Séminaire — Cultures critiques et marges culturelles / 2012-2013

PROGRAMME

Séance 1 – Michael LÖWY : La critique romantique comme résistance culturelle

INTRODUCTION FG : Bien… donc pour ouvrir cette saison 2013 nous avons voulu bien évidemment attaquer la programmation par une séance remarquable et nous avons pensé qu’une intervention de Michael Löwy sur La critique romantique comme résistance culturelle serait tout à fait appropriée à nos intentions. Aussi, j’aimerais bien évidemment commencer par remercier très sincèrement Michael Löwy de bien avoir voulu nous faire l’honneur de cette conférence d’ouverture.

Michael Löwy est à la fois anthropologue, philosophe et sociologue, il est actuellement Directeur de recherches émérite au CNRS et a su développer un parcours à la fois académique et militant des plus conséquents, marqué du sceau de l’international. Michael Löwy a été l’étudiant de Lucien Goldmann et de Louis-Vincent Thomas il a enseigné dans les universités de Sao Paulo, de Tel-Aviv, de Manchester, mais a aussi oeuvré jusqu’à la fin des années 1970 au sein même de cette université, alors à Vincennes, avant d’intégrer le CNRS. Il enseigne actuellement à l’EHESS et à l’Institut international pour la recherche et la formation à Amsterdam, structure militante d’éducation populaire créée par Ernest Mandel et où il dispense des formations sur l’écosocialisme.

Comme chacun sait l’œuvre de Michael Löwy est à la fois foisonnante et passionnante puisqu’il a travaillé et écrit de nombreux articles et ouvrages de sociologie de la culture, des intellectuels et de la connaissance, portant notamment sur certaines figures tutélaires du marxisme et plus largement de la résistance à l’ordre social : Marx lui-même, Guevara, Goldmann, Lukacs, Benjamin, Kafka, Rousseau, Landauer, Bloch, Blanqui, Breton, mais aussi le marxisme sud-américain, le judaïsme libertaire, la théologie de la libération, plus largement le rapport entre le politique et le religieux ou encore le surréalisme. Il s’est entre autres choses particulièrement intéressé aux romantismes en général et au romantisme révolutionnaire en particulier et parmi ses nombreux ouvrages il en est au moins trois qui révèlent très directement cet intérêt, bien que la thématique traverse de part en part l’œuvre de Michael Löwy et en constitue même sans doute un de ses principaux fils rouges (sans mauvais jeu de mots).

La séance de ce jour est donc dédiée à la critique romantique comme résistance culturelle. Bien que n’étant pas spécialiste de la question, tant s’en faut, je me permettrais toutefois de l’introduire très brièvement et très largement depuis une lecture des écrits de Michael Löwy.

Comme notre conférencier le rappelle systématiquement, le romantisme est certes un mouvement littéraire et artistique qui prend forme au début du XIXème siècle, mais il peut aussi être considéré sous un autre angle et envisagé depuis une grille de lecture qui est celle du structuralisme génétique de Lucien Goldmann comme une « structure significative », c’est-à-dire une « structure mentale collective » qui traverse la production culturelle entendue dans un sens large, (anthropologique, politique, religieuse, etc.), et qui s’oppose à l’omniprésence de la valeur d’échange, aux équivalences formelles de l’échange marchand, au caractère fétiche de la marchandise, à la réification, à la raison instrumentale, au désenchantement du monde. Le romantisme est donc une forme de critique à part entière, anticapitaliste, une vision du monde qui se caractérise par, et je cite là Michael Löwy, « une protestation culturelle contre la civilisation capitaliste occidentale moderne au nom de certaines valeurs du passé ». Et d’ajouter « la vision romantique se caractérise par la conviction douloureuse et mélancolique que le présent manque de certaines valeurs humaines essentielles qui ont été aliénées » (Löwy, Sayre, 1992 : 36) : l’autoréalisation et l’émancipation de tous dans le respect de la Nature.

Ailleurs, il est précisé : « Si le romantisme s’affirme comme une forme de sensibilité profondément empreinte de nostalgie, ce n’est pas pour autant qu’il refuse de penser ce qui fait le propre de la modernité : d’une certaine façon on peut même le considérer comme une forme d’autocritique culturelle de la modernité, qui continue, jusqu’à nos jours, à être une des principales structures de sensibilité de la culture moderne » [in Löwy, « Rousseau et le romantisme »]. Autrement dit, le romantisme serait donc à même, encore aujourd’hui, de perpétrer une résistance culturelle à la réalité concrète du monde tel qu’il va.

Michael Löwy précisera sans doute qu’il existe des formes variées de romantisme qui ne sont pas toutes progressistes, mais il en est une, le romantisme révolutionnaire, qui elle est dialectique et pour laquelle la référence au passé (réel ou imaginaire) est résolument tourné vers l’avenir et la possibilité de peser sur celui-ci. On pourrait sans doute dire que le romantisme révolutionnaire est archéo-téléo-logique et porte une certain dose d’utopie concrète, c’est-à-dire une utopie actualisable, « un irréalisme critique » (Löwy, Sayre, 1992 : 22) qui est comme le décrivait Ernst Bloch : « le point d’inscription d’une morale dans l’horizon pratique du politique » [in Bensaïd « Utopie et messianisme »].

Le romantisme révolutionnaire est à la fois une un réalité culturelle et sociale étudiable ayant laissé des traces matérielles, c’est également une grille de lecture théorique, une ressource conceptuelle permettant de décrire, d’analyser, de comprendre et d’évaluer des réalités sociales qui ne se donnent pas immédiatement comme romantiques, mais c’est aussi une boussole pratique qui porte l’espoir ou l’espérance de l’advenir malgré la mélancolie ou plus prosaïquement l’intranquillité qui affectent les sujets sociaux. Cela dit, il n’est pas certain que le romantisme soit le rapport au monde le mieux) même de coupler une éthique progressiste des lointains passés ou utopiques avec les nécessités concrètes des politiques du présent. Les romantiques sont des mélancoliques, mais pas nécessairement des « penseurs d’actes » comme disait Daniel Bensaïd. Mais j’empiète déjà là par provocation sur la séquence de discussion que nous aurons par après l’intervention de Michael Löwy, à qui je cède sans plus attendre la parole…

 


Séance 2 – Philippe COULANGEON : Dissonances culturelles et sociologie critique

INTRODUCTION FG : Bien… donc nous allons ouvrir la deuxième séance du séminaire « Cultures critiques et marges culturelles ». Aujourd’hui nous allons assister à une conférence de Philippe Coulangeon sur le thème des dissonances culturelles et de la sociologie critique, conférence qui sera suivi comme de coutume par une période de discussion avec la salle.

Quelques mots sur notre invité pour commencer… Philippe Coulangeon est sociologue, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des pratiques culturelles. Il s’intéresse plus particulièrement à la stratification sociale des goûts, aux styles de vie, aux inégalités et à la démocratisation de la culture. Il s’est également intéressé à plusieurs reprises aux professions et aux carrières artistiques, notamment dans sa thèse qui portait sur les musiciens de jazz et a, sur ces sujets, publié de nombreux articles et ouvrages. Citons :

  • Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Grasset, 2011 ;
  • Sociologie des pratiques culturelles, Repères, La Découverte, 2010 pour la seconde édition ;
  • Les musiciens interprètes en France : Portrait d’une profession, Paris, La documentation française, 2004 ;
  • Les musiciens de jazz en France à l’heure de la réhabilitation culturelle. Sociologie des carrières et du travail musical, L’Harmattan, 1999.

Philippe Coulangeon va donc nous délivrer une conférence sur la question de l’évolution des goûts culturels et du renouvellement des mécanismes de consécration. L’identification des manières dont se structurent les pratiques culturelles des individus ont donné lieu à de nombreux débats en sociologie de la culture autour de notions comme celles de distinction, de légitimité culturelle, d’omnivorisme, d’éclectisme culturel, de dissonances culturelles ou encore de tablatures des goûts.

L’approche développée par Pierre Bourdieu a longtemps été la référence en matière de sociologie de la culture. La perspective qu’il développe s’agissant des fais culturels s’inscrit dans une sociologie générale des formes de domination sociale qui accorde une place particulièrement importante aux rapports de sens et à la construction de la légitimité, c’est-à-dire à la manière dont les dominants érigent leurs comportements en normes positives acceptées et reconnues de tous, notamment via l’exercice d’une certaine violence symbolique. Les normes culturelles dominantes du bon goût sont donc celles des classes dominantes qui imposent leur arbitraire culturel et délivrent des certificats de légitimité ou d’illégitimité culturelles. La culture légitime (rare et cultivée), celle qui est censée faire universellement référence, se présente donc avant tout comme celle des classes supérieures, lesquelles possédant les formes de capital culturel (consacré par les institutions de même que les classements qui y sont objectivés) nécessaires à sa compréhension et sa jouissance se distinguent alors des autres groupes sociaux ne disposant pas de ces mêmes atouts. Elles réaffirment ainsi leur supériorité en renouvelant l’adhésion des moins pourvus en capital à cette autorité culturelle : « Dans une formation sociale déterminée, l’arbitraire culturel que les rapports de force entre les groupes ou classes constitutifs de cette formation sociale mettent en position dominante dans le système des arbitraires culturels est celui qui exprime le plus concrètement, quoique toujours de manière médiate, les intérêts objectifs (matériels et symboliques) des groupes ou classes dominants ». Et d’ajouter : « Dans une formation sociale déterminée, la culture légitime, i.e. la culture dotée de la légitimité dominante, n’est autre chose que l’arbitraire culturel dominant, en tant qu’il est méconnu dans sa variété objective d’arbitraire culturel et d’arbitraire culturel dominant » (Bourdieu, Passeron, 1970 : 22-23).

Dit autrement, les goûts et dégoûts sont l’expression de processus sociaux de construction des préférences et des répulsions en tant que celles-ci se présentent d’abord comme des marqueurs sociaux, des certificats de styles de vie, des profits de distinction ayant des fonctions sociales de classement, certes des appétences et des dispositions esthétiques, mais aussi et surtout des groupes sociaux qui s’y réfèrent.

Pour Bourdieu, il existe donc des homologies structurales liant les positions sociales des sujets culturels (agents – hiérarchie sociale) et le rapport qu’ils entretiennent à la culture (hiérarchie des pratiques et des genres de pratiques). Dans cette perspective, les rapports à la culture sont pour l’essentiel considérés sous l’angle des inégalités sociales, des fonctions sociales de la culture et des rapports socialement différenciés à la culture légitime. Aussi, l’approche bourdieusienne a surtout insisté sur la manière dont s’exercent les formes de domination et les profits sociaux de distinction que la maîtrise des codes de la culture consacrée permet d’asseoir sur les fractions sociales culturellement plus démunies. Se focalisant sur le poids des inégalités devant la légitimité culturelle, elle a montré combien les structures sociales cadrent l’essentiel des pratiques culturelles.

Cette grammaire de la légitimité culturelle postulant dans le même mouvement une reconnaissance unanime des formes culturelles les plus consacrées et une différenciation forte des compétences susceptibles de conduire à la maîtrise des codes culturels qui fondent les objets de la haute culture a toutefois été critiquée pour sa définition assez stéréotypée des rapports à la culture légitime. Les évolutions les plus récentes des usages de la culture tendent à montrer que la disposition à reconnaître la supériorité de l’arbitraire culturel des classes sociales les plus aisées s’avère largement moins prégnante qu’au moment de La Distinction. Comme le rappelle Bernard Lahire, « on n’est fondé à parler de légitimité culturelle que si, et seulement si, un individu, un groupe ou une communauté croit en l’importance, et même souvent en la supériorité, de certaines activités et de certains biens culturels par rapports à d’autres » (Lahire, 2003 : 47). Or, la diversité effective des jugements de goût aujourd’hui constatée conduit à reconnaître l’existence d’une plus grande variété d’arbitraires culturels. Si la pluralisation des formes de (dé)classement n’est pas synonyme d’une remise en cause de l’existence de rapports de domination culturelle, elle invite cependant à considérer plus attentivement les comportements culturels « inédits », ainsi qu’à saisir plus finement le sens de certaines pratiques « populaires » que la posture légitimiste n’appréhende qu’avec la plus grande difficulté, dans une perspective misérabiliste. De même, la défense exclusive de la « culture cultivée » par les classes supérieures semble bien ne plus être un front de mobilisation aussi important que par le passé.

C’est précisément la conception homologique des rapports sociaux et des rapports de sens notamment imputés aux biens symboliques que les thèses de l’omnivorisme, de l’éclectisme ou des dissonances culturels vont amender, celles-ci diagnostiquant un brouillage des règles collectives du jeu culturel par une hétérogénéisation des goûts.

 


Séance 3 – Jean-Marc LACHAUD : De la fonction critique de l’art

INTRODUCTION FG : Nous allons avoir aujourd’hui le plaisir d’entendre Jean-Marc LACHAUD qui va nous délivrer une conférence sur un vaste sujet puisque nous allons aborder la question de la fonction critique de l’art. Jean-Marc LACHAUD est philosophe, Professeur d’esthétique à l’Université de Strasbourg, chercheur au sein du Laboratoire Approches contemporaines de la réflexion et de la création artistique et éminent spécialiste des pratiques artistiques contemporaines et des théories de l’art qu’il examine à l’aune de leur charge politique et des rapports qu’elles entretiennent avec les théories critiques de la société.Membre du comité de rédaction d’Actuel Marx, Jean-Marc LACHAUD a publié de très nombreux articles et ouvrages dont je me contenterais de ne citer qu’une très modeste partie ne faisant références qu’à mes propres curiosités et lectures :

  • Questions sur le réalisme : B. Brecht, G. Lukács, Anthropos, 1981
  • Marxisme et philosophie de l’art, Anthropos, 1985 (thèse)
  • Art et politique 1 & 2, L’Harmattan, 2006 et 2009
  • Pour une critique partisane. Quelques preuves à l’appui L’Harmattan, 2010
  • ou encore Art et aliénation aux Presses Universitaires de France, 2012, formidable outil pour comprendre les relations complexes entre matérialisme, art, engagement et politique

Bien… nous avions notamment l’an passé, à plusieurs reprises, évoqué la nécessité pour les théoriciens critiques de faire lien avec d’autres acteurs et d’autres secteurs du champ de production des biens symboliques. Cette alliance des producteurs critiques aurait notamment pour vocation de donner le change aux intellectuels, aux politiques et autres professionnels des médias qui produisent des représentations du monde social et des explications qui sont souvent en opposition avec les constructions critiques.

Cette concurrence dans le gouvernement symbolique et idéologique des esprits pose la question de la construction des opinions à des fins pratiques. Elle pousse également à considérer la manière dont les armes de la critique et du dévoilement « de la causalité complexe des rapports sociaux » pour reprendre une expression de Brecht, doivent être précisément mises au service des objectifs de la critique, objectifs dont on peut penser qu’ils ne peuvent faire l’économie d’alliances avec d’autres sujets sociaux producteurs de symboles, au nombre desquels, évidemment se trouvent les artistes qui participent à leur manière de la praxis sociale.

À l’instar de Lukacs, la critique dans sa composante scientifique ou théorique permettrait au sujet social de prendre de la distance avec la facticité de la réalité sociale concrète qui est la sienne, tandis que l’art, par l‘imagination et le sensible, permettrait de lier le sujet social au potentiel libérateur d’une réalité vraie. Comme l’affirme Jean-Marc LACHAUD, à propos des travaux de Marcuse, je le cite : « si l’art n’a pas un pouvoir transformateur concret, il porte en lui la farouche nécessité du changement, nécessité qu’il conserve et transmet parce que les lois qui le régissent ne sont pas celles de la réalité, et qu’elles n’hésitent pas à entrer en conflit avec celle-ci ». Autrement dit, et je cite cette fois Marcuse : « L’art [tout comme les idées pourrions-nous ajouter] ne peut pas changer le monde, mais il peut contribuer à changer la conscience et les pulsions des hommes et des femmes qui pourraient changer le monde ».

Avec d’assez sensibles nuances, il faut le reconnaître, des auteurs comme Lukacs, Adorno, Benjamin, Sartre ou Dufrenne, pour ne citer qu’eux, vont chacun à leur manière considérer que l’art, quand il est engagé, c’est-à-dire véritabement art, est engagé de par ce qu’il est et non par référence à une extériorité politique dont il pourrait faire mention, message ou position ou encore par référence à des sentiments qu’il souhaiterait simplement faire partager. Si l’art est engagé c’est donc forcément parce qu’il s’inscrit de manière critique au sein des rapports de production et de reproduction qui sont ses propres cadres. Pour Ersnt Bloch par exemple, l’art engagé serait un indicateur de ce qui sera, une « promesse de libération » selon les termes de Marcuse, car il montrerait la possibilité objective présente dans la réalité. Il serait ainsi porteur d’une utopie, d’un espoir, d’une ouverture vers des potentialités émancipatrices pouvant aller de la simple expérimentation sociale à la révolution.

Pour le dire autrement, l’essence de la vérité artistique serait donc contenue, et je reprends là Jean-Marc LACHAUD, « dans la rupture qui sépare l’art de la réalité établie, autrement dit, dans l’autonomie de l’œuvre d’art acquise au travers de la forme esthétique ». C’est là que résiderait donc la fonction critique de l’art, sa force politique, dans sa capacité, selon les termes de Mikel Dufrenne de « révéler ce que le savoir ne peut maîtriser », de « mettre la réflexion en état de crise » et d’engager les sujets sociaux. L’art engagé serait donc un opérateur de la praxis sociale.

La chose n’est toutefois pas aussi simple qu’elle en a l’air. Penser la fonction critique de l’art ne peut par exemple s’envisager sans avoir à penser la diversité même de l’art, son hétérogénéité matérielle et sémantique : un art signifiant ou non signifiant par exemple selon la distinction de Sartre. Penser la fonction critique de l’art, c’est aussi s’intéresser au travail de production artistique, à son insertion spécifique dans l’espace social en tant que pratiques structurées et structurantes, notamment en ce qu’il est lui aussi soumis à la marchandisation et au spectacle, mais c’est aussi prendre au sérieux les conditions matérielles d’apparition et de diffusion de l’art, les différentes formes d’adresse sur lesquelles il peut faire fond, la diversité des publics, etc. C’est enfin se poser la question de la manière dont on peut passer de l’imaginaire et du sensible à l’action politique et de considérer en quoi l’expérience artistique peut être libératrice.

 


Séance 4 – Jean-Paul OLIVE : Theodor Adorno et les cultures populaires

INTRODUCTION C. MAGIS : Je voudrais commencer par vous souhaiter la bienvenue à cette séance de notre séminaire sur la critique et les marges culturelles en attirant votre attention sur son caractère quelque peu particulier. Dans l’ensemble de notre séminaire, cette séance est, en effet, unpeu spéciale, et ce à plusieurs égards : c’est d’abord une séance, comme vous l’avez — peut-être — déjà remarqué, qui se déroulera sans notre hôte habituel, qui nous prie de l’excuser. Il nous transmet néanmoins ses amitiés de Tunis où il a rejoint le Forum Social Mondial. En conséquence, ce sera une séance que j’animerai — avec tout ce que cela pourrait comporter pour vous de perte au change dans la manière de conduire la discussion. J’essaierai toutefois de me montrer à la hauteur de la qualité de notre invité et du niveau habituel des discussions dans ce séminaire. C’est ensuite une séance qui reçoit un collègue « local » : c’est en effet la première fois, depuis le début même du séminaire « De quoi la critique est-elle le nom ? » l’année dernière que nous recevons quelqu’un de Paris 8, qui plus est un musicologue : Jean-Paul Olive.

Jean-Paul Olive enseigne en ces lieux l’analyse et l’esthétique musicales au département de musique de l’UFR d’Arts de Philosophie et d’Esthétique. Il a dirigé l’EA Esthétique analyse et création musicale ainsi que l’ED Esthétique, science et technologie des Arts. Il est également cofondateur de la revue Filigrane dont je dois d’ailleurs faire la promotion d’un des derniers numéros ayant pour titre « Musique et Globalisation », d’après un colloque qui a eu lieu fin 2008 et qui ne manquera pas d’intéresser j’en suis sûr plusieurs d’entre nous. Il contient d’ailleurs des contributions de chercheurs qui sont bien connus des collègues en communication.

Jean-Paul Olive est spécialiste des musiques de l’avant-garde du XXème siècle (Musique et montage, 1999 ; issu de sa thèse), et notamment de la musique d’Alban Berg (Alban Berg, le tissage et le sens, 1997 ; et je crois qu’un ouvrage est actuellement en préparation sur les opéras de ce compositeur…). Également, Jean-Paul est spécialiste de la pensée esthétique et musicale d’Adorno, dont plusieurs d’entre nous savent peut-être qu’il était d’ailleurs l’élève en composition d’Alban Berg — un ouvrage récent commis à ce propos : Un son désenchanté : Musique et Théorie critique, 2008). Et c’est notamment à ce titre que Jean-Paul intervient aujourd’hui pour une présentation qui s’intitule « Théorie critique, musique et industrie culturelle ».

Les industries culturelles sont un ensemble conceptuel important pour nous — et, pour mes camarades musicologues qui ne me connaîtraient pas bien cette casquette, par « nous », j’entends ici « nous, chercheurs en communication » — important donc parce qu’appréhendé à partir de la fin des années 1970 par un courant des SIC que l’on appelle « l’Économie politique de la communication », cet ensemble conceptuel a été un moyen de décrire la réalité socio-économique du secteur de la production industrielle de la culture (Capitalisme et industries culturelles, 1978, réed. 1984), domaine qui intéresse au plus haut point bon nombre de nos recherches.

En proposant une « socio- » économie, l’EPC se distingue de l’économie traditionnelle dans son appréhension de la culture en critiquant les catégories de cette dernière en raison de la place majeure qu’occupent ces industries, leurs productions et les discours qui leurs sont associées dans la compréhension que les sociétés contemporaines se donnent d’elles-mêmes par la création des imaginaires. Ainsi, la « socio- » économie du secteur culturel propose d’appréhender — en se réclamant en cela de l’approche marxiste de la culture et notamment de l’École de Francfort, tout en critiquant souvent un supposé « élitisme » —les mutation des industries de la culture et des discours qui leurs sont associés en relation avec les mutations du capitalisme contemporain (voir les travaux de Bouquillion, Miège, Moeglin, Matthews, Temblay, Hesmondhalgh).

