Recension – Staritzky (Louis), Pour une sociologie des tentatives. Faire monde depuis nos vies quotidiennes, Rennes, Éditions du commun, 2024, 208 pages ; Nicolas-Le Strat (Pascal), Faire recherche en commun. Chroniques d’une pratique éprouvée, Rennes, Éditions du commun, 2024, 171 pages.
Les deux ouvrages dont nous rendons ici compte sont, en quelque sorte, des livres siamois, attachés l’un à l’autre par nombre de caractéristiques communes qui en font des entités moins identiques que fusionnées, en parfait (r)accord. Outre d’évidentes ressemblances formelles (un style d’écriture proche, clair et direct, nourri de formulations et d’un vocabulaire homologues – « venir en… [1]», « motif », « encordé », etc.) et un écosystème de production autonome et partagé (des éditeurs[2], une revue[3], un séminaire, une famille de « chercheurs-praticiens » – « une bande, un groupe d’ami.es », « des compagnes et compagnons d’atelier » –, des terrains communs, etc.), ce sont de « vraies-semblances » épistémiques et politiques qui liassent les deux livres et leurs deux auteurs. À cet égard, il ne serait sans doute pas faux d’avancer que Louis Staritzky et Pascal Nicolas-Le Strat sont littéralement en symbiose (i.e, à proprement parler, réunis par une association durable et réciproquement profitable), coopération bifide fondée sur le principe d’un faire (en) commun. Aussi avons-nous affaire (à faire) à une association d’esprits, de personnes et d’activités que l’on pourrait qualifier de « praxopage » – de praxis (action) et de pagos (fixé) –, nous y reviendrons. Ce gémellaire siamois en idées est l’évidente conséquence d’une forte proximité gestationnelle, c’est-à-dire d’un travail d’élaboration lent, triennal en l’espèce, dont Pascal Nicolas-Le Strat est à l’initiative et qui a notamment donné lieu à l’élaboration de différent dispositifs collectifs visant à pratiquer les sciences sociales autrement[4], et auxquels Louis Staritzky et d’autres participent.
Sur quoi repose cette nécessité alternative ? Fondamentalement, sur un travail du négatif qui porte à considérer que l’institution universitaire telle qu’elle va (dans le mur) ne saurait être la structure permettant de développer des activités de recherche utiles à la période qui s’est ouverte au tournant du XXIe siècle, laquelle se caractériserait par une demande criante de démocratisation et de décolonisation des esprits, des pratiques et des champs qui s’y rapportent. Les références nombreuses et communes aux ouvrages des éditions Amsterdam (et à quelques autres auteurs : Antonio Negri, Henri Lefebvre, Georges Lapassade, René Barbier, Jacques Rancière, etc.), à certaines Studies (gender, subaltern, etc.) et aux théorisations féministes, queers et décoloniales constituent le fond de scène éthico-politique duquel se détachent les prises de position épistémopolitiques au cœur de ces deux ouvrages. Non seulement l’Alma mater est dépeinte comme plus « indigne » (à tout le moins défaillante) que « nourricière », mais c’est, plus encore, les professionnalités (compétences pro) et les dispositions (manière de penser, d’éprouver, de pratiquer et de ratifier les faire académiques « traditionnels ») les plus légitim(é)es qui sont frontalement remises en cause. Le métier de sociologue, l’utilité des états de l’art (« fumeux »), la construction d’objet, la mise en énigme, la problématisation, l’administration de la preuve, etc. sont décrits comme des habitudes et des habitus (histoires académiques faites corps) qui inhibent, empêchent et détournent la recherche de ses possibles émancipateurs[5]. Afin de contrecarrer ces sciences sociales « à bout de souffle » qu’ils qualifient de « vingtiémistes » (i.e. surannées et surpassées), de « cyniques », de « virilistes » et de « toxiques », Louis Staritzky et Pascal Nicolas-Le Strat avancent le besoin d’une recherche-action/création[6] « écosophique » (Guattari) qui larguerait définitivement les amarres avec les manières « classiques » d’être, de faire et de vivre (de) la recherche. Leurs propositions sont doublement radicales puisque, d’une part, il s’agit globalement de ne rien garder du passé sociologique (dont il faudrait plutôt faire table rase) et, d’autre part, de surseoir au modèle séculaire de la sociologie, depuis un diagnostic allant à la racine (du mal), c’est-à-dire en en contestant les armatures épistémologiques et méthodologiques. Ainsi proposent-ils de quitter les rivages des sciences sociales méthodiquement mises en règles (i.e. mises en/aux ordre-s) pour engager des voyages vers les multiples archipels de la recherche-action/création et dont le geste fondateur consiste donc à destituer complètement le chercheur des prérogatives qui sont censées lui revenir (le terme de « privilèges » est à cet égard souvent usité) et en faire un expert « à part », supposément plus qualifié, plus compétent, « au-dessus ». Nos praxopages proposent de lutter contre ces « injustices épistémiques » – chères à Miranda Fricker[7] – par l’instauration d’une « science sociale d’utilité publique » et, en cela, s’engagent dans une sorte de pratique de recherche « de l’errance » qui, en s’appuyant sur la pensée d’Édouard Glissant – dont ils ne se réclament toutefois pas centralement –, pourrait être décrite comme fondée sur « des ralliements non prétendus d’avance » (i.e. toujours en tentative).
