Choses lues, vues et entendues – One shot…  – Pratiques de Formation Analyses

Sy (Ousmane),One Shot – spectacle de danse –, Théâtre National de Bretagne, 9 septembre 2022 ; Joseph (Anthony),The Rich Are Only Defeated When Running for Their Lives – œuvre musicale –, Paris, Heavenly Sweetness, 2021 ; Joseph (Anthony), Sonnets for Albert – ouvrage –, Londres, Bloomsbury Poetry, 2022.

Choses lues, vues et entendues. Nous allons, là, prendre au pied de la lettre le titre de la rubrique. Cette chronique souhaite en effet rendre compte, au sein d’un même et court espace d’expression, d’un spectacle de danse, d’un disque et d’un recueil de poésie. Cet accolement n’a rien à voir avec une quelconque volonté de tempérance scripturaire ou de sobriété cherchant à contrer l’inflationnisme éditorial, mais tient, plus fondamentalement, à ce que ces trois propositions artistiques nous semblent relever d’une identique et sincère volonté critique nous permettant de considérer concrètement, depuis des domaines de pratique différents, ce que peut (malgré tout) l’art. En lien à cette préoccupation, Jean-Marc Lachaud produisait, il y a quelques années, un fort intéressant ouvrage[1]qui, sans fard, rappelait que, seul, l’art ne pouvait sans doute pas grand-chose, bien que sa détermination releva d’une utopie concrète visant à rendre visibles-audibles-intelligibles-discutables « d’inimaginables horizons à-venir, possibles-impossibles » (2015 : 18). Autrement dit, certaines esthétiques sont aussi porteuses d’éthiques critiques et les performances artistiques qui s’en réclament participent d’une action politique par leur souci de proposer d’autres mondes sensibles.

C’est, nous a-t-il semblé, ce qui s’est joué sur la scène du Théâtre National de Bretagne, le 9 septembre 2022, lors de la représentation du spectacle de danse One shot[2], exécuté par le collectif Paradox-Sal[3]et le DJ Sam One. « On n’aura jamais eu autant besoin de danser » affirmait Ousmane Sy[4], chorégraphe de cette « danse de groupe 100 % féminine ». En l’espèce, s’il s’agit de danser, ce n’est, ici, ni pour la performance, ni pour distraire, mais pour inviter en plateau la représentation d’une vie en mouvement luttant contre toutes les forces mortifères. Celles qui ont emporté celui qui n’aura pas eu le temps d’aller au bout de son engagement et à qui il était, ce soir-là, évidemment rendu hommage, mais aussi, plus largement, ces puissances négatives qui brident, fixent, essentialisent, assujettissent, excluent et finissent pas détruire. C’est à une conjuration du funeste à laquelle se sont livrées ces huit danseuses, portées par un DJ set mélangeant house, hip-hop et soul. Le rythme, omniprésent, sert de médium pour dire, par le langage des corps, ce qui n’aura jamais fini de résister. Comme l’avait suggéré Henri Meschonnic[5], le rythme traverse les individus (artistes et publics) et se fait le support d’une poétique en partage. Alternant les soli, les duos et les séquences collectives, la chorégraphie de One shot porte un discours tendant à conjoindre diversité (des morphologies, des interprétations, des intensités, des expressions : locking popping, flamenco, etc.) et unité (des mouvements, du collectif, du sensible). On imagine fort bien ce que cela demande de travail, de répétition, de discipline (un labeur artisanal), mais l’admirable relève surtout de l’invention d’une « parole-corps » dont la puissance essentielle tient à ce qu’elle est un dire-faire dont on sent qu’il vise à produire des sujets en marche (un art de l’élan). Chaque geste dansé, de cri proféré, de sourire esquissé est comme une invitation à l’ouverture de mondes alternatifs et à d’« improbables réveils » (Peter Weiss).

L’œuvre d’Anthony Joseph[6]est également du même acabit. Politique elle aussi, mais d’une manière différente, sans doute plus évidente. Ses disques sont très influencés par les musiques caribéennes, africaines (notamment l’afro-beat), le jazz, le funk ou encore la soul. The Rich Are Only Defeated When Running for Their Lives (2021), son huitième album[7], puise également aux diverses sources d’une musique afro-descendante dont les différentes expressions n’ont jamais été sans rapport avec la critique sociale. S’agissant de l’Angleterre – son pays d’accueil –, on sait combien l’immigration caribéenne (notamment jamaïcaine) habitant les mêmes quartiers que la classe ouvrière (Brixton fut par exemple un lieu central de la création musicale londonienne des années 1970) a été un facteur de créolisation – à tout le moins durant un temps – des mouvements musicaux les plus directement contestataires, à l’instar du punk, mêlant entre autres choses, rock, ska et reggae[8]. La capitale britannique résonne toujours aujourd’hui de métissages qui continuent à en faire une des places musicales parmi les plus dynamiques et inventives, restant en prise avec les réalités sociales dont elle est l’expression. De la scène jazz underground londonienne, espace de création duquel participe la plupart des musiciens d’Anthony Joseph, a notamment émergé, ces dernières années, un nombre important de (grandes) formations, fortement féminisées (Steam Down Orchestra, Gogo Penguin, The Comet is Coming, Yussef Kamaal, Ezra Collective, Sons of Kemet, Nérija, Kokoroko, London Afrobeat Collective, Nu Civilization Orchestra, etc.), revendiquant tant leursorigines ethnoculturelles (et l’instrumentarium qui va avec) que leurs engagements à gauche et mobilisant des styles variés (techno, garage, house, musiques du monde, musique contemporaine, etc.) à des fins de relecture de la tradition jazzistique[9]. Elles proposent des esthétiques innovantes invitant à la danse davantage qu’à l’écoute solennelle, lors de soirées et de jam-sessions improvisés dans des lieux souvent alternatifs. 

L’esprit des concerts d’Anthony Joseph relève de cette veine festive et participative, allant de pair avec une musique à vivre plutôt qu’à vendre (Bernard Lubat), ce qui ne l’empêche aucunement d’être rythmiquement et harmoniquement sophistiquée. Sa musique est également un art du verbe, fondé sur un spoken-wordmillimétré et porté par une poésie fortement teintée de pensée critique. À commencer par le titre de cet album, reprenant les mots de C. L. R. James, auteur du remarquable ouvrage The Black Jacobins: Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution[10]. De révolution il est effectivement question, par exemple dans le morceau Swing praxis, qui invite à considérer les placements rythmiques ternaires non plus seulement comme formes esthétiques, mais comme modes de subjectivation critique. La pratique du swing configure des dispositions invitant le sujet à résister en n’étant jamais tout à fait placé là où on l’attend : « Swing as method, as action, as rubric, as heritage, as a black and combative orchestra with terrible bees and whistles and teeth ». Les textes d’Anthony Joseph sont notamment inspirés par des poètes engagés de la Caraïbe, tels qu’Anthony McNeill ou Kamau Brathwaithe. Ils portent, pour l’essentiel, sur des thématiques en lien avec les sociétés postcoloniales et avec les conditions que celles-ci réservent à leurs ressortissants ultramarins[11]. L’art et la vie ne sauraient être séparés. Son dernier recueil de poésie[12]en témoigne à sa manière.Sonnets for Albert[13] se nourrit d’un matériau autobiographique traumatique (l’absence d’un père) qui devient matière à un récit de soi intime, lequel s’avère également de part en part politique par l’utilisation d’un style reflétant à la fois les avanies subies, mais dont certaines des formes inattendues sur lesquelles il s’appuie tendent aussi à en fracturer la négativité. L’écriture innovante d’Anthony Joseph ne se fait jamais déploration ; elle porte une sensibilité engagée qui donne à ressentir la possibilité d’une positivité naissant de la lutte (dans la langue et dans les existences), fut-elle incertaine dans ses résultats.


[1]Lachaud (Jean-Marc), Que peut (malgré tout) l’art ?, Paris, L’Harmattan, 2015.

[2]Pour un extrait long, cf. https://www.youtube.com/watch?v=D6XtxYgFBiM.

[3]Allauné Blegbo, Cynthia Casimir, Marina de Remedios, Nadia Gabrieli Kalati, Cintia Golitin, Linda Hayford, Odile Lacides, Anaïs Mpanda. Cf. https://www.youtube.com/watch?v=VG4V0M8mzPg

[4]Ousmane Sy était co-directeur du CCN de Rennes et de Bretagne, avant de s’éteindre en décembre 2020 d’une crise cardiaque, à l’âge de 45 ans.

[5]Meschonnic (Henri), Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982. 

[6]Musicien, poète, romancier et universitaire en création littéraire à l’Université De Montfort de Leicester, il naît à Port-d’Espagne (Trinité-et-Tobago) en 1966, puis émigre au Royaume-Uni en 1989, où il obtient quelques années plus tard un doctorat en écriture créative du Goldsmiths College de l’Université de Londres.

[7]Leggo de Lion(2007) ; Bird Head Son, 2009 ; Rubber Orchestras(2011) ; Live in Bremen(2013) ; Time(2014) ; Caribbean Roots(2016) ; People of the Sun(2018).

[8]Cf. le documentaire de Don Letts : Two Sevens Clash. Dread Meets Punk Rockers(2017).

[9]Beaucoup d’entre eux-elles sont par ailleurs passé.e.s par le programme gratuit de formation-diffusion, de rencontres et d’échanges Tomorrow’s Warriors (https://tomorrowswarriors.org) fondé par Gary Crosby et Janine Irons.

[10]Londres, Secker & Warburg, 1938.

[11]En septembre 2004, il a été désigné par Renaissance One et Arts Council England comme l’un des cinquante écrivains noirs et asiatiques ayant apporté une contribution majeure à la littérature britannique contemporaine.

[12]Ses autres recueils sont Desafinado(1994), Teragaton(1997), Bird Head Son(2009) et Rubber Orchestras(2011). 

[13]https://www.youtube.com/watch?v=9W78dDzYtKQ