Séminaire  – Penser la médiation numérique depuis une approche classiste et dispositionnaliste : enjeux, implications, limites – Journée MNSHS-Université Rennes 2

Ce que je souhaiterais partager avec vous, c’est une réflexion qui à ce stade est largement un work in progress et qui consistera à essayer de poser quelques enjeux et limites d’une approche qui souhaiterait se saisir de la médiation numérique depuis une perspective classiste et dispositionnaliste qui emprunte à un ouvrage récent que j’ai commis, qui s’intitule Classes populaires et usages de l’informatique connectée. Des inégalités sociales-numériques (collection MatérialismeS, Presses des Mines, Paris, 2022, 360 pages). 

Autrement dit, je vais tenter de préciser ce qu’un tel d’un point de vue implique en termes de vue, c’est-à-dire essayer d’identifier ce qu’il permet de mettre en lumière tout en considérant son ombre portée, c’est-à-dire ce qu’il n’est pas en mesure de prendre en compte. J’essaierai donc d’envisager ce qui échappe à un tel regard en m’appuyant notamment sur des échanges récents que j’ai pu avoir avec Pierre Mazet qui est aussi présent aujourd’hui. Il ne s’agit évidemment pas de rendre public les mots doux que l’on s’envoie, mais de mettre plus largement en discussion une divergence amicale de point de vue qui, je crois, pourrait permettre d’avancer sur la manière que l’on peut avoir de penser la médiation numérique en s’efforçant de mêler théories du social et théories de l’activité. Je n’ai évidemment pas la prétention de vous exposer ce matin une voie de recherche inédite qui révolutionnerait la problématisation de la médiation numérique, mais le pari que je fais tient à ce que, par la discussion, nous pouvons peut-être avancer quelques pistes intéressantes à traiter à l’avenir.

De la médiation numérique

Qu’est-ce que l’on entend désigner quand on fait usage de la catégorie « médiation numérique » ? Il en existe évidement différentes définitions qui grosso modo en établissent les contours avec plus ou moins de précision. Si l’on prend, par exemple, la définition de la MedNum en 2015, la médiation numérique désigne « la mise en capacité de comprendre et de maîtriser les technologies numériques, leurs enjeux et leurs usages, [afin de] développer la culture numérique de tous, pour pouvoir agir dans la société numérique ». Et d’ajouter : « elle procède par un accompagnement qualifié et de proximité des individus et des groupes (habitants, associations, entreprises, élèves, étudiants, parents, professionnels…) dans des situations de formation tout au long de la vie facilitant à la fois l’appropriation des techniques d’usage des outils numériques et la dissémination des connaissances ainsi acquises ; elle est donc au service, notamment, de l’inclusion numérique » (Mednum, 2015).

Cette définition est intéressante parce que par son caractère à la fois copieux et maladroit elle montre bien toute la difficulté à caractériser la médiation numérique qui tour à tour peut être présentée comme :

-d’une part, un objectif pratique : mettre « en capacité de comprendre et de maîtriser les technologies numériques, leurs enjeux et leurs usages, [afin de] développer la culture numérique de tous, pour pouvoir agir dans la société numérique ». On voit bien, là, que sous des aspects d’évidence vient tout de suite se loger quelque complexité puisqu’il est question d’usages, de compétences, d’enjeux, de culture et de pouvoir d’agir. Donc rien que dans cette partie de la définition, on voit qu’il est question de pratiques, de littératie, de culture et d’empowerment, c’est-à-dire finalement de maîtrise, mais d’une maîtrise qui emprunterait à différentes dimensions, allant de la manipulation la plus pratique au gouvernement de soi et de son existence. Il y a donc un pont qui est jeté là entre différentes formes d’appropriation de natures matérielle, pratique, culturelle et existentielle ;

-d’autre part, cette définition pose l’idée qu’atteindre cet objectif ne va pas de soi et que cela nécessite des moyens spécifiques et plus précisément : « un accompagnement qualifié et de proximité des individus et des groupes dans des situations de formation tout au long de la vie facilitant à la fois l’appropriation des techniques d’usage des outils numériques et la dissémination des connaissances ainsi acquises ». Donc plus ça va, moins c’est clair ! On comprend que la médiation numérique a partie liée avec des actes d’apprentissages dispensés par des personnes disposant de savoirs et de savoir-faire ad hocet susceptibles de pouvoir répondre aux besoins de différents publics tout au long de la vie en termes de « techniques d’usage » ; expression bien floue qui tend à considérer que les actes de formation envisagés relèvent tout de même d’abord d’aspects pour l’essentiel manipulatoires ;

-enfin, cette définition comprend aussi une dimension plus politique puisqu’il est dit que la médiation numérique doit être au service « de l’inclusion numérique », laquelle est une priorité gouvernementale dont le Conseil National du numérique affirmait, il y a quelques années, qu’elle « est devenue une condition indispensable du plein épanouissement de l’individu, mu par le désir d’apprendre et d’entreprendre, et comme la condition d’émergence d’un nouveau ‘‘vivre ensemble’’ » (CNNum, 2013). La médiation numérique est donc le moyen d’une fin qu’est l’inclusion numérique ou, pour le dire autrement, le moyen de lutter contre l’exclusion numérique ; autre catégorie qui, à mon sens est comme une sorte de cache-misère au sens littéral de l’expression car elle oblitère les raisons et la nature véritables d’une désaffiliation qui à cette aune, se résumerait donc à une déréticulation, c’est-à-dire à une décohésion du système technique pensé comme totalité organique à partir de laquelle est censée s’organiser la connexion ; le lien numérique étant alors pensé comme une variante « informatisée » du lien social. Dans cette perspective, la médiation numérique serait donc une affaire d’insertion et d’inclusion d’un certain type d’exclus de l’intérieur (Bourdieu, Champagne, 1993), visant à réintégrer les potentiels inemployés des marges dont on craint toujours qu’elles puissent perturber le système dans son ensemble ou, à tout le moins, désoptimiser son rendement. 

Si, d’une manière générale, quand on parle de pratiques de médiation, on évoque des pratiques qui visent la recherche de l’adhésion des sujets sociaux à une solution consensuelle ; en l’espèce, il s’agit de faire adhérer les demandants à des nécessités matérielles et compétencielles : faire et savoir-faire avec le numérique. L’aboutissement de la médiation numérique n’est pas le compromis, mais bien la soumission à une injonction. Dans la médiation numérique, l’idée de restitution du pouvoir aux acteurs ne vient pas se nicher dans la capacité à négocier avec une partie adverse (le numérique, les institutions, etc.), mais dans une supposée mise en capacité des sujets sociaux du fait leur usage du numérique. L’encapacitation ne se loge donc pas, en ce cas, dans un quelconque pouvoir de négociation et de décision laissée aux parties – en l’espèce, aux usagers –, mais se loge dans l’acceptation d’une nécessité dont on nous certifie qu’elle nous donnerait ensuite du pouvoir… Pour le dire autrement, le principe d’autorégulation sociale au fondement des formes traditionnelles de médiation n’est pas présent dans la médiation numérique. Il y a là un point me semble-t-il important auquel il faudrait réfléchir plus avant. Ce n’est pas le propos du jour, mais je le signale en passant : sous certains aspects, la médiation numérique pourrait être décrite comme relevant d’une éthique du carequi reconnaît une dépendance au numérique, mais dont la raison économico-politique qui la justifie comme forme d’action publique met plutôt en avant l’autonomie comme morale et comme possible… Autrement dit, la condition de possibilité du pouvoir d’agir serait une dépendance acceptée au numérique, dépendance qui n’est donc pas un état transitoire avant d’accéder à l’autonomie, mais bien un état qui se doit d’être permanent…

Bien… donc de cette définition, qui sous les airs anodins de la description repose évidemment sur des fondations axiologiques qui ne disent pas leur nom, j’aimerais ne conserver que la partie la plus dure, à savoir celle qui pose tout de même l’existence d’une relation d’aidequi fait se rencontrer des individus socialement positionnés dans des situations et pour des raisons fort variées, mais dont le trait commun est qu’elles tiennent de l’usage problématique de dispositifs numériques. La médiation numérique pourrait donc être définie comme une relation d’aide relevant fréquemment d’une forme d’action publique et par laquelle il est proposé de passer pour résoudre un problème lié à l’usage du numérique. Si l’on prend au sérieux le terme de « médiation », la médiation numérique vise à réduire ou à résoudre des situations de tension liées à l’usage du numérique. Mais il faut tout de suite faire remarquer que ces tensions ne sont pas de nature numérique. Elles sont des tensions qui naissent certes d’une sollicitation, voire d’un impératif d’usage, mais ces tensions viennent se greffer sur des rapports à soi, aux autres et au monde dont la qualité est fondamentalement sociale. Autrement dit, la médiation numérique a partie liée avec des tensions qui s’inscrivent dans des rapports sociaux.

Quelle orientation théorique peut-on affecter à cette définition ? 