Faire recherche en la réinventant, c’est selon leur point de vue, d’abord faire collectif ; un collectif hybride (minoritaire) composé d’une altérité sans limite et auquel les chercheurs se mêlent et s’en-mêlent à partir d’une diversité de pratiques en expérimentation, à vivre entre alliés (une solidarité parfois condescendance), ou plutôt entre complices[8] (dans l’entraide), foncièrement en empathie et liés par des corps-à-corps (« habiter le rez-de-chaussée des mondes et des savoirs assujettis-mais-vivants » ; « explorer de nouvelles formes de vie » ; « changer la vie » ; « faire monde depuis nos vies quotidiennes »)[9]. C’est, conséquemment, briser les appuis conventionnels de l’action académique, en faire complètement fi (les mettre au dé-fi d’une indiscipline) au point de considérer qu’il ne s’agit plus de produire des données, des preuves, des connaissances et des « résultats d’enquête », mais plutôt de renforcer les capacités d’agir de celles et ceux en quête d’eux-mêmes, avec qui l’on expérimente de concert à des fins d’autonomisation de tou.te.s. Louis Staritzky estime, par exemple, que sa recherche est comme un « cri » qui doit s’associer à ceux des opprimés. Le déplacement est donc foncier, d’ampleur – il s’agit de s’intéresser à ce qui est fait collectivement depuis un intérieur partagé –, mais il l’est également au sens où il concerne la propriété des savoirs qui ne sauraient être la prébende des oblats universitaires. À cette aune, la recherche ne peut être que située[10] (en « des points de vie ») et impliquée (dans un partage de moments plus que de conditions) ; elle relève d’une praxis politique quotidienne qui s’invente toujours en situation et accepte d’être affectée (d’être guidée par les affects dans ses possibles de recherche) dans un bricolage constant qui ne nécessite aucun préalable relevant de l’ordre de la scientificité : « Poser systématiquement des préalables est bien sûr un instrument de pouvoir pour empêcher les prises de liberté et l’autonomie d’une pensée, et, finalement, pour bloquer la ‘‘venue en expérience’’, à savoir le ‘‘faire’’ (penser, écrire, tenter, lire, investiguer, explorer…)[11] ».
La recherche telle qu’envisagée sous cet angle ressemble donc à une intervention soutenant des dynamiques de capacitation (entraides localisées) et d’ouverture de possibles (réenchanter le monde contre le probable), qui s’ancre « dans l’épaisseur des existences » des divers éléments du collectif qui, dans l’action (i.e. dans diverses situations), doivent prendre (leur) part pour ne pas rester en extériorité. Cette recherche-action existentielle (Barbier) n’est pas un travail scientifique à proprement parler, mais une action politico-pragmatique[12] qui relève toujours d’un déjà-là qui serait le plus souvent insu ou ignoré : non pas un domaine professionnel réservé, mais une condition anthropologique commune. La perspective est donc continuiste (pas de démarcation épistémologique, « pluralité épistémique »), égalitariste (tous capables, tous armés de stocks de connaissances disponibles de valeurs équivalentes, tous chercheurs, tous interpellables), « spontanéiste » (primauté au faire et à l’expérimentation) et les savoirs qui en émergent sont nécessairement d’expérience : partiaux, situés, incorporés, non universalisables (provincialisés) : « Étudier des mondes, ce n’est pas les observer et faire retour sur cette observation, c’est être traversé par eux, à un endroit précis, et réussir, parfois par trouver les moyens adéquats pour restituer cette expérience » ; expérience dont il ne faudrait toutefois pas oublier que, pour autant qu’elle est toujours singulière, n’en est pas moins historique, c’est-à-dire le fruit d’un espace social formateur ayant une profondeur et pas seