Choses lues, vues et entendues – Heinich-Revault d’Allones…  – Pratiques de Formation Analyses

Heinich (Nathalie), Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard, 2021, 45 p., Revault d’Allones (Myriam), Le crépuscule de la critique, Paris, Seuil, 2022, 45 p.

Sur le modèle des tracts de Le Nouvelle Revue Française (NRF), les éditions Gallimard et, plus récemment, les éditions du Seuil, ont lancé des collections – respectivement Tracts[1]et Libelle[2]– dont l’objet est de publier de courts textes d’intervention : «essais en prise avec leur temps », rédigés par des « auteur·trice·s engagé·e·s, creusant l’information et devançant les débats ».Vendus à des prix modiques, les opuscules ont vocation à nourrir le débat public dans une période qui serait marquée par la « désillusion », le « renoncement » et les fake news. Les auteurs publiés (chercheurs, écrivains, journalistes, politiques, etc.) proposent des prises de position variées sur des sujets fort divers, depuis des champs d’expertise et des convictions qui le sont tout autant. 

Parmi ce foisonnement, il est deux fascicules qui ont plus particulièrement attiré notre attention : l’un, publié en mai 2021 par la sociologue Nathalie Heinich (Ce que le militantisme fait à la recherche, Gallimard) ; l’autre, publié en novembre 2022 par la philosophe Myriam Revault d’Allones (Le crépuscule de la critique, Seuil). Leur point commun ? En apparence, d’aller de son propre codicille afin de plussoir au testament de « la » critique, collectivement rédigé, ces dernières années, à grand renfort de saillies ministérielles sur l’islamo-gauchisme, de pseudo colloques (e.g. sur la reconstruction des sciences et de la culture), de pétitions outrées contre la prétendue « culture woke », d’observatoire du décolonialisme et autres éditoriaux confusionnistes dont certains médias de la presse écrite et audiovisuelle se sont fait une spécialité. En apparence seulement. Car les propos de la sociologue et de la philosophe ne s’arriment ni aux mêmes nécessités épistémo-politiques, ni aux mêmes objectifs, et ce, quand bien même, l’une et l’autre en viennent à dénoncer d’identiques travers.

Concernant Nathalie Heinich, qui n’en est pas à son premier coup d’essai[3]– tant s’en faut –, il s’agit, effectivement, de pourfendre la collusion des activités de recherche avec le politique. Pour l’ancienne doctorante de Pierre Bourdieu, les sciences sociales se trouveraient aujourd’hui en fâcheuse posture (en danger et dangereuses[4]), notamment corrompues par l’idéologie et le militantisme. L’université serait ainsi traversée et mise à mal par un « académisme radical » marquant « une alliance entre le milieu universitaire et les nouveaux courants de la ‘‘gauche radicale’’ » (p. 5). Les sciences sociales seraient notamment réduites à un « communautarisme de campus », intellectuellement perverti, défaisant « toute objectivité du savoir » au profit d’un « catéchisme » qui « n’aurait « d’autre mission que le ‘‘réveil’’ (woke) » (p. 6 et seq.). Le « militantisme académique » confondrait jugements de fait et jugements de valeur, distanciation et implication, connaissances et convictions, etc., et viserait à « endoctriner les étudiants » (p. 10) sur la base d’une recherche « au rabais » : « Déficit de curiosité intellectuelle et de rigueur scientifique, radicalisme borné, lâcheté individuelle protégée par la meute, jouissance perverse du pouvoir exercé par la culpabilisation, par la menace ou par la force : voilà donc quelques-uns des effets du militantisme académique » (pp. 27 et 39). N’en jetez plus, la coupe imprécative est pleine ! Les sciences sociales critiques ne seraient finalement qu’une entreprise de conversion idéologique visant l’avilissement de la science par contamination politique.

Dans Le crépuscule de la critique, Myriam Revault d’Allones fait fond depuis un logiciel tout autre. La critique à laquelle elle se réfère (en positif) et dont elle se réclame relève d’un esprit qui emprunte aux Lumières et à l’usage public de la raison. Elle dénonce notamment une perversion de l’espace public et la fragilisation de la faculté de juger par « l’arbitraire des subjectivités et […] l’effacement du sens commun » (p. 13). Pour la philosophe, le recours hégémonique à la notion d’identité serait un des points de cristallisation des dérives de la critique. Selon elle, l’identité serait devenue une « obsession », « satur[ant] la conscience collective et l’espace public » (p. 17), portée par une critique aveugle aux limites de ses élaborations : « L’identité, soustraite à l’exercice critique, est devenue une sorte de noyau dur duquel s’orchestrent et s’enchevêtrent les divers registres de la confusion[5] » (p. 13). Les identitarismes manqueraient précisément de se soumettre au travail de l’esprit critique – « libre et public examen » –, lequel pourrait utilement les empêcher de se fourvoyer dans les dévoiements de la clôture sur soi et d’une conjuration des egos qui finissent par pervertir « l’idéal critique d’émancipation » (p. 22). L’idée de la critique que Myriam Revault d’Allones met en avant, est celle de la philosophie kantienne : « Plus encore, une démarche qui se qualifie de ‘‘critique’’ ne porte pas seulement sur des contenus extérieurs auxquels elle refuse de souscrire sans avoir examiné leurs présupposés. Elle considère aussi qu’elle doit constamment remettre en cause ses propres conclusions : elles ne les considèrent jamais comme définitives. [La pensée critique] fait constamment retour sur elle-même » (p. 28). Attitude morale, politique et réflexive, portant autant sur le savoir que sur l’agir, la critique serait aussi « le propre de la démarche scientifique » (p. 29) qui avancerait par le jeu des débats d’idées sur la base de faits concrets. Si les critiques identitaristes refusent d’interroger leurs propres présupposés, préfèrent disqualifier et lancer des anathèmes plutôt que de mettre à l’épreuve de la discussion leurs postulats et leurs assertions, il est aussi, souligne Myriam Revault d’Allones, des défaillances corolaires, partagées avec le confusionnisme et le complotisme : le relativisme, « l’indifférence à la vérité » (p. 32) et la déconstruction à tout crin. Poussée par des « catéchismes militants » (p. 41), cette dernière aurait notamment moins à voir avec un processus de dénaturalisation que de réessentialisation.

La vision défendue par Nathalie Heinich considérant que la critique est une pratique dégradée des sciences sociales dont rien ne saurait être préservé et celle, proposée par Myriam Revault d’Allones, qui en appelle, pour sa part, à une redynamisation de la discussion rationnelle, afin de prémunir la critique de ses outrances (identitaires et déconstructionnistes), insistent donc, l’une et l’autre, sur les dérives de la critique, lesquelles seraient causées par une « militantisation » de la production scientifique. Si nous pouvons adhérer (partiellement) à certains des développements de la philosophe, les imprécations à l’emporte-pièce de la sociologue ne nous semblent, en revanche, guère recevables. Surtout, plutôt que de saisir la critique scientifique en focalisant sur certains de ses dévoiements – bien réels et qu’il s’agit, effectivement, de passer au crible de l’esprit critique –, il nous semblerait plus judicieux d’en souligner l’utilité, les nécessités et les conditions de possibilité. Le prisme critique pose en effet la question des rapports qu’entretiennent la science et le politique (non sous les auspices d’un militantisme dela science, mais d’un engagementparla science) quant à une visée émancipatrice potentiellement partagée. Les sciences sociales engagées entendent contribuer à élaborer des connaissances depuis un régime de production scientifique, s’intéressant à donner des armes théoriques et pratiques aux sujets (individuels et collectifs), afin qu’ils maintiennent ou élargissent le gouvernement de leur existence. Le savoir scientifique peut en effet participer aux processus de subjectivation politique et donc jouer un rôle dans un agir-ensemble n’opposant pas espace public scientifiqueet espace public d’action politique. C’est précisément ce couplage de la rigueur scientifique et de l’action émancipatrice qui est susceptible de faire émerger des mondes communs critiques instituant un agir concerté (Arendt). À ce titre, la lutte contre les identitarismes et les volitions outrancières du déconstructionnisme gagnerait sans doute en efficacité à considérer les singularités identitaires comme devant être réinscrites dans l’édification de ces mondes communs critiques (épistémiques et politiques), plutôt que comme des entités a priorinocives, tant pour la science que pour l’émancipation. Aussi, le combat à mener contre les figements de la connaissance et ceux des identités en lutte a tout à gagner à s’appuyer sur une telle critique.Nul doute que Tractset Libelleferont de cette nécessité le propos de prochaines livraisons.


[1]https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tracts#.

[2]https://www.seuil.com/collection/libelle-12747

[3]Entre autres :  Heinich (Nathalie), « Misère de la sociologie critique », Le Débat, n°197, 2017, pp. 119-126.

[4]Cf. Bronner (Gérald), Géhin (Étienne), Le danger sociologique, Paris, PUF, 2017.

[5]Corcuff (Philippe), La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel, 2021.