Approche classiste

L’option qui est la mienne (mais il en existe évidemment de nombreuses autres) est de proposer un cadrage dont l’arrière-fond repose sur une approche classiste. C’est-à-dire un cadrage qui part du principe que les sociétés capitalistes avancées sont socialement structurées par des classes sociales. Je vous épargne un long développement sur la notion de classe sociale, mais je signale tout de même au passage que l’approche classiste s’oppose aux thèses sur la moyennisation de la société qui n’ont eu de cesse de décréter la fin des grandes polarités sociales, du poids du milieu d’origine et de la reproduction des inégalités sociales, pour mettre en avant la force de l’entrepreneuriat personnel et la valorisation de la réussite individuelle. Ces vues collent évidemment parfaitement bien aux configurations discursives qui accompagnent les discours sur la nécessité de la résorption de la fracture numérique et donc de la médiation numérique.

Qu’est-ce que suppose une approche classiste de la médiation numérique ? À mon sens au moins trois choses qui n’impliquent d’ailleurs pas du tout les mêmes problématiques :

-en premier lieu, il s’agirait de reconsidérer la médiation numérique comme une situation professionnelle, c’est-à-dire de travail, qui correspond à une division sociale du travail, à des conditions salariales, à des rapports sociaux de production singuliers ajustés à la période ; ce qui implique deux choses : d’une part, de s’intéresser précisément à ladite période et de comprendre en quoi elle s’imbrique dans des nécessités particulières portées par l’appareil de production, de promotion et de circulation des marchandises, mais aussi entretenues par l’appareil d’État. La numérisation du signe, la place prise par le travail cognitif, la dématéralisation-plateformisation de l’administration, l’émergence du capitalisme de surveillance, conjugués les uns aux autres ont notamment des conséquences sur le non-recours aux droits, l’exercice du contrôle social ou encore la mise en danger de certaines libertés et il me semble important d’avoir cela en tête ; d’autre part, envisager la médiation numérique comme appartenant à la sphère du travail invite à porter attention à ses conditions pratiques d’exercice, à envisager la singularité du travail produit dans ses aspects tant positifs que négatifs, à considérer les professionnalités qui sont à l’œuvre et leur défense. Il nous semble notamment utile d’envisager la médiation numérique comme un terrain de lutte professionnelle (e.g.quant à la formation) mais aussi de la lutte syndicale (inexistante pour l’heure), deux aspects qui ont notamment partie liée avec la question plus large de la recomposition du travail social et des services publics.

-en second lieu, l’approche classiste pousse à s’intéresser à la manière dont les efforts portés vers les publics de la médiation numérique viennent éventuellement déplacer des éléments de leur existence en tant qu’ils sont des individus socialement situés ; de considérer par exemple en quoi le recours au numérique peut jouer favorablement ou défavorablement. Si les technologies numériques peuvent être vectorisées dans le sens de l’émancipation et de l’autonomie, les lignes de fuite qu’elles tracent ne sont jamais des chemins de traverse vierges de sérialité. Quand un Gilet jaune recouvre une capacité d’expression sur le groupe Facebook de son rond-point, laquelle lui permet de mettre en avant sa propre singularité, il utilise un dispositif qui tire aussi partie de la mise en publicité de cette dernière et lui reprend, en quelque sorte, une part de cette liberté qu’il lui avait permis d’exercer. Le numérique n’apparaît pas nécessairement comme une solution proportionnant l’importance de l’objectif d’usage avec le « risque » par ailleurs encouru par l’usager qui, parce qu’il retire quelque bénéfice immédiat peut avoir l’impression de se dégager des marges appréciables de manœuvre – pouvant être effectives – mais qui lui font oublier qu’il renforce aussi, dans le même temps, sa dépendance à des ordres établis et son inscription dans ce que Herbert Marcuse nommait une intégration répressive qui, certes, peut satisfaire (de vrais/faux besoins), mais ne va pas sans obliger. 