Il est cependant intéressant de remarquer que, tout en cherchant à s’éloigner des catégories de l’économie traditionnelle, l’EPC n’en manipule pas moins un réservoir de catégories — certes étendu et repensé par rapport à une économie traditionnelle — mais réservoir de catégories qui appartiennent tout de même au vocabulaire de l’économie industrielle. Et c’est notamment peut-être un manque de cette approche que de ne pas donner de clefs permettant de penser le secteur culturel aussi à partir de ses productions et des catégories qui permettent d’analyser ces dernières, dérivées de l’esthétique ou de la philosophie de l’art. Ce manque marque d’ailleurs l’essentiel des débats actuels entre EPC et Cultural Studies, ces dernières ayant à coeur d’appréhender d’abord les texts culturels (si vous me permettez l’anglicisme).

Plusieurs auteurs et chercheurs — dont je fais, pour ma part, partie — essaient toutefois aujourd’hui de revenir au concept d’Adorno et d’Horkheimer et à ses prémisses et développements dans les travaux d’Adorno sur la radio, le jazz ou la musique « populaire », la « nouvelle musique », voire la télévision ou les analyses de rubriques astrologiques, pour y trouver de nouvelles catégories d’analyses du secteur économique de la production culturelle, catégories qui ne seraient pas uniquement déterminées par leur existence comme catégories économiques. C’est aussi ce que, probablement, nous cherchons à faire ici — c’est en tout cas ce que je vous propose de faire aujourdhui, alors que notre invité est Jean-Paul Olive — dans une démarche de critique des catégories de l’économie politique critique, pour penser l’industrialisation de la culture. La présentation de notre invité d’aujourd’hui, musicologue, nous sera tout à fait utile pour poursuivre dans cette éventuelle direction, en proposant un accès à la pensée complexe d’Adorno sur l’industrie culturelle à partir de la résonance de certaines de ses propositions dans les catégories de la musique.

 


Séance 5 – Sophie NOËL : Pensées critiques et éditions indépendantes

INTRODUCTION FG : Nous sommes réunis pour la 5ème séance du séminaire « Cultures critiques et marges culturelles ». Aujourd’hui nous avons le plaisir d’accueillir Sophie NOËL qui est venue nous parler de pensées critiques et d’éditions indépendantes.

Sophie NOËL est sociologue, elle enseigne la sociologie au sein des universités de Paris 1 et de Paris 13, notamment dans le master politiques éditoriales dirigé par Bertrand Legendre, Master que nous connaissons bien puisqu’il fait partie de l’offre de formation de la mention commune P8/P13. Membre du centre de sociologie européenne, elle mène actuellement ses recherches sur les enjeux de l’indépendance dans les industries culturelles, notamment dans le cadre du LABEX Industries culturelles et création artistique.

Sophie NOËL a soutenu en 2010 une thèse de doctorat sous la direction de Louis Pinto qui a donné lieu l’an passé à la publication d’un ouvrage tout à fait intéressant dont le titre est L’Édition indépendante critique : engagements politiques et intellectuels, aux éditions de l’ENSSIB et qui constituera la matière première de l’intervention de Sophie ce matin.

Bien… donc il nous avait semblé qu’une séance dédiée à l’édition indépendante critique, avait toute sa place dans ce séminaire dédié aux cultures critiques et aux marges culturelles dans la mesure où si l’on est d’accord pour penser la critique ne peut s’évaluer que sous condition de la pratique, il devient notamment indispensable de considérer avec la plus grande attention les médiations par lesquelles elles passent pour exister. Réfléchir à la production/diffusion des pensées critiques est un exercice réflexif indispensable pour pouvoir juger de leur pertinence et de leur efficace.

L’un des premiers constats que l’on peut très rapidement dresser, c’est que la production critique n’est pas exsangue et semble même montrer des signes évidents de vitalité. On pourrait même sans doute avancer que les lieux rassemblant militants, universitaires critiques et simples citoyens sont aujourd’hui assez nombreux et se présentent comme des espaces publics oppositionnels où élaboration théorique et action collective se mélangent en des dosages très variés. Outre les organisations militantes : partis, syndicats, associations et mouvements sociaux, il existe d’une part des lieux d’élaboration théorique notamment dédiés à la production d’une contre-expertise (Attac, la fondation Copernic, l’OFM, etc.), et d’autre part des espaces de production de biens symboliques critiques qui sont plus dégagés des nécessités pratiques, mais qui entendent contribuer par la production de connaissances au réarmement de la critique. Ces espaces ce sont par exemple les revues : RdL, Mouvements, Vacarme, ContreTemps, Temps nouveaux, Politis, Le Monde Diplomatique, etc., et aussi des maisons d’édition indépendante : Agone, Les prairies ordinaires, La Dispute, La Fabrique, Textuel, Amsterdam, Syllepse, etc., dont va nous parler Sophie dans quelques minutes.

