptation – Jullien, 2018), de déplacer la pensée et l’action tant des sujets-sujets que des sujets-objets. Le travail ethnographique enjoint à rendre compte de manière détaillée, in situ et in vivo, de pratiques sociales, de leurs tenants, de leurs aboutissants, de leur cohérence, de la manière dont elles font sens pour celles et ceux qui y participent, mais ne saurait se contenter d’une simple logique d’adhésion-réplication des faire et des dire. L’enregistrement des ordres formels (i.e. l’examen moment-par-moment de l’activité en train de se faire et des composantes multimodales participant à l’accomplissement de l’activité) ainsi que la compréhension de la réflexivité praxéologique (production de sens) des actants ne peut suffire à la mise au jour des ordres réels – indéductibles des seules interactions – et le réarmement de la possibilité de la Relation.

Sur le terrain uzestois, la manière dont nous avons porté un intérêt particulier à la pratique (la nôtre[29], comme celle des autres), ainsi qu’à ses cohérences, s’inscrit dans le sillage du constructivisme structuraliste bourdieusien attentif à la fois aux aspects historiques et relationnels des faits sociaux qui sont toujours pris dans un lacis de liens passés et présents. À cette aune, le travail ethnographique ne peut se satisfaire ni d’un présentisme, ni d’un détaillisme, ni même d’un « situationnisme » (entendu, ici, comme une focalisation unique sur les propriétés de l’action). La densité des descriptions et la richesse des données ne valent que si elles font sens au-delà de la matérialité qui les rend discernables. Les informations recueillies n’ont pas nécessairement le même statut et s’il s’agit de les saisir comme des éléments explicites de la réalité dont ils ont été extraits, il faut aussi les envisager comme des signes attestant d’un social qui, lui, n’est pas directement observable. Il est notamment deux « lieux » du social auxquels il a fallu nous montrer particulièrement attentif : les histoires faites corps – autrement dit le social incorporé à la manœuvre des conduites personnelles –, et l’origine de ces héritages transmis par des processus de socialisation. Typiquement, ces topoï ne deviennent observables qu’à condition de se donner des moyens spécifiques afin d’y avoir accès[30]. Pour ce qui est du repérage des dispositions, seul un suivi précis des personnes dans divers contextes permet un repérage des répertoires des propensions à agir, sentir, penser, et de comprendre les modalités d’actualisation ou de mises en veille des schèmes d’action (Lahire, 2002). Quant à l’identification des origines sociales (sociogenèse) des comportements observés hic et nunc, ce n’est que par l’entremise d’entretiens ethnographiques conduits auprès des personnes les plus âgées, portant sur le passé économique du village, de la région et l’évolution des conditions d’existence (i.e. en resituant le site d’enquête au sein de cadres historiques et sociaux plus généraux), qu’il nous a été finalement permis de saisir combien des situations passées (en l’espèce, le métayage) marquent encore au présent les corps, les esprits et les conduites (Granjon, à paraître). 