-enfin, en troisième lieu, l’approche classiste invite à considérer que le propre de la médiation numérique est d’être une médiation d’abord et pour l’essentielle sociale, c’est-à-dire une rencontre mettant en relation des personnes qui sont socialement situées et qui agissent et réagissent depuis des histoires singulières qui leurs sont certes propres, mais qui néanmoins sont aussi le précipité de destins collectifs qui sont notamment marqués par des inégalités sociales et traversés par des rapports sociaux. Prendre au sérieux l’existence de classes sociales, revient à considérer que des individus partagent des positions similaires dans l’organisation sociale du travail et, conséquemment, des conditions matérielles d’existence et des styles de vie relativement proches, marqués par des logiques inégalitaires de dotation et de distribution de différentes formes de capital (économique, social, culturel, symbolique) ; situations depuis lesquelles se forgent des expériences de vie homologues, auxquelles peuvent être rattachées des valeurs, des (sous-)cultures, des attitudes et des dispositions relativement comparables sans être identiques. Dans cette perspective, la médiation numérique recouvre certes des situations mettant en lien médiateurs et demandants, mais aussi des individus singuliers appartenant à des régions proches si ce n’est similaires de l’espace social et dont les caractéristiques sociales les différenciant relèvent moins d’un niveau dissimilaire de capital économique que de capital culturel et notamment d’une forme particulière de capital culturel que l’on peut éventuellement appeler « capital numérique », notion sur laquelle on pourra évidemment revenir. 

Aussi s’agit-il de tirer toutes les conséquences de cette réalité qui entend considérer à parts égales similarités et dissemblances sociales et de reconnaître que les classes populaires qui sont les classes majoritairement concernées par la médiation numérique ne relèvent pas d’une unité absolue, « ni du point de vue de ses conditions d’existence, ni du point de vue idéologique ou politique » comme le précise Robert Castel. Nous avons donc affaire à une unité, mais celle-ci est fragmentée et la médiation numérique peut nous semble-t-il, être lue comme une situation spécifique de cette unité fragmentée : spécifique en tant qu’elle est une relation d’aide (care), mais que cette dernière est une forme de care – c’est-à-dire d’attention et de soin à l’autre – qui, d’une part, porte sur un domaine singulier (l’usage du numérique) et, d’autre part, met en relation des individus qui pourraient s’envisager comme participant d’un Nous, c’est-à-dire comme participant de ce que j’appelle une classe-communauté ancrant les attitudes dans une appartenance ou une solidarité consciente de certaines de ses similitudes et en l’espèce, de sa dépendance au numérique. Il s’agirait donc d’envisager derrière l’objectivité de la classe-groupe, les situations d’alignement et/ou de désalignement à la classe qui se jouent dans les situations de ce que je qualifierai à partir de maintenant de médiation sociale-numérique. 

Donc sous une approche classiste, la médiation sociale-numérique ne met pas tant en relation des individus compétents quant à la chose numérique face à des individus qui seraient, eux, peu ou pas compétents, mais des personnes qui se perçoivent ou pas comme partageant des conditions d’existence sensiblement communes et entretenant donc plus ou moins de ressemblances et de nécessités de solidarité. Dit autrement, cela nous pousse à considérer que la médiation sociale-numérique recouvre des situations d’intersubjectivité de classe tout en sachant que nombre d’enquêtes montrent que la position de classe n’est pas le premier moyen de se situer dans l’espace social… Or pour penser cette intersubjectivité de classe, nous avons besoin d’une méthode susceptible de rendre compte de la complexité des relations entre individus socialement situées.

Dispositionnalisme

Cette méthode, pour notre part, nous préconisons d’aller la chercher dans une approche dispositionnaliste qui de notre point de vue, parce que notamment, elle est considérée depuis une réflexion préalable sur la classe, ne peut être seulement considérée – je dis ça pour Pierre Mazet – comme un « relativisme individualiste probabiliste ». 

Le concept de disposition désigne un ensemble de manières de penser, de se représenter, de sentir, de ressentir, d’agir, etc., qui, tout en étant le produit de déterminations sociales, permettent néanmoins des improvisations réglées qui peuvent être créatives. Il s’agit donc de saisir les pratiques « au croisement des propriétés sociales des acteurset despropriétés sociales des contextesdans lesquels ils inscrivent leurs actions » (Lahire, 2012 : 21). Cette « matière sociale » tient à des compétences pratiques et donc à des inclinations à agir, croire, penser, sentir, etc., qui, dans le cours de l’action, vont toujours à la rencontre d’une autre matérialité, celle de contextes constitués par des objets, des institutions, des personnes et dont l’informatique connectée est un des éléments.Qui dit disposition, dit possibilités d’ajustement, de désajustement ou de réajustement à des contextes sachant qu’il y a a prioriajustement optimum quand la disposition est mobilisée dans un contexte qui ressemble à celui de sa production. 

De ce point de vue, on pourrait dire qu’une disposition est toujours un rappel non pas à l’ordre social, mais à un certain ordre social et que son caractère antéprédicatif est toujours situé. Bernard Lahire décrit cette mise en ordre comme un ajustement pratique à des contraintesspécifiques propres à chaque contexte d’action et, au sein de ce contexte, on trouve évidemment des technologies de toutes sortes et au premier chef, dans les situations de médiation sociale-numérique, des technologies numériques. L’approche dispositionnaliste nous invite donc à être attentif à au moins deux choses :

-en premier lieu à envisager qu’aux trajectoires sociales des personnes se superposent des trajectoires d’usage qui y puisent leur « raison d’être » (inscription), mais peuvent également avoir, sur elles, quelque effet balistique. Les outils numériques équipent les existences, leur donnent des moyens, mais ils peuvent également, par leur omni-présence, devenir des cadres dispositionnels et participer au maintien, au renforcement ou à l’infléchissement des existences et des parcours biographiques. Depuis une approche dispositionnaliste on peut donc tenter de repérer certaines formes de régularité ou de disjonction dans la manière qu’ont les individus d’organiser et d’appareiller leurs manières d’être et de faire. Cette attention aux formats technologiques d’action considérés comme actualisation de dispositions entend répondre à cette ambition analytique qui consiste à prendre en considération les trajectoires individuelles de classe, mais aussi à s’intéresser aux relations que les singularités dispositionnelles entretiennent avec les pratiques numériques. 

-en second lieu, l’approche dispositionnaliste permet, nous semble-t-il, de se donner les moyens de rendre compte des situations de médiation sociale-numérique en tant qu’elles sont, répétons-le, des situations de rencontre à tonalité d’apprentissage qui mettent en relation des sujets sociaux porteurs de dispositions qu’ils mettent en jeu dans la situation, ou dans les termes de Lahire, d’un contexte. Car l’approche dispositionnaliste est aussi un contextualisme.

Contextualisme

De fait, les classes et les dispositions ne se sont pas des objets directement observables, elles sont pour les premières, difficilement lisibles de près et, pour les secondes « invisibles de loin » (Lahire, 2002 : 403). Il s’agit, au surplus, d’avoir en tête que les dispositions, fussent-elles de classe, ne sont pas des générateurs automatiques de la pratique, elles ne sont pas des déterminations qui joueraient comme des sortes d’impératifs catégoriques, elles sont ancrées dans les corps et dans les têtes, elles invitent à envisager le monde et ses affordances d’une certaine manière, mais elles ne sont pas des carcans comportementaux dans la mesure où, d’une part, le répertoire personnel des dispositions de chacun peut comporter des inclinations qui entrent en tension entre elles et, d’autre part, les contextes jouent un rôle d’arbitre dans la mobilisation des dispositions. Lahire précise à cet égard : « Notre intention est donc de prendre en charge théoriquement la question du passé incorporé, des expériences socialisatrices antérieures tout en évitant de négliger ou d’annuler le rôle du présent (de la situation) en faisant comme si tout notre passé agissait, ‘‘comme un seul homme’’, à chaque moment de notre action ; en laissant penser que nous serions à chaque instant – et que nous engagerions à chaque moment – la synthèse de tout ce que nous avons vécu antérieurement et qu’il s’agirait alors de reconstruire cette synthèse, ce principe unificateur, cette formule (magique) génératrice de toutes nos pratiques » (Lahire, 1998 : 54). 

La problématique dispositionnaliste reprend donc le principe structuralo- constructiviste visant à considérer les pratiques sociales comme la combinatoire entre des inclinations incorporées dont l’origine tient à l’existence de cadres socialisateurs antérieurs à l’action et des contextes pratiques singuliers qui appellent, permettent, suspendent ou proscrivent avec plus ou moins de vigueur la mise en œuvre des diverses dispositions dont sont porteurs les sujets sociaux prenant part à l’action. Aussi, Lahire précise : « tout chercheur qui s’efforce, dans des recherches empiriques déterminées, d’atteindre le point d’équilibre explicatif entre, d’une part, l’étude des propriétés sociales incorporées des acteurs et, d’autre part, celle des propriétés sociales objectivées des contextes, combine inévitablement un dispositionnalisme et un contextualisme » (Lahire, 2012 : 21-22). Autrement dit, les sciences humaines et sociales attentives à l’agir présent des individus doivent s’interroger sur ce que ces derniers engagent de leurs passés dans leurs perceptions, leurs ressentis et leurs actions présentes : « ce que [je cite de nouveau Lahire], l’acteur perçoit, voit, sent ou se représente de la situation présente et ce qu’il y fait ne se saisit qu’au croisement des propriétés (objectivables) de la situation en question et de ses propriétés incorporées (dispositions mentales et comportementales plus ou moins cohérentes ou contradictoires formées au cours des expériences socialisatrices passées) » (Lahire, 2012 : 31). 

Ce que suggère Lahire c’est donc de construire des dispositifs d’enquête qui ferait une place équivalente à des relevés d’activités et des relevés de dispositions. Les premières ne pouvant être pleinement explicites que sous les conditions des secondes. Sauf à tomber dans une forme de déterminisme, il est donc utile de ne pas considérer l’engagement dans l’action comme répondant à des causalités impératives, que celles-ci soient de nature dispositionnelle ou contextuelle. Aussi, la formulation qui privilégie une présentation du contexte sous l’angle de la contrainte davantage que sous celui de la sollicitude pourrait induire des interprétations erronées des logiques de l’action sociale. Par ailleurs, considérer que le contexte aurait seul le statut de vigueur activatrice-inhibitrice et jouerait le rôle de déclencheur ou de frein (le contexte aurait en quelque le pouvoir « d’aller chercher » ou de « taire » la disposition) revient à considérer que toutes les dispositions seraient équivalentes en force. Or les schèmes d’orientation des conduites cohabitent dans des configurations changeantes au sein même du sujet social. La structure des apanages dispositionnels se fonde sur des formes de hiérarchisation qui, en quelque sorte, n’affectent pas les divers phénomènes de « propension à » d’un même coefficient de puissance et de durabilité. La réalité empirique porte à envisager que la mobilisation d’une disposition tient aussi à la place et à l’importance que celle-ci occupe au sein du legs des possibilités anticipatrices pratiques dont le sujet social est diversement en capacité. 

Aussi, doit-on également s’interroger sur la manière dont les dispositions se structurent les unes vis-à-vis des autres car s’il est évident que « les dispositions n’agissent pas [la plupart du temps] de manière permanente », cela ne veut pas dire pour autant qu’elles deviennent actives seulement en fonction des contextes d’action qui se présentent » (Lahire, 2012 : 39), mais parfois aussi malgré lesdits contextes. Comme le reconnaît Lahire, il existe aussi « des dispositions permanentes (transcontextuelles) » qui, si elles ne sont sans doute pas les plus communes, n’en sont pas moins parmi les plus intéressantes à étudier de par leur nature singulière qui semble devoir faire des individus qui en sont porteurs des sujets moins « perméables » aux contextes. Il s’agit donc d’envisager le degré d’intégration des dispositions, éventuellement en un ou des habitus qui les colligent et les renforcent sans pour autant avoir à postuler, d’une part, que les patrimoines dispositionnels se résument à cet ou ces habitus et, d’autre part, qu’ils se transfèrent et agissent automatiquement quel que soit le contexte. Il s’agit donc de trouver un équilibre analytique.

Une autre observation selon nous importante s’agissant tout particulièrement des situations de médiation sociale-numérique, en lien direct avec ce qui vient d’être précisé, tient à la prise en compte de la matérialité sociale contextuelle. Si du côté des dispositions cette matière sociale est indiscutablement, comme le dit Bourdieu des histoires faites corps engrammées dans des « manières d’être au monde » de différentes natures, du côté du contexte, la matérialité sociale (l’histoire faite chose) épouse des formes diverses : normes et règles, personnes, groupes et dispositifs sociotechniques qui se combinent dans des agencements, des situations et des structures sociales à chaque fois singulières, dont il peut justement être précieux de distinguer la nature des éléments. L’attention au contexte incite donc à être vigilant, à un niveau micro, aux situations pratiques de mise en relation des sujets sociaux porteurs de dispositions avec les différents appuis réglementaires, normatifs, et technologiques des structures et institutions sociales. Aussi, s’agit-il de considérer, dans l’actualisation d’une disposition, le contexte de sa mobilisation et notamment, en l’espèce, la présence des outils numériques, mais pas seulement. 

Saisir les attributs pratiques de la médiation sociale-numérique, c’est donc aussi se saisir des appuis conventionnels de l’action pour parler comme Nicolas Dodier. Il s’agit alors de considérer le travail de la médiation sociale-numérique comme décrivant un répertoire d’activités qui s’ajustent à des agencements et des épreuves spécifiques (un demandant qui ne parle pas français, qui n’a pas d’adresse mail, qui est alcoolisé ; une connexion instable, une souris qui n’a plus de batterie, etc.) et de considérer la manière dont les contextes sont équipés, notamment par les outils numériques mais, répétons-le une nouvelle fois, pas seulement eux. Pour le dire autrement, il s’agit d’être attentif au travail de la médiation sociale-numérique en train de se faire, aux prises avec les histoires faites choses et objets, mais sans pour autant ne plus s’occuper des histoires faites corps pour parler comme Bourdieu. 

Bref… Il s’agit de rester attentif aux dispositions, mais aussi aux activitésqui sont en quelque sorte les émergences qui naissent de la rencontre des artefacts, des objets et des dispositions. Quand une disposition rencontre un artefact et/ou un objet, ils entrent en action et se livrent à des accomplissements pratiques. Dispositions, objets et artefacts sont des entités sociales dont la combinaison produit donc de l’action, une action qui dépend de l’encodage d’un certain social dans des scripts matériels s’agissant des objets, de l’encodage en normes, en règles et en procédures concernant les institutions et de l’encodage en penchants dans les dispositions s’agissant des individus.

Activité

Donc une fois ceci précisé, la question que l’on peut se poser à ce stade c’est comment, concrètement, mettre ce programme en œuvre sachant qu’en sociologie, les travaux portant une attention aux structures comme le matérialisme historique de Marx, le structuralisme génétique de Goldmann, le constructivisme-structuraliste de Bourdieu ou le dispositionnalisme de Lahire sont généralement peu conciliables avec les practices-based studies qui s’intéressent surtout à l’activité à l’instar de l’ethnométhodologie de Garfinkel, de l’action située de Suchman, de la cognition distribuée de Hutchins et Goodwin, de la théorie de l’activité de Vygotski ou encore de la théorie de l’activité historico-culturelle de Engerström ; difficultés de compatibilité qui sont dues à des divergences axiologiques, conceptuelles et méthodologiques de considérer les leviers de l’action en contexte, mais dont on pourrait penser que pour certaines de ces théories pragmatiques, pourraient être rendues compatibles avec l’approche dispositionnelle.

Pour ce qui nous occupe, on pourrait donc partir du fait que la médiation sociale-numérique décrit un ensemble de situations toujours singulières qui peuvent donc être saisies, je le répète, comme des plans de rencontre de dispositions (celles du médiateur, celles du demandant) et d’un contexte travaillé par des objets, des normes, des règles, des rapports sociaux, etc. Les situations de médiation sociale-numérique donnent à voir des actions, des réactions, des gestes, des comportements, des ajustements pratiques qui sont les signes observables des multiples rencontres des histoires faites corps, choses et objets.

Les théories de l’activité partent des observables et font donc logiquement de l’observation la méthode majeure du travail empirique. L’action, l’interaction, l’activité est en quelque sorte la matière première du social et pour tout dire elle s’y résume bien souvent. Ce qui n’est pas directement observable ne compte pas, tout le nécessaire se condense dans ce qui se joue dans l’action, dans l’espace et le temps de l’action et il n’est évidemment pas envisageable de s’intéresser à des questionnements macrosociaux. Comme le précise Philippe Chanial à  propos de l’ethnométhodologie, les théories de l’activité ne s’intéressent qu’à l’existence « d’un ordre concret qui pourvoit à sa propre intelligibilité » (2001 : 298). Or pour les théories constructivistes-structuralistes, la chose est évidemment fort différente puisqu’elles considèrent par construction et par conviction, sur un plan épistémopolitique pourrait-on dire, qu’il n’y a de science que du caché comme disait Bachelard et qu’il n’y a de critique que du dévoilement pour parler comme Bourdieu. Rendre compte de l’ordre des choses ne saurait alors simplement se satisfaire d’une description de l’accomplissement dans la pratique qui aurait été produite sans recours à la médiation d’un cadre analytico-conceptuel. Pour Harold Garfinkel par exemple, il n’est pas envisageable de supposer des dispositions, des histoires faites corps préexistant, indépendamment des contextes de leur mobilisation, lesquels révèlent non pas des dispositions, mais des dispositifs et des cours d’action… Dans cette perspective, le social résulte toujours d’une production éminemment locale, indexicale et se présente comme le précipité d’accomplissements pratiques. 

En résumé, dans un cas, celui d’un pragmatisme sectaire, le risque tient à ne regarder que la roue du vélo sans prendre en compte le cycliste, dans l’autre cas, celui d’un dispositionnalisme rigide, il est de ne s’intéresser qu’à la biographie ou au palmarès du sportif sans considérer que hic et nuncil pédale, qu’il est sur un vélo plus ou moins lourd, plus ou moins performant, lequel est sur une route plus ou moins glissante, qui monte, qui descend, etc.

Alors que faire ? D’où partir pour essayer de conjoindre ces deux régimes d’analyse qui pour l’un fait plutôt la part belle à la détermination antéprédicative et pour l’autre à la contingence prédicative ? Sans doute existe-t-il plusieurs solutions, mais on pourrait, par exemple, s’accorder sur le fait de partir des dispositions du médiateur, lesquelles peuvent être approchées via des entretiens ad hoc dont la méthodologie est grosso modo celle qui est consignée dans les Portraits sociologiques de Lahire (1998) et dont une part devra évidemment porter sur le rapport au numérique. Ensuite, s’agit-il sans doute de considérer la manière dont ces dispositions sont, au sens premier du terme, mises au travail, c’est-à-dire mise en œuvre dans un contexte qui est celui du travail de la médiation sociale-numérique. L’approche dispositionnelle pourrait donc être en quelque sorte mixée avec une sociologie du travail orientée vers l’activité mais qui ne lâcherait par ailleurs rien des questions de qualification, de métier, d’organisation et de procès de travail, c’est-à-dire des histoires faites choses ou institutions. L’observation devient alors indispensable pour avancer quelque hypothèse sur ce qui est joué, c’est-à-dire à proprement parler mis en jeu par le médiateur et dont la preuve sera apportée par les faits observés mais éclairés par des entretiens : ceux préalables de repérages des dispositions, mais aussi éventuellement ceux qui pourraient être conduits ex-post avec le médiateur, des entretiens de confrontation prenant en considération divers éléments du contexte. Dès cette première étape, on saisit déjà une part de la médiation sociale-numérique comme une activité de travail, mais dont la pleine analyse nécessite aussi de repérer, cette fois en partant des signes de l’action, les dispositions mises en œuvre par le demandant, selon un processus inverse : partir des observables, de l’action, pour aller vers les entretiens qui devront sans doute prendre des allures de récits de vie quant aux dispositions et de récits de pratique s’agissant de la prise en considération des divers éléments du contexte et en premier lieu du rapport au numérique. 

Ce double jeu entre observations et entretiens pourrait idéalement être mené à partir de plusieurs situations mobilisant les mêmes protagonistes. Ce dispositif permettrait de saisir le cœur de l’activité de médiation comme une relation d’aide, à partir de données croisées qui ne se satisfont ni du simple récit d’explicitation, ni de l’observation positiviste d’un plan uniquement pratique. Il s’agirait donc de considérer que ce que les théoriciens de l’activité nomment l’accountability est aussi le produit d’une forme de social qui n’est pas observable en tant que telle, mais qui, pour autant, est un élément central du cours de l’action qui est en quelque sorte toujours une « négociation » entre deux formes de ressources, dispositionnelles et contextuelles. La mise en œuvre d’un tel appareillage théorique permettrait assurément une saisie fine du travail de médiation sociale-numérique et permettrait par exemple d’attester que ladite médiation numérique est bel et bien un métier au sens plein du terme, nécessitant la mise en œuvre de compétences singulières, mais aussi, comme dans n’importe quelle relation relevant du care, de dispositions qui sont souvent appréhendées comme des plus ordinaires ou naturelles, mais que l’attention au cours de l’action seraient sans doute en mesure de révéler comme tout à fait spécifiques et relevant de professionnalités particulières. Un tel dispositif d’enquête permettrait sans doute aussi, et entre autres choses, de considérer les pistes pour améliorer les conditions d’exercice des médiateurs – notamment quant aux moyens mis à disposition – et de considérer au plus près des pratiques, les besoins de formation.

Bibliographie

Bourdieu (Pierre), Champagne (Patrick), « Les exclus de l’intérieur », in Bourdieu (Pierre), dir., La misère du monde, Paris, seuil, 1993, pp. 597-603.

Chanial (Philippe), « L’ethnométhodologie comme anticonstructivisme », in de Fornel (Michel) et al., L’ethnométhodologieUne sociologie radicale, Paris, La Découverte, 2001, pp. 297-314.

Conseil national du numérique (CNNum), Citoyens d’une société numérique. Accès, Littératie, Médiations, Pouvoir d’agir pour une nouvelle politique d’inclusion, rapport à la Ministre déléguée chargée des PME, de l’innovation et de l’économie numérique, rapport à la Ministre déléguée chargée des PME, de l’innovation et de l’économie numérique, 2013.

Granjon (Fabien), Classes populaires et usages de l’informatique connectée. Des inégalités sociales-numériques, Paris, Presses des Mines, 2022. 

Lahire (Bernard), Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Paris, seuil, 2012.

Lahire (Bernard), Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Paris, Nathan, 2002.

Lahire (Bernard), L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.