Colloque – SHS, dominations et réflexivité – Université Paris 8
Jeudi 8 décembre 2022 – Maison de la recherche – salle A2-201
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9h30 – Introduction – Les moments réflexifs des sciences sociales engagées. Auto-socio-analyses et approches biographiques – Fabien Granjon
Il me revient d’ouvrir le colloque « SHS, dominations et réflexivité » et j’aimerais évidemment commencer par remercier toutes et celles et ceux qui ont rendu possible cette journée : Mes collègues de la Commission de la recherche de Paris 8 qui nous ont accordé quelque émolument ; Nathalie Méziane et Fathé Manseur du Service de la recherche qui a assuré avec diligence et bonne humeur la logistique de l’événement ; le Service de création audiovisuelle qui assurera, ce matin, une captation vidéo partielle de nos travaux ; mes collègues d’EXPERICE : Irène Pereira, Martine Morisse et Vanessa Orain qui ont bien voulu tenir le rôle de discutantes et… bien évidemment, nos éminentes et éminents conférencières et conférenciers : Rose-Marie Lagrave, Christine Delory-Momberger, Gérard Mauger, Manuel Cervera-Marzal, Florent Gabaron-Garcia et Colin Robineau.
Le colloque a été structuré en trois parties : ce matin et en début d’après-midi, se dérouleront deux sessions, respectivement animées par Irène Pereira et Martine Morisse, regroupant chacune trois interventions d’une demi-heure environ, qui seront systématiquement suivies par une phase de discussion et à 16h30, nous projetterons le film de Jean-Gabriel Périot Retour à Reims [fragments], tiré de l’ouvrage éponyme de Didier Eribon. Nous ouvrirons à la suite de cette projection une dernière séquence de discussion pour terminer selon toute vraisemblance vers 18h30 par un pot de fin. Voilà pour ce qui est de la forme…
1. Objectiver le sujet de l’objectivation
Permettez-moi, maintenant de dire quelques mots supplémentaires sur le fond, à commencer par la thématique du colloque dont le terme pivot du titre et celui de « dominations ». Cette position nodale du vocable « dominations » inscrit d’emblée les intérêts de connaissance au principe de cette journée dans une démarche critique.
Aussi aimerais-je rappeler que les approches critiques en sciences humaines et sociales ont vocation, par un travail du négatif axiologiquement fondé (c’est-à-dire une évaluation), à mettre au jour (décrire) et analyser (expliquer et comprendre) les diverses formes d’assujettissement qui pèsent sur les agents sociaux. Elles visent aussi à penser les processus d’émancipation passés, actuels et potentiels que ces agents sociaux peuvent mettre en œuvre pour, précisément, se défaire des dominations qui les restreignent, les assignent, les isolent. Dans une telle perspective, les faits et les personnes sont tributaires d’une historicité et de rapports sociaux que la recherche critique se donne pour mission d’objectiver à des fins d’explication et de transformation. Et dans la mesure ou le/la chercheur.e est lui ou elle aussi un agent social embarqué par et dans le monde qu’il.elle étudie, il lui est nécessaire, par éthique, de faire œuvre de réflexivité et d’objectiver sa propre démarche d’objectivation, pour contrôler au mieux sa production de connaissance sous un angle à la fois axiologique, politique et épistémologique. Le chercheur critique doit ainsi mettre au jour les pentes sociales-morales qui structurent ses activités. Il doit s’interroger sur la manière dont il choisit ses objets, dont « il se fait des idées », dont il met en ordre les faits qu’il étudie et, comme l’affirme Max Horkheimer : « sur les raisons pour lesquelles […] il s’occupe avec passion de telle chose et non de telle autre ». Cette invitation à questionner le sujet réfléchissant s’agissant des conditions dans lesquelles il pratique ses activités et cette attention à un soi cherchant et agissant en des contextes historiques et sociaux qu’il s’agit toujours de préciser, a donc donné lieu à des manières de faire science au sein desquelles les dimensions biographique, existentielle et auto-analytique occupent une place particulière.