La mise au jour de ces phénomènes d’hystérésis portés par un inconscient collectif qui ne nous étaient pas apparus centraux durant un long moment (plusieurs années) – bien qu’ils aient à l’évidence une forte valeur heuristique –, avait pour condition de possibilité que l’on déporte notre attention sur des sujets sociaux qui, a priori, n’étaient pas ceux qu’il nous semblait devoir interroger prioritairement. De même, l’intérêt pour les aspects dispositionnels a nécessité que l’on amende nos manières de participer : suivre une personne peut s’envisager à la manière d’un détective, à distance et à couvert – mais alors, sans pouvoir prendre part à certaines situations –, ou bien façon « bodyguard », en proximité et à découvert, permettant l’accès à une grande variété de moments, mais sans que l’on puisse justifier notre présence autrement que par le fait même d’enquêter. L’engagement ethnographique nécessite donc des dispositions particulières à l’enquête – notamment à l’adaptation et à l’innovation –, permettant d’effectuer les réglages méthodologiques les plus pertinents, parfois contre tout attente. Et le meilleur moyen de travailler à son efficacité scientifique (avoir un rapport pratique à l’observation participante) est encore de se soumettre aux exigences de l’objectivation participante, c’est-à-dire de se livrer à une exploration réflexive des « catégories de pensée impensées qui délimitent le pensable et prédéterminent le pensé » et donc le faire ethnographique concret (Bourdieu, 1982 : 10) : « En fait, l’objectivation n’a quelque chance d’être réussie que si elle implique l’objectivation du point de vue d’où elle est conduite. Bref, c’est l’alternative classique entre d’un côté ‘‘l’observation participante’’, immersion nécessairement mystifiée, et l’objectivisme du regard absolu de l’autre, qui interdit d’apercevoir la possibilité et la nécessité d’une objectivation participante » (Bourdieu, 1978 : 67). Pouvoir dire quelque chose des choses, c’est se mettre en capacité de pouvoir dire quelque chose de soi disant quelque chose des choses et donc s’assurer que la théorie soit aussi une théorie de l’écart entre distanciation et implication, entre théorie et expérience pratique, à distance des fétichismes tant positivistes que théoricistes. Comme le rappelle Jullien (2016), l’écart maintient en tension et promeut la possibilité d’un commun qui, en l’occurrence, ne se réfère à rien qui ne soit de l’identique, comme dans l’hypothèse continuiste qui fait du semblable le principium de son positionnement éthico-pratique. Aussi, il nous semble que tant les rôles (théorie-pratique ; enquêteur.e.s-enquêté.e.s) que les dynamiques (implication-distanciation) que porte et définit le travail ethnographique doivent être pensés sous les auspices de l’écart qui en fait des ressources et non des mêmes (ou des différents). Maintenir des écarts (des entre ouverts actifs), c’est ce donner la possibilité d’engager une prospection permanente, ce qui nous semble constituer une bonne manière de conduire des enquêtes, loin d’un « abandon irréfléchi aux aperceptions indigènes, au moralisme ordinaire, aux séductions de la pensée officielle et aux règles de la bienséance académique » (Wacquant, 2011 : 219).

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Les quatre types d’engagement (i.e.manière de se lier à la pratique d’enquête) que nous venons de rapidement passer en revue décrivent donc les principaux appuis de ce que nous avons provisoirement appelé une recherche engagée ethnopratique. Celle-ci entretient quelque accointance avec d’autres styles du faire scientifique, comme la recherche-action coopérative(Souchard, Bonny, 2015), la recherche de plein vent(Nicolas-Le Strat, 2018 ; Denouël, Granjon, 2019), la médiation contributive critique(Uhalde, 2018) ou encore les laboratoire sociaux par la recherche-action(Bazin, 2019). Nous en partageons notamment le logiciel central qui envisage la production de connaissance comme un des moyens de participer à la mise en œuvre, au maintien ou au renforcement de processus de transformation sociale à des fins d’émancipation. Nous sommes également convaincus que ces échangespar la recherche qui sont censés apporter du changementne sont pas simples à déployer tant ils nécessitent la production ad hocde référentiels d’analyse et d’action communs. Les intellectuels collectifs qu’il nous intéresse de faire émerger se fondent, en effet, sur des hybridités qui naissent toujours d’abord du désordre d’un faire-penser-ensemblequi ne peut s’appréhender autrement que chemin faisant et nécessite de se laisser affecter par une forme d’intranquillité(Denouël, Granjon, 2018), disposition essentielle à l’exercice d’une critique non dogmatique, ouverte aux situations et à la sinuationentre sensibilités, imaginaires, intuitions et analyses[31].