Ce qui me semble intéressant et la séance de ce jour va nous permettre sans aucun doute d’en discuter, c’est de se reposer la question de l’éducation populaire. La critique doit s’interroger sur la nécessité d’effectuer des recherches sur la critique sociale et ses objets, pour la critique sociale, mais aussi avec les acteurs de la critique sociale. Comme le suggère Michael Burawoy il faut « rendre les savoirs à celles et ceux qui en sont à l’origine ». Il s’agit ni plus ni moins de repenser une partie de la production critique, mais aussi de travailler à ses conditions de réception :

-d’une part, sortir de l’illusion scholastique, accepter d’ouvrir l’« entre soi » réservé généralement aux classes moyennes et supérieures qui disposent d’un capital culturel important qui leur permet d’accéder de façon privilégiée aux savoirs critiques, casser les effets de la violence symbolique

-et, d’autre part, lutter contre l’anti-intellectualisme et un certain rapport instrumental à la production de savoirs mainstream ;

Le combat contre l’ethnocentrisme et le « racisme » de classe est sans doute la condition de possibilité afin notamment de travailler à l’autonomie des forces progressistes s’agissant de la production des connaissances utiles et de les doter d’une plus grande capacité d’analyse ad hoc.

La recherche critique ne doit pas être extérieure aux savoirs pratiques et pour ce faire, il faut notamment s’extirper de l’univers scholastique de la conjecture théorique, de l’expérimentation mentale et lutter contre les formes de spéculation gratuite qui n’ont d’autres fins pratiques qu’elles-mêmes.

Pour le dire avec des termes savants, il faut se départir du travers de l’épistémocentrisme qui instruit une coupure qui se fait rupture entre le sujet réfléchissant et l’agent agissant. Ce contre quoi il faut lutter c’est cet écart de fonctionnement et d’intérêt qui existe la plupart du temps entre celui qui pense le monde et celui qui veut agir sur le monde. Le chercheur critique n’est pas toujours en face des situations et des conduites qu’il analyse, c’est-à-dire dans la position d’un sujet agissant engagé dans l’action et investi dans le jeu et les enjeux. Or il faut sans doute réduire cette distance pour développer une critique en phase avec la critique sociale, et réduire la distance entre les enquêtés/informés et les connaissances produites.

Autrement dit, les intérêts de connaissance ne sont pas les mêmes pour un ouvrier qui travaille à la chaîne et un sociologue critique qui travaille sur le travail à la chaîne. On peut à cet égard penser que la charge politique de la critique ne sera pleinement effective que si l’on veille à la réduction entre le sens pratique et la connaissance de la raison théorique. Ou pour le dire encore plus simplement avec les mots de Bourdieu : un sociologue ça doit servir à donner des armes plutôt qu’à donner des leçons. L’intervention de Sophie va donc porter sur ces trafiquants d’armes que sont les éditeurs indépendants critiques…

 


Séance 6 – Mathieu RENAULT : Critique postcoloniale, marxisme et culture

INTRODUCTION FG : Nous sommes aujourd’hui réunis pour la dernière séance du séminaire « Cultures critiques et marges culturelles » qui a commencé début mars et nous allons donc clore cette seconde saison en la présence de Matthieu RENAULT qui va intervenir sur le thème « Critique postcoloniale, marxisme et culture ». Avant de vous présenter notre invité du jour, j’aimerais évidemment remercier l’ensemble des invités de cette année qui de par la qualité de leurs interventions ont permis en chaque occasion qu’il y ait un échange scientifique de qualité ; je souhaiterais également remercier Christophe Magis et Tristan Mattelart qui ont par deux fois pallier mes absences et enfin, j’aimerais également remercier le public du séminaire dont la présence et les interventions ont également très largement contribué à son succès. Permettez-moi également d’avoir une pensée pour l’une de nos collègues fidèle parmi les fidèles de ce séminaire, mais qui pour des raisons de santé n’a pu cette année nous faire le plaisir à chaque fois renouvelé de sa présence. Elle va aujourd’hui bien et nous espérons la compter de nouveau parmi nous au plus vite et notamment pour la troisième session de ce séminaire qui aura lieu l’an prochain en avril et mai et qui devrait cette fois porter sur le thème « Matérialisme, Culture & Communication ».

Dans l’immédiat, j’aimerais vous présenter brièvement notre invité. Matthieu RENAULT est philosophe et politiste, il a soutenu en 2011 une thèse de doctorat intitulée : « Frantz Fanon et les langages décoloniaux. Contribution à une généalogie de la critique postcoloniale », thèse qu’il a publié aux éditions Amsterdam en 2011 sous le titre Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale et dans le sillage de laquelle il a publié de nombreux articles sur Frantz Fanon.

Matthieu RENAULT est actuellement en postdoctorat à la London School of Economics and Political Science où il effectue notamment sous la direction de Paul Gilroy (notamment connu pour son ouvrage L’Atlantique noire. Modernité et double conscience) des recherches sur John Locke, la géographie coloniale de l’état de nature et les limites de la connaissance. Ses travaux actuels portent également sur les marxismes décoloniaux et précisément, Matthieu va présentement intervenir sur le tryptique « Critique postcoloniale, marxisme et culture ».

Avant de lui laisser la parole, je me permettrais juste de préciser que l’on s’accorde généralement à sourcer la critique postcoloniale dans l’œuvre de Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs, 1952 et Les Damnés de la terre, 1961) et celle d’Edward Saïd, L’Orientalisme, paru en 1978, lesquelles ont contribué à construire une analyse littéraire des auteurs issus des anciens empires coloniaux. Toutefois, la critique postcoloniale ne se limite évidemment pas aux aspects littéraires, tant s’en faut. Depuis sa naissance au cours des années 1980, la critique postcoloniale a d’abord eu pour projet de « décoloniser les savoirs » en menant une réflexion plus ou moins importante et parallèle sur les conditions, les moyens et les fins d’une décolonisation du pouvoir. Autrement dit, la critique postcoloniale rassemble une critique qui se veut à la fois épistémique et politique, qui porte sur la domination coloniale, ses rapports sociaux, mais aussi les catégories de la pensée postcoloniale dont la force est, d’une part, de coloniser les intérêts de connaissance des dominés et, d’autre part, de renforcer cet écart de fonctionnement et d’intérêt qui existe entre celui qui pense le monde et celui qui veut agir sur le monde. Matthieu RENAULT reviendra dans quelques instants sur ces clivages plus ou moins marqués, en retraçant une généalogie de la critique postcoloniale et en examinant l’émergence et la maturation de pratiques de décentrement épistémique au sein même de l’anticolonialisme et des luttes politiques pour l’indépendance.

Il va notamment aborder la question des formes d’appropriations anticoloniales du matérialisme historique/dialectique ainsi qu’à la genèse d’un « marxisme décolonial » chez des figures telles qu’Aimé Césaire, José Carlos Mariátegui, ou encore C. L. R. James. La critique anticoloniale a il est vrai été portée par des intellectuels comme Tran Duc Thao, auteur au début des années 50 d’un ouvrage qui fera date, intitulé Phénoménologie et matérialisme dialectique (et aussi premier étranger agrégé de philosophie) qui publiera également plusieurs articles dans Les Temps modernes où il expliquera que le colonialisme est à combattre parce qu’il asservit et réifie les colonisés. Ses travaux d’orientation marxiste annoncent d’une certaine manière la critique postcoloniale car ils remettent au centre la question de la subjectivité et des singularités des dominés, y compris dans la manière de mener les luttes de libération. On retrouve également cette insistance sur les spécificités des réalités coloniales dans les travaux de C. L. R. James, connu pour ses dialogues avec Trotski sur la question noire aux Etats-Unis et avoir écrit les Jacobins noirs, livre dans lequel il va souligner l’occultation des luttes des populations noires colonisées et l’autonomie de leurs luttes par rapport aux mouvements révolutionnaires occidentaux.

En d’autres termes, ce que va porter la critique anticoloniale puis postcoloniale, c’est notamment l’idée d’une puissance d’agir et de penser singulière, propre aux colonisés, l’idée d’une autonomie des sensisbilités, des analyses et des luttes qui ne doivent rien devoir à l’occident colonisateur et oppressif, à l’hégémonie occidentale. L’idée princeps, c’est ici la désoccidentalisation et la décolonisation des savoirs, des esprits et des catégories de pensée, notamment par un retournement des armes du colonisateur et de la culture de l’empire contre lui-même, idée qui sera présente dans beaucoup de textes et notamment dans le livre d’Edward Saïd sorti au début des années 90 : Culture et impérialisme.

Pour penser ce programme d’action, le marxisme et plus largement la pensée occidentale critique vont être une ressource centrale et vont inspirer certains courants que l’on range généralement derrière le syntagme « critique postcoloniale » : à commencer par les Subaltern studies indiennes (Guha, Chatterjee, Chakrabarty, Spivak, etc.) qui comme leur nom l’indique s’inspire des travaux d’Antonio Gramsci, mais aussi les postcolonial studies anglo-américaine (Saïd, Bhabha, Gilroy, Young, etc.) qui doivent notamment à la French Theory. Certains travaux postcoloniaux vont toutefois tâcher de se détacher davantage des attendus de la gauche marxiste, comme c’est le cas des intellectuels du Taller de Historia Oral Andina qui en Bolivie vont dans les années 80 construire une pensée politique indianiste emprunte de romantisme et parallèle au marxisme, ou le cas des tenants de la théorie décoloniale latino-américaine (Mignolo, Quijano, Dussel), plus tardive et plus radicale quant à la nécessité de faire rupture avec les catégories de pensée et de la raison occidentales.

Je n’en dirai pas plus sur les aspects généalogiques, notre invité s’en chargera bien mieux que moi, mais j’aimerais toutefois rajouter quelques éléments de mise en perspective s’agissant de cette dialectique colonisants/colonisés et du rapport à la catégorie d’universel. Merleau-Ponty effectuait par exemple une distinction entre l’universel de surplomb et l’universel latéral dont l’objectif était évidemment de rejeter une forme d’universalisme impériale, mais sans renoncer à l’idée même d’universel, sauf que celui-ci doit permettre de sortir de la tyrannie de principes abstraits pour y substituer des universels ajustés au plus près des réalités sociales. Les communs de l’humanité doivent se construire à la croisée des mondes singuliers qui en portent les différences. Il faut donc faire rupture et en même temps sans faire complètement table rase, il s’agit plutôt de s’approprier et de relocaliser les apports de l’occident pour mieux s’en dégager : repartir depuis le milieu comme dirait Deleuze ou prendre au sérieux ce que Gilroy désigne comme la double conscience, c’est-à-dire l’effort permanent d’être à la fois contre et le produit d’une domination occidentale.

Cette dialectique entre les singuliers et les universels, elle est, on l’aura compris, au cœur de la critique théorique postcoloniale, mais elle est également centrale dans certaines expressions de la critique sociale qui s’en inspirent assez directement. Ce déplacement de la critique postcoloniale sous condition de la pratique tend parfois à produire une critique radicale, qui jette le progressisme occidental avec l’eau du bain colonial. La critique n’est pas nouvelle, elle était notamment portée par Jean-Marie Domenach au début des années 60 ou plus récemment par l’anthropologue Jean-Loup Amselle qui, dans son ouvrage L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, s’inquiète de la montée d’une critique relativiste et qui dans L’ethnicisation de la France affirme que l’on assiste à une « matamorphose de la question sociale en question ethnique ». Comme l’écrivait cette fois Daniel Bensaïd et je le cite : « il ne saurait y avoir d’acceptation positive de l’esclavage au nom d’un relativisme culturel et c’est bien là la preuve qu’il existe des valeurs et des principes devenus universels ». Là aussi il y aurait beaucoup à dire et nécessité à faire la critique de la critique, mais je me contenterais de souligner juste quelques éléments qui relèvent à la fois de faits politiques et épistémiques :

  • premier élément, en 2005 né le mouvement des Indigènes de la République qui va se transformer en 2008 en parti politique. S’il est intéressant de considérer que le colonialisme reste bel et bien vivant, mais qu’il prend évidemment des formes nouvelles à l’intérieur des frontières françaises et que par conséquent, une critique conséquente ne peut se contenter de formes d’antiracisme humaniste, de paternalisme et de rechigner à considérer par exemple les jeunes des banlieues comme de véritables sujets politiques, mais on peut également s’interroger sur les conséquences théoriques et pratiques de la nécessité à renverser les stigmates en parlant des « blancs » comme les coloniaux parlaient des « négres » avec pour conséquence d’isoler certains sujets dominés d’autres sujets qui eux aussi subissent les coups de l’ordre social, mais qui ne sont pas des indigènes. Le danger est de divisier la critique qui a déjà bien du mal à serrer les rangs, tandis que les classes dominantes font tout naturellement front au moindre danger (Cahuzac). Il reste notamment à prouver la pertinence politique de cette catégorie d’« indigènes » qui semble tout de même relever parfois d’un repli communautariste qui fige les généalogies et qui au surplus peut s’avérer assez artificiel en essayant d’étabir, par soustraction d’une catégorie de population opprimée à une population plus large dans laquelle on laisse d’autres dominés, un lien non évident entre des personnes porteuses d’histoire, de pensées et d’agir sans doute très différents.
  • Deuxième exemple : au FSM de Tunis, qui s’est tenue fin mars, beaucoup des ateliers et des conférences qui se sont déroulés dans l’espace dédié aux révolutions arabes et à la situation des pays arabes étaient porteurs de discours critiques qui, sans se réclamer ouvertement de la pensée postcoloniale s’y inscrivaient et développaient des arguments conduisant à taire certaines formes d’oppression et à naturaliser certains traitements inégalitaires (par exemple à l’égard des femmes) au motif que les sujets qui sont à l’origine de ces discours ont eu à subir la colonisation de l’occident. Pour un auteur comme Walter Ben Michaels, la promotion de la diversité culturelle est donc aussi une façon de taire les inégalités sociales. De fait, ce que l’on pouvait constater, c’est qu’en certains lieux du forum, et au nom de la resingularisation de la critique qui devait se détacher de l’occidentalisme et son universalisme, il était possible de valoriser une pensée qui par exemple pouvait reconnaître le bien-fondé de formes de domination instituant une supériorité de Dieu sur les hommes et de ceux-ci sur les femmes, du patriarcat ou encore de l’interdiction de l’homosexualité, qui on en conviendra peuvent être considérées comme assez éloignées de l’idéal d’émancipation sociale. Comme le soulignait Bensaïd, quelqu’un comme Ramadan qui ne se réclame pas du postcolonial, soyons clair, peut être un allié tactique sur un certain nombre de thèmes (e.g. l’anticapitalisme – salafisme/wahabisme), mais il ne faut pas oublier qu’il est aussi un adversaire stratégique du point de vue de la sécularisation de la critique et du monde. Sans doute que de la même façon que l’on peut garder ses distances avec Ramadan, on peut également prendre quelques précautions à l’égard de certaines formes de critique postcoloniale. Un exemple de cette radicalité discutable qui mériterait d’ailleurs qu’on s’y attarde plus longuement est je crois fourni par les débats consignés dans les deux derniers numéros de La Revue des livres, qui opposent Joseph Massad, professeur à Columbia à Philippe Colomb et Stéphane Lavignotte, notamment autour du fait que le premier considère que la dichotomie hétérosexualité/homosexualité serait une « exportation impérialiste de cadres de pensée » et que par conséquent, se déclarer homosexuel et mener des luttes liées à ce positionnement serait forcément faire montre, au mieux, d’une naïveté reconduisant les formes de domination de l’impérialisme. Je n’en dis pas davantage, mais je vous invite à prendre connaissance de ce débat.
  • Enfin, et j’en aurai terminé, je souhaiterais souligner que certaines formes de la critique postcoloniale peuvent, au nom du fait qu’il faut décoloniser les savoirs, tomber dans un certain populisme du savoir (comem le qualifie Laurent Jeanpierre), c’est-à-dire rejeter la part utile des sciences sociales occidentales dans les processus critique de dévoilement. Franck Poupeau estime ainsi, je le cite, qu’en « réduisant les rapports du savoir et du pouvoir au problème de l’autorité de ceux qui savent, ou prétendent savoir, les radicalismes « post » omettent finalement un problème essentiel, qui n’est pas d’expliquer pourquoi certains groupes se mobilisent, mais pourquoi, bien au contraire, ils ne se mobilisent pas, ou plus exactement pourquoi les inégalités d’accès au savoir constituent des obstacles à la politisation ». Il ajoute, je le cite toujours : « Au-delà de l’essentialisation de l’autochtonie, c’est la possibilité d’un savoir extérieur aux sociétés qui est mise en cause. […] le postcolonialisme donne dans un refus de la science dont le corrolaire politique est un primitivisme qui fait des cosmologies et des traditions des peuples indigènes une laternative au capitalisme »

Voilà pour quelques éléments introductifs à l’intervention de Matthieu RENAULT et à la discussion qui suivra. J’ai certainement trop parlé, aussi je lui laisse immédiatement la parole…