Aussi pourrait-on avancer que l’attention critique définit un premier moment réflexif correspondant peu ou prou à la thématique de ce matin. Celui-ci repose sur des techniques de soi analytiques et cherche à saisir la dialectique du sujet et de l’objet ou, comme le formulait Lucien Goldmann, à rendre compte de leurs identités partielles. Le travail réflexif du sujet de l’objectivation nécessite de remonter dans le temps subjectif afin d’objectiver sa position, ses appartenances et sa trajectoire dans l’espace social. Il faut ainsi considérer que le social scientist est engagé dans et par la société en tant que sujet individuel socialement positionné et qu’il est délicat d’avoir la prétention de réfléchir sur la réalité sociale sans avoir à se soucier du rapport entretenu à celle-ci. L’impératif de réflexivité enjoint donc d’utiliser les armes des sciences sociales contre elles-mêmes. Gérard Mauger ne manque pas une occasion de rappeler qu’il s’agit de contrôler le rapport subjectif à l’objet, le rapport aux conditions sociales de production de cet objet, notamment sous un angle normatif et historique, ainsi que le rapport « objectif » à l’objet, spécialement sous l’angle de l’anthropologie sociale qui se trouve mobilisée dans la pratique de l’activité scientifique. Aussi s’avère-t-il nécessaire de prêter une attention particulière aux modalités d’inscription des chercheurs dans le champ scientifique et de prendre la pleine mesure de l’« inconscient » lié à leurs positions disciplinaire(s) et académique(s). De facto, chercheurs et chercheuses sont engagés dans et par une pratique singulière normalisée par des règles et des procédures épistémologiques établies par des institutions. Celles-ci sont des sujets collectifs d’un genre particulier, mais eux aussi structurés par des rapports sociaux et structurant les pratiques de ceux qui y participent. Il est inévitable, ici, de citer Pierre Bourdieu :
« Comment prétendre faire la science des présupposés, sans travailler à se donner une science de ses propres présupposés ? Notamment en s’efforçant de faire un usage réflexif des acquis de la science sociale pour contrôler les effets de l’enquête elle-même et s’engager dans l’interrogation en maîtrisant les effets inévitables de l’interrogation. Le rêve positiviste d’une parfaite innocence épistémologique masque en effet que la différence n’est pas entre la science qui opère une construction et celle qui ne le fait pas, mais entre celle qui le fait sans le savoir et celle qui, le sachant, s’efforce de connaître et de maîtriser aussi complètement que possible ses actes, inévitables, de construction et les effets qu’ils produisent tout aussi inévitablement » (Bourdieu, 1993 : 904-905).
Plus précisément, penser de manière réflexive les sciences humaines et sociales telles qu’elles se pratiquent enjoint notamment d’objectiver les formes de domination propres au champ académique dont Bourdieu précise que les dominants tendent à y imposer comme norme universelle de la valeur scientifique « les principes qu’ils engagent eux-mêmes consciemment ou inconsciemment dans leurs pratiques, notamment dans le choix de leurs objets, de leurs méthodes ».
Mais il est également un autre point par rapport auquel l’exigence réflexive ouvre à un aggiornamento. L’effort réflexif permet en effet d’actualiser une déprise claire d’avec un certain ethnocentrisme scientiste qui tend à envisager le monde social comme un spectacle composé de significations à interpréter, plutôt que de nous amener à le considérer comme une série de problèmes concrets qu’il s’agit de résoudre. Gérard Mauger rappelle souvent que lutter contre la détérioration des conditions de possibilité d’une production scientifique critique ne peut seulement se présenter comme la défense d’une skholè qui soit dégagée d’un intérêt pour les urgences du monde et ce, pour autant qu’elle doive s’affranchir des urgences ordinaires du monde. Travailler à la possibilité d’une science critique réflexive ne peut revenir à revendiquer l’exercice d’une « pensée pure » qui, voyant les choses de tellement haut, en oublierait qu’elle est le fruit de conditions sociales particulières qui en font certes sa force, mais ne sont néanmoins pas celles de la plupart des sujets sociaux qui en sont les objets. Autrement dit, l’opération de mise à distance du réel directement perçu ne peut se contenter d’une conception du monde comme représentation. En cet endroit, la critique, parce qu’axiologiquement fondée, permet plus aisément de se distancier sans s’éloigner du monde tel qu’il va, sans réserver ses analyses à la seule connaissance scientifique et sans perdre conscience de l’illusio propre à la condition scolastique, fut-elle détériorée et soumise à une hétéronomie croissante. Ici, la réflexivité rejoint d’une autre façon la critique car elle permet que les sciences humaines et sociales ne se confinent pas au confort de la scolastique et se mettent réellement au service de la puissance de penser et d’agir de sujets sociaux.
Une fois établie cette nécessité réflexive, force est de souligner qu’il existe de sensibles inflexions dans les manières mêmes d’objectiver le sujet de l’objectivation épousant des formalismes assez variés tenant à la fois aux traditions disciplinaires, aux appareillages théoriques mobilisés et aux attendus de l’exercice réflexif : journaux, autobiographies, histoires de vie, récits de vie, égo-histoires, auto-ethno-biographies, objectivation participante, auto-socioanalyses, et j’en passe… De facto, il existe de nombreuses modalités pratiques de mise en œuvre du travail réflexif qui n’attribuent d’ailleurs pas la même place au repérage des formes de domination et des rapports de pouvoir. À l’évidence, le fort beau et instructif livre de Rose-Marie Lagrave Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe ne repose pas sur un travail réflexif de même nature que celui que met en œuvre Manuel Cervera-Marzal dans son Portrait du politiste en funambule. À n’en pas douter, leurs interventions ne manqueront pas de revenir sur leurs spécificités respectives.
Les journaux de recherche tels que, par exemple, définis et pratiqués dans le sillage de Rémi Hess portent centralement sur des matériaux existentiels. Ils se veulent des mémoires externes au plus près des gestes, des opérations et des affects les plus ordinaires, « sous la protection des jours communs » comme l’écrivait Maurice Blanchot. Mâtinés des attendus d’une ethnométhodologie assez largement révisée, ce sont en ce cas, des micro-praxis et des activités au sens entendu par les practices-based studies qui sont objectivées. Il s’agit alors de partir des actions et des activités ordinaires considérées comme la matière première de la production réflexive et de l’activité scientifique. Ce qui n’est pas directement observable par le biais d’un vu, d’un entendu ou d’un ressenti ne compte donc pas. Tout le nécessaire réflexif tend alors à se condenser dans le temps de l’action et de ses conséquences affectuelles. C’est ici le fait de documenter actes et affects qui ouvre à une compréhension de soi, par recomposition interprétative de l’expérience vécue et du contexte où celle-ci a pris sens. Notamment, c’est l’exégèse des affects négatifs et autres passions tristes qui révèle le diariste à lui-même et lui permet de conscientiser les formes de domination qui s’appliquent à lui. Pour autant, il n’est pas envisagé de s’intéresser à des questionnements plus structurels car, précisément ils ne sont jamais les éléments les plus visibles de l’action ordinaire. L’effort réflexif porte donc en ce cas, pour l’essentiel, sur la mise au jour d’un ordre concret censé pourvoir à sa propre intelligibilité. On devine alors que ce type de réflexivité va différer de celui porté par les approches constructivistes-structuralistes, qui considèrent par construction et par conviction – sur un plan épistémo-politique pourrait-on dire –, qu’il n’y a de science (y compris de soi) que du caché et qu’il n’y a de critique (y compris de sa propre condition) que du dévoilement. Car on peut décemment douter que la nécessité de rendre compte de soi saurait simplement se satisfaire d’une description des accomplissements dans la pratique. Or dans les perspectives centralement attentives au cours des actions et des affects les plus ordinaires, la charge réflexive résulte pour l’essentiel d’une production éminemment locale, indexicale et se présente comme le précipité d’accomplissements pratiques soumis à une herméneutique à mi-chemin entre praxéologie et clinique.
Si l’on prend maintenant le cas des ego-histoires, nous avons affaire à un tout autre programme. S’agissant de celles que j’ai eues l’occasion de lire, l’attention est surtout portée sur ce qui aurait déclenché le « désir d’histoire », sur les « cohérences rétrospectives » comme les nomment Antoine Arjakovsky et sur les trajectoires académiques relevant de l’excellence, touchant presque toujours à des instances et des institutions prestigieuses : Henri IV, les khâgnes, l’ENS, l’agrégation vécue comme un haut fait valant preuve de supériorité ad vitam aeternam, l’IUF, le collège de France, les maisons de l’Académie de France, les cafés du quartier latin, etc. ; autant de marques censées attester la grandeur de ceux qui y sont passés et y font carrière, faisant par exemple écrire à Pierre Nora qu’il n’est, à l’évidence, pas un « universitaire pur ». Le style est souvent ampoulé, à l’exact opposé de l’écriture plate défendue par Annie Ernaux, artificiellement littéraire et un rien déréalisant. Les carrières sont nécessairement internationales, les vies hors académie minuscules, les généalogies intellectuelles illustres et les amitiés glorieuses. Les outsiders et autres transfuges de classe n’ont qu’à bien se tenir !
Les rares fois où des situations de domination sont évoquées, se sont celles d’insiders qui ont des trajectoires vaguement descendantes qui restent très éloignées des processus véritables de déclassement. Trajectoires « en pente douce » qui sont même parfois portées haut, attestant une forme de relâchement somme toute fort distinguée et tendant à souligner de mémorables capacités personnelles : ténacité exceptionnelle, grande force intellectuelle, rigueur exemplaire, éloquence impressionnante, recherches qui pourraient « faire école »… Fausses modesties et débords égotico-narcissiques vont donc parfois bon train. Le for intérieur qu’il faudrait là écrire avec un « t », n’est pas tant le tribunal d’un intime socialisé qu’une tribune dispendieuse et complaisante de soi. Ici, l’illusion biographique apparaît moins comme un travers à surveiller que comme un outil de la fictionnalisation-artificialisation de soi, laquelle comme l’a écrit Daniel Bensaïd dans Une lente impatience, « flatte l’illusion rétrospective d’un parcours cohérent fondé en raison » et relance une forme de métaphysique du sujet.
Ce serait toutefois assez injuste de faire passer toutes les opérations réflexives des historiens pour des bassins de décantation du tout à l’égo. Les efforts pour donner du sens à des archives de soi, pour élucider des trajectoires sociales et objectiver des positions dans le champ universitairepeuvent être tout à fait passionnants et éclairants. Quand elles sont produites par Georges Duby, Michelle Perrot ou Eric Hobsbawm, les ego-histoires ou les autobiographies cherchent moins à souligner la grandeur de leur personne qu’à rendre compte, parfois sans concession, de la banalité sociale de leur singularité individuelle – de leur transpersonnalité pourrait-on dire avec Annie Ernaux. Passionnants également sont les efforts réflexifs quand ils visent à objectiver les conditions concrètes de réussite professionnelle qui n’ont finalement pas tant à voir que cela avec des qualités personnelles, mais tiennent plutôt de la rencontre improbable mais opportune entre des dispositions et des contextes qui ont fait surgir des possibles qui n’étaient pas nécessairement inscrits au tableau des éventualités statistiquement les plus attendues.
Ce sont, à mon sens, ces auto-socioanalyses, esquissées ou plus développées, objectivant les trajectoires sociales, les bifurcations biographiques et les positions occupées dans le champ académique qui insistent le plus sur les dynamiques de domination, sur les conditions de possibilité de dégagement de ces dernières, mais aussi sur la misère de position et, tout particulièrement, sur une figure singulière de l’outsider qui est celle du ou de la transfuge de classe pour qui la reconnaissance de l’institution revêt une importance toute particulière. Richard Hoggart, Pierre Bourdieu, Rose-Marie Lagrave et quelques autres, toutes et tous « agents en porte-à-faux » comme le soulignait Bourdieu, insistent par exemple sur le fait que la pratique scientifique est, contre toute attente, mais comme toute pratique sociale, sans distance objectivante a priori et le précipité de sens pratiques qui sont à la fois principes d’ajustements, de désajustements, mais surtout, la plupart du temps, d’accommodations partielles.
2. Auto-analyse accompagnée
L’attention critique donne également lieu à un second type de moment réflexif correspondant cette fois peu ou prou au thème de la session de cet après-midi. Ce second mouvement réflexif cherche à rendre visible les dominations, non plus subies par le soi cherchant, mais par les autruis cherché.e.s. Consubstantiels au travail d’enquête, ces autres moments réflexifs tiennent aux situations d’interaction durant lesquelles les sujets-enquêtés sont invités par le social scientist à produire un discours qui contient par définition toujours un caractère réflexif, s’agissant notamment de l’identification plus ou moins consciente, plus ou moins connaissante et plus ou moins précise, des dynamiques assujettissantes qui pèsent sur eux. Sous cet angle, on peut considérer que les SHS, fussent-elles éloignées de la nécessité critique, ont toujours, dans leur exercice, tendance à inciter l’enquêté.e à une forme de « distance objectivante » et à resituer ses propres coordonnées dans une réalité sociale qui ne se réduit jamais à un quant à soi ou à une intériorité. Le sociologue Québécois Jacques Hamel rappelle d’ailleurs que Durkheim assignait à la sociologie une vocation éducative et une valeur réflexive, en ce qu’elle devait éclairer la société depuis ses propres éléments. Il souligne également qu’aujourd’hui, les connaissances issues des SHS traversent plus largement qu’au temps de Durkheim le corps social qui s’y réfléchit et que son caractère réflexif s’en trouve donc d’autant plus évident. Il n’est pas là le lieu de discuter de cette évidence, mais l’on peut rappeler que du point de vue des approches critiques, la nécessité « d’acquérir et de manifester une conscience de soi-même autofondée » s’avère particulièrement aiguë, ou, pour le dire autrement, l’utilité de faire émerger des processus de subjectivation autonomisant fait partie de son logiciel de base.
Ce moment réflexif du côté des enquêté.e.s, tout comme pour le moment d’objectivation du soi cherchant, épouse aussi des formes très contrastées. Dans La Misère du Monde, Pierre Bourdieu et ses collaborateurs ont par exemple appliqué une méthode qu’il qualifie d’« auto-analyse provoquée et accompagnée » dont la visée est de permettre à leurs enquêté.e.s d’objectiver, de dénaturaliser et de défataliser les situations dans lesquelles ils se retrouvent, situations qui leur causent du tort et des souffrances. S’extirper des formes de violence symbolique dont ils.elles sont les victimes au quotidien passe, entre autres choses, lors de la situation d’entretien, par une attention particulière portée à la manière de conduire les entrevues. Tout en conservant leur caractère de maïeutique critique, les entretiens se doivent d’être réalisés dans des conditions notamment propices à un exercice plus égalitaire de la parole, par lequel l’enquêteur objective l’enquêté et s’objective également lui-même. Et Bourdieu de préciser :
« les enquêtés, surtout parmi les plus démunis, semblent saisir cette situation [de l’entretien sociologique] comme une occasion exceptionnelle qui leur est offerte de témoigner, […] de s’expliquer, au sens le plus complet du terme, c’est-à-dire de construire leur point de vue sur eux-mêmes et sur le monde et de rendre manifeste le point, à l’intérieur de ce monde, à partir duquel ils se voient eux-mêmes et voient le monde, et deviennent compréhensibles, justifiés, et d’abord pour eux-mêmes ».
Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur cette manière de concevoir l’exercice réflexif selon le principe de l’auto-analyse, mais retenons juste, pour l’heure que cette auto-analyse accompagnée refuse a priori d’entretenir quelque accointance avec la région épistémologique relative à la psychologie en ne retenant que, je cite, « tous les traits qui sont pertinents du point de vue de la sociologie, c’est-à-dire nécessaires à l’explication et à la compréhension sociologiques, et ceux-là seulement ». N’y aurait-il pourtant pas intérêt à reconsidérer l’avantage qu’il pourrait tout de même y avoir à la mâtiner à d’autres apports tels que la sociologie clinique, la psychanalyse, un freudo-marxisme qui serait à revisiter par la même occasion ou une sociologie psychologique à la manière de Bernard Lahire. Les entretiens longs de mise au jour des dispositions de militants autonomes par Colin Robineau dont rend compte son ouvrage Devenir révolutionnaire sont, me semble-t-il, un exemple de procédés qui tendent bien à révéler des habitus, c’est-à-dire des formes de construction de la personnalité et des économies psychiques singulières. Bourdieu lui-même reconnaissait que les procès de socialisation sont, je cite, « toujours entrelacé[s] avec le passé qu’explore la psychanalyse ». Laurent Jeanpierre note à ce propos que « le recours au lexique freudien n’a cessé de prendre du poids, les années aidant, dans l’œuvre de Bourdieu ». Je suis certain que cet après-midi, Florent Gabaron-Garcia saura nous convaincre que l’approche psychanalytique pourrait avoir toute sa pertinence quant à la nécessité de construire une réflexivité critique conséquente, dialectisant sans cesse le social fait corps et chose, l’individuation et la socialisation, la grande Histoire et les petites histoires. Habitus et inconscient même combat réflexif pourrait-on avancer !
Il faut également remarquer que l’auto-analyse accompagnée reconnaît la capacité aux agents sociaux de réfléchir et de se réfléchir dans leur pratique, tout en ayant « une chance d’exprimer la vérité de [cette] pratique ». C’est là un postulat qui a pu surprendre nombre de lecteurs de La Misère du monde qui considéraient la sociologie de la domination comme définitivement déterministe et faisant fi des consciences individuelles et de leur caractère structurant et pas seulement structuré. C’est notamment le point de vue que beaucoup des tenants des approches biographiques ont entretenu, piqués au vif par la condamnation ferme que Bourdieu leur avait adressé dans son article bien connu sur l’illusion biographique. Or Christine Delory-Momberger, remarquable connaisseuse de ce domaine, ne manque pas de souligner que les méthodes biographiques ont-elles aussi le souci de l’intérêt émancipatoire de l’enquêté.e. Pour les plus intéressantes d’entre elles, cela passe par la possibilité, je la cite, « de mettre en relation les formes sous lesquelles l’individu tient une parole sur lui-même avec l’état et les conditions de la société à laquelle il appartient ». Par-là même, les histoires ou récits de vie peuvent eux aussi prétendre à un double statut qui les fait rentrer expressément dans le giron de la critique : d’une part, ils constituent des documents scientifiques objectivant des situations, des pratiques, des individus, des collectifs et des institutions historiquement et socialement situés ; d’autre part, ils sont des actes de langage susceptibles de réarmer les pensées, les sensibilités, les imaginaires et de les condenser dans des désirs et des volontés de résistance. Sous ce dernier angle, Gaston Pineau estime que les approches biographiques sont, je le cite, des « art[s] formateur[s] de l’existence », c’est-à-dire les instruments d’une exploration formatrice de soi. L’hypothèse est ici que le sujet, en accédant à son historicité singulière devient alors, à tout le moins virtuellement, un agent recouvrant une puissance-autonomie d’action.
Une des singularités du moment auto-analytique ou du récit de vie tiendrait donc au fait de pouvoir rompre avec les « routines de la pensée ordinaire du monde social ». Ces routines, comme l’affirme Bourdieu, s’attachent généralement davantage à des explications en termes de « réalités substantielles », qu’en termes de relations objectives ; relations objectives « que l’on ne peut ni montrer ni toucher du doigt et qu’il faut, précisait-il, conquérir, construire et valider par le travail scientifique ». Or il est justement des courants critiques qui considèrent que la mission du social scientist est aussi d’aider à ce que cette production de connaissance puisse aussi être assurée par des personnes qui n’exercent pas les fonctions de chercheur : la recherche-action participative ou formative, les pédagogies critiques, ou encore certaines formes de public sociology, pour ne citer que ces quelques exemples. Si les chercheurs en SHS ont vocation à élaborer des modèles théoriques sur la base d’enquêtes empiriques, ils doivent peut-être aussi assumer le rôle d’aider à l’autoproduction de connaissances plus abstraites et de portées plus générales, à partir des connaissances pratiques des personnes ordinaires, notamment dans une perspective réflexive « d’appropriation de soi ». Il s’agit alors de ne pas opposer le fait de pouvoir dire une vie et dans le même temps d’identifier des styles de vie au principe de ces manières d’être et de dire. Et s’il est entendu qu’à l’aune d’une approche critique, la réflexivité vise à mettre au jour des rapports sociaux, des structures de dépendance, des systèmes de domination et les rapports dialectiques qu’entretiennent les histoires faites corps et les histoires faites choses sous ces conditions, il est aussi considéré que ce travail du négatif peut être le fait de non spécialistes, à condition d’être aidés et guidés.
3. Retour à Reims
Le dernier temps fort du colloque prendra forme autour de la diffusion du film de Jean-Gabriel Périot Retour à Reims [fragments], film tiré de l’ouvrage éponyme de Didier Eribon – qui a d’ailleur été aussi adapté à la scène par Thomas Ostermeier en 2017 –, livre qui a été un succès d’édition en France et à l’étranger, tout particulièrement en Allemagne où il vient récemment d’être l’objet d’un 25e retirage ; félicité éditoriale qui s’explique sans doute aussi par l’importance donnée outre-Rhin aux approches biographiques en SHS, héritières des sciences de l’esprit de Dilthey, des approches compréhensives de Weber et de l’herméneutique objective d’Œvermann. Christine Delory-Momberger qui connaît bien l’espace académique allemand pourra sans doute nous livrer une interprétation de cet engouement. La séquence de discussion que nous ouvrirons suite au visionnage et dont l’animation sera assurée par Vanessa Orain nous amènera sans doute à nous interroger sur la migration des écrits réflexifs vers d’autres vecteurs d’expression, sur leur présence accrue dans l’espace public médiatique, sur la banalisation des récits de soi ordinaires sur les réseaux sociaux, sur leur résonnance avec les préoccupations identitaires et les discours victimaires et sans doute aussi sur ce que ces traductions vers d’autres supports engagent comme trahisons.
À la suite de ces derniers échanges nous pourrons alors passer non pas de la réflexivité à l’ébriété, mais à tout le moins au plaisir de partager ensemble un verre qui sera là une manière autrement réflexive de continuer nos rencontres.
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10h – Enquêter sur soi – Gérard Mauger (CNRS – Cessp)
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10h45 – Enquête autobiographique d’une transfuge de classe – Rose-Marie Lagrave (EHESS – Iris)
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11h30 – Portrait du politiste en funambule – Manuel Cervera-Marzal (FNRS – Cespra)
Manuel Cervera-Marzal n’a pas souhaité que son intervention soit enregistrée.
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14h – Résistance au récit, récits de résistance : l’accompagnement au récit de vie en situation extrême – Christine Delory-Momberger (Université Sorbonne Paris-Nord – Experice)
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14h45 – Cure analytique, réflexivité et domination – Florent Gabaron-Garcia (Université Paris 8 – Experice)
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15h30 – Raconter sa révolte à un sociologue – Colin Robineau (Université de la Réunion – Lcf)
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