Pour autant qu’il s’agisse de sinuer dans un intervalle, nous restons persuadés que les outils propres aux sciences sociales peuvent jouer un rôle éminent dans l’accompagnement et l’élaboration de politiques émancipatoires des plus concrètes. Aussi, nous ne pensons pas que la scène de la recherche doive « échapper à tout scénario méthodologique » (Nicolas-Le Strat, 2016 : 253), de la même manière qu’il ne nous semble pas superflu de problématiser avant d’aller voir de plus près, tout en laissant ouverte, en permanence, la possibilité au réel de pouvoir faire retour sur le modèle du travail de terrain ethnographique. Un plan de recherche n’est pas une assignation à résidence scientifique, mais se présente plutôt, selon nous, comme le meilleur moyen de pouvoir entrer de plein pied dans la réalité quitte à ce que celle-ci puisse, à l’usage, nous faire la leçon et nous amener à réviser notre vue et à penser plus avant notre point de vue. Le chercheur est-il vraiment censé faire « l’expérience, sans cesse renouvelée, de sa propre ignorance » (Nicolas-Le Strat, 2016 : 257) ? Pour notre part, nous estimons qu’il devrait moins s’agir d’ignorance que de modestie, laquelle ne doit pas uniquement être de nature épistémologique, mais également d’ordre pratique et politique : celle d’un faire-avec jugé à l’aune de sa portée instituante et de sa faculté à élever concrètement la capacité d’action et de penser de tou.te.s – y compris du/de la chercheur.e. À l’instar du rappel qu’effectue Daniel Cefaï quant à « l’épreuve de la bonne distance [sociale qui] n’est pas codifiable de façon objective » (2003 : 557), les diverses épreuves de la recherche engagée ethnopratique et de la bonne distance épistémopolitique n’ont de cesse d’être respécifiées par les enjeux, les conjonctures, les rôles tenus et assignés des uns et des autres. Les formes d’ajustement pratique qui en découlent s’inventent donc in vivo et in situ, davantage qu’elles ne s’échafaudent préalablement. Pour autant, cela n’empêche aucunement de se pré-disposer. À Uzeste, cette exigence de l’impromptu résonne particulièrement avec un inconscient collectif structurant nombre de discours, d’attitudes et de comportements : ceux qui n’engagent à rien, mais aussi et surtout, ceux qui ont une portée réellement politique – qui engagent véritablement parce qu’ils lient – en ce qu’ils relèvent d’un devoir d’invention d’une ruralité critique.

Bibliographie  _________

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[1]« Grande fête des arts » en gascon.

[2]Bernard Lubat définit l’œuvrier« comme celui qui invite à l’œuvre », un ouvrier de la création : « Tout le monde est à l’œuvre de lui-même ».

[3]« Engagée » ne veut pas dire, ici, nécessairement militante.

[4]« Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on en dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas de question préalable, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit » (Bachelard, 1999 : 14).

[5]La pratique de la recherche peut toutefois s’apprendre et se développer ailleurs qu’à l’Université dans des espaces professionnels, militants, d’éducation populaire qui, la plupart du temps, peuvent être considérés comme des espaces publics oppositionnels(Negt, 2007 ; 2006).

[6]Le terrain uzestois nous a notamment mis face à des sujets sociaux qui, pour certain.e.s, théorisent depuis des modèles d’analyse pour partie empruntés aux sciences sociales et humaines, notamment la philosophie, appuis conceptuels que nous avons intégrés à notre propre construction d’objet sans jamais s’y résumer et en en développant certains des aspects largement sous-exploités (Granjon, à paraître). Cette double opération « théoriquement compréhensive » a été envisagée comme pouvant, précisément, constituer un levier efficace pour co-construire des formes de « collabor’action » visant certaines formes de changement. La plupart des enquêté.e.s n’a toutefois, la plupart du temps, qu’une connaissance très limitée des SHS.

[7]Nous devrions d’ailleurs nous interroger sur le sens de ce « commun » dans le syntagme « sens commun ». Il n’est pas du tout sûr que ce que nous souhaitons désigner généralement par là soit de fait, toujours, un commun en partage. Il est sans doute parfois aussi un point de vue singulier, cette singularité relevant d’une certaine forme de commun (e.g. lié à des phénomènes de socialisation), mais désignant toutefois moins une pensée distribuée qu’une pensée mis en forme par du collectif, relevant d’une subjectivité/personnalité particulière. Il y aurait donc un sens commun qui relèverait par exemple de la doxa ou de l’idéologie (adhésion à une vision du monde partagée), mais il en existerait un autre type, par ailleurs travaillé par les singularités du sujet (trajectoires, capitaux, etc.). Pour l’ethnométhodologie, le sens commun serait plutôt « la manière dont les individus font et disent ce qu’ils font et disent lorsqu’ils agissent en commun » (Ogien, 2008).

[8]De son côté, l’ethnométhodologie a promu une vision de la réflexivité qui fait du direle pivot d’un social qui, au fil des énoncés produits dans le cours de l’action, se construit dans un partage du sens, de l’ordre et de la rationalité praxéologique.

[9]Les théories à disposition sont censées dire quelque chose du réel effectif, mais n’épuisent pas ce réel. L’objectivité en sciences sociales ne tient donc pas tant à l’élaboration de LA bonne théorie qui serait susceptible de rendre compte totalement du monde tel qu’il existe vraiment, mais tient plus simplement à l’explicitation du point de vue spécifique que l’on pose sur la réalité pour en rendre compte. Être objectif ne tient ni à la possibilité de rendre compte du monde tel qu’il va dans une appréhension directe de ce dernier, ni détenir la « martingale théorique » susceptible de tout expliquer, mais d’être en capacité d’expliciter le regard que l’on pose sur les choses et qui nous permet de dire quelque chose de ces choses.

[10]Aussi, s’agit-il pour le sujet scientifique d’objectiver son propre stock de savoirs produit par l’expérience ordinaire (représentations, savoirs expérientiels) et d’envisager que la réalité ne se résume jamais ni à ce qu’on nous a appris à en penser, ni à la manière dont elle se présente simplement à nos sens 

[11]La chose apparaît d’autant plus cocasse que certains développements constructionnistes souffrent à l’évidence d’amphigouri théorique et ne sont, par ailleurs, pas exempts d’une tendance à l’essentialisme (Makaran, Gaussens, 2020).

[12]Cet égotisme académique a évidemment quelque incidence sur la construction de l’objet, mais aussi, en amont de cette opération, sur le choix même dudit objet. Et force est de constater qu’il résonne souvent avec ce que Marc Uhalde nomme « un modèle implicite d’expression identitaire », c’est-à-dire une « aspiration contemporaine des individus à expliciter leur expérience personnelle d’une position sociale donnée, à trouver sens et intérêt à cette expression » (2018 : 109).

[13]Cf. https://fabiengranjon.eu/seminaire-controverses-critiques-2018-2019/.

[14]Mais aussi les sphères médiatique (fake newsalternative facts, post-vérité) et politique (mensonge, simulacre, complotisme).

[15]Zygmunt Baumann considère, par exemple, que le sociologue doit essentiellement œuvrer en tant qu’un interprète sensible de la réalité sociale.

[16]Sans doute peut-on identifier de surcroît deux autres formes de critique : sociale et utopique. La critique sociale vise la conduite de luttes individuelles et/ou collectives dont l’objectif est de peser sur les institutions, les lois, les droits, les règles, les normes, les conventions, etc., par le biais desquelles les formes de domination obligent les sujets sociaux. Il s’agit en quelque sorte de desserrer l’étau des contraintes qui s’exercent depuis une certaine extériorité, et dont la condition de possibilité est une évaluation normativement fondée des situations mises en cause. S’il est convenu que le bénéfice émancipateur tient à la sortie positive du conflit politique engagé pour obtenir gain de cause, il nous semble toutefois possible de considérer qu’à partir du moment où l’on s’indigne, l’engagement dans la critique sociale peut également constituer, pour le ou les individus qui s’y adonnent, une puissance-autonomie d’agir qui les dégage, incomplètement et momentanément, des dominations dont ils ont posé le refus. La critique utopique serait, pour sa part, une forme de puissance-autonomie de l’imagination visant à concevoir un rapport à soi, aux autres et au monde porté par des possibles : « L’imagination maintient en éveil le principe de plaisir en suggérant que l’accessibilité au bonheur n’est pas un rêve impossible. Face à la servitude imposée par le principe de réalité, la fonction critique de l’imagination consiste au moins à ce que les aspirations à la liberté et au bonheur ne soient pas oubliées » (Lachaud, 2015 : 130-131). Autrement dit, la critique utopique permet d’entretenir des projets « où se joue et se rejoue, dans une indétermination constante, l’ultime manifestation de la liberté au sein d’un univers réifié [et qui] participe[nt] en ce sens au développement de l’Histoire en perpétuant la quête de la liberté comme déclinaison » (Lachaud, 2015 : 69).

[17]Aussi, pour Michel Foucault, être critique, c’est tenter de répondre à la question : « comment ne pas être gouverné ? » ou, plus exactement, comment ne pas être gouverné de telle manière, au nom de tels principes en particulier. Pour le philosophe, l’attitude critique naît de cette exigence morale et politique qu’est « l’art de ne pas être tellement gouverné » (1990 : 38) : un « art de l’inservitude volontaire », une « indocilité réfléchie », « ne pas rester en état de minorité ». La critique porte, en cela, la nécessité de quitter sa position d’individu assujetti et dominé.

[18]Dans son programme pour la Théorie critique, Horkheimer en appelait par exemple à la réalisation d’un matérialisme interdisciplinaire qu’il concevait comme la rencontre nécessaire, entre la philosophie sociale et la recherche empirique, notamment sociologique. Pour Horkheimer, dans les pas de Marx, il s’agissait donc de partir du « concret réel » et de procéder par abstraction, en faire un concret-pensé, c’est-à-dire en faire a minima l’histoire et la sociologie, en décomposant le tout en unités d’analyse pour l’appréhender de nouveau comme un tout, mais un tout recomposé par une médiation théorique qui l’éclaire sous un nouveau jour. Horkheimer proposait ainsi, dans les années 1930, de mettre en œuvre ce qu’il nommait une dialectique ouverte. Si sa proposition ne posait pas tout à fait l’ensemble des disciplines comme devant être mobilisées sur un même pied d’égalité (la philosophie devant exercer un magistère sur les sciences empiriques), elle avait pour force de porter la nécessité d’une analyse sur matériaux des structures sociales, des sujets sociaux et des productions symboliques (science, culture, etc.) qui en sont le produit autant qu’elles les produisent. Le matérialisme interdisciplinaire d’Horkheimer reconnaissait notamment le fait que sciences sociales et philosophie avaient intérêt à dialoguer pour éviter de tomber dans l’empirisme, l’idéalisme, mais aussi pour élaborer de concert et mettre au clair les ontologies, les axiologies et les gnoséologies au principe de leurs productions, lesquelles sont mobilisées le plus souvent sans être nécessairement explicitées. Or la critique ne saurait être pleinement efficace sans une certain niveau de réflexivité qui nécessite l’apport d’approches aujourd’hui considérées comme disciplinaires, c’est-à-dire des savoirs aujourd’hui disciplinés et séparés les uns des autres alors qu’ils ont tout à faire ensemble. 

[19]Le moment de la connaissance se présente comme un préalable à celui de la transformation, tout du moins dans l’optique d’un changement de portée collective qui nécessite coordination, tactique, stratégie et donc de connaître ce qu’il faut dépasser, ce de quoi il faut s’émanciper et la manière dont il est éventuellement possible de le faire. Toutefois, il n’y a pas de préséance de la théorie sur la pratique. Ce ne sont pas les idées qui font les révolutions, mais plus certainement les révolutions qui font les idées en ce sens que les premières sont susceptibles de valider les secondes. Autrement dit, la pensée matérialiste n’est pas la force première de la transformation sociale, laquelle ne saurait advenir sans un changement pratique radical des rapports sociaux (de classe).

[20]Cette prévention conduisant même d’aucuns à se demander s’il ne faudrait pas « renoncer au travail d’interprétation du monde pour tenter, un tant soit peu, de le transformer » ? (Poupeau, 2013 : 71)

[21]Nadine Souchard et Yves Bonny (2015) parlent de « penser symétriquement l’agir en recherche de la société et l’agir en société de la recherche ».

[22]« Allez-y, devenez indigènes, mais revenez en sociologues ! » (Wacquant, 2011 : 215).

[23]La production scientifique pourrait être comparée à un travail de prise de vue photographique. Le chercheur est une espèce de photographe et la connaissance scientifique une sorte de photographie. Quand il fabrique une image, le photographe effectue à tout le moins trois opérations dont il a plus ou moins conscience : a) il isole une part de la réalité (par choix, en conscience, mais parfois ladite réalité peut s’imposer au photographe) que l’on peut appeler par convention « cadre de vue » ; b) il occupe une place par rapport à cette réalité (plus ou moins éloigné topologiquement, plus ou moins partie prenante – embarqué/impliqué – de la scène qu’il photographie) qui définit un angle de vue ; c) il choisit un appareillage particulier (boîtier, optique, temps de pause, sensibilité, etc.) pour construire une image depuis un point de vue qui dépend des outils mobilisés, lesquels relèvent d’un ajustement avec ce qu’il y a à photographier. L’ensemble de ces opérations constitue ce qu’on pourrait appeler un regard, dont la singularité tient à l’agencement de ces différents éléments (leur combinaison). Le social scientist n’est pas, fondamentalement, dans une situation différente de celle du photographe. En premier lieu, lui aussi isole une part de la réalité qui tient soit d’un arbitrage personnel (des intérêts de connaissance), soit d’une « proposition » extérieure (une demande sociale), parfois des deux – selon des accommodement plus ou moins conflictuels. Il travaille ainsi sur des objets de recherche qui ne peuvent être la réalité dans sa totalité (le monde), mais qui relèvent d’une « soustraction » effectuée sur celle-ci (cadre de vue). En second lieu, le chercheur occupe, tout comme le photographe, une position singulière par rapport à son objet, réglée à la fois par son rapport affectif audit objet, sa position dans l’espace, non plus topographique mais social, avec cette particularité tout à fait centrale, qui est qu’il fait partie (en tant que sujet social) de la réalité qu’il scrute. Le chercheur en sciences sociales est lui-même un sujet social, au même titre que les personnes qu’il étudie et, à ce titre, il est inclus dans l’univers de l’objet qu’il analyse. En dernier lieu, les connaissances scientifiques produites dépendent, elles aussi, des outils avec lesquels elles ont été fabriquées. En l’espèce, les technologies mobilisées (théories, concepts) ne sont plus optiques, mais intellectuelles. Selon que l’on utilise tel concept ou tel autre, on change de point de vue. Si la perspective déductive donne beaucoup d’importance au « point de vue », c’est-à-dire à l’appareillage théorique dont elle estime qu’il doit se trouver en amont de la démarche de recherche et que celui-ci configure notamment l’angle de vue et détermine les questions posées à la réalité, la perspective inductive fait, elle primer les faits empiriques dans leur combinaison à des angles de vue, combinaison qui est censée déterminer les questions posées à la réalité, et renvoyer et/ou conduire à des approches théoriques, lesquelles se trouvent donc plutôt en aval du processus. 

[24]Le travail d’observation participante se fait en immersion sur un terrain dont les frontières se construisent chemin faisant au vu des enjeux émergents de la situation à l’étude et de l’évolution des questionnements à l’œuvre. 

[25]Un exemple s’impose peut-être ici : une large partie des données recueillies sur le terrain uzestois avait initialement pour objectif de documenter les processus d’individuation critique. Observations des espaces poïélitiques de la Compagnie Lubat et entretiens auprès notamment des personnes les fréquentant ou les ayant fréquentés nous ont ainsi permis de récolter nombre d’informations utiles correspondant techniquement à une mise à l’épreuve des faits de nos vues et des points de vue qui les avaient forgées. Ces données, très riches, nous ont permis d’ouvrir d’autres chantiers thématiques (e.g. sur l’improvisation) qui ont posé la nécessité de raccorder ce que nous avions observé « de surcroît » à d’autres schèmes explicatifs nous permettant de creuser davantage ces nouvelles pistes.

[26]« La convergence normative constitue probablement l’un des paliers de la confiance élaborée dans la relation d’intervention, mais on peut soutenir l’hypothèse que l’intervention ne se résume en aucun cas à ce lien de confiance (Guillaume, Uhalde, 2003) » (Uhalde, 2018 : 108).

[27]Nous faisons ici référence à la compétence analytique, non à ce que Harold Garfinkel (2007) nomme la « compétence de membre ».

[28]Cela peut, évidemment, aussi, relever d’un axiome éthico-politique posant que nous sommes tous acteurs et tous chercheurs ; principe qui, chez les chercheur.e.s les plus réalistes, est néanmoins systématiquement assorti d’une prévenance, spécifiant par exemple une « différenciation des contributions » (Souchard, Bonny, 2015).

[29]La tenue d’un journal d’enquête composé de trois volets (intime, de recherche, de terrain) et l’appui d’une auto-socioanalyse constituent, en l’espèce, les outils réflexifs indispensables pour répondre à la nécessité de se penser soi cherchant et d’objectiver sa propre pratique scientifique. Herbert Blumer considère, par exemple, qu’il est de la plus grande importance de pouvoir objectiver les « représentations sous-jacentes » qui cadrent le regard de l’ethnographe, lesquelles constituent, en quelque sorte, les prémisses de l’enquête. L’ethnographe, dans la mesure où il rentre en interaction avec les sujets sociaux qu’il prend pour objet d’étude (implication), fait évidemment partie du phénomène social qu’il analyse (distanciation). Le réglage dialectique entre proximité et distance doit être en permanence évalué à tout le moins sous deux aspects. D’une part, appréhender en quoi la présence participante de l’ethnographe fait sens et modifie les situations auxquelles il prend (sa) part ; d’autre part, considérer en quoi les pratiques concrètes de l’implication influencent le travail d’objectivation. Un troisième élément peut même être rajouté à ce diptyque, consistant à questionner en quoi ce travail réflexif conduit à d’éventuels ajustements.

[30]Il est des choses invisibles dont on est néanmoins en capacité (théorique) de postuler l’existence, mais il est aussi des éléments qui sont invisibilisés par l’encapacitation théorique (toute théorie a une ombre portée qui place dans l’obscurité certains éléments de la réalité sociale). Il est enfin des composantes du social que l’enquêteur ne sait pas (saurait) voir, non par choix théorique, mais parce que ses dispositions le contraignent à mal voir ou à ignorer, et donc à ne pas avoir/produire connaissance (elles deviennent indicibles).

[31]Cette sinuation conduit par exemple Marc Uhalde à s’interroger : « peut-on accepter une ‘‘mauvaise’’ appropriation d’une analyse sociologique au bénéfice d’un ‘‘bon’’ changement social ? » (2018 : 103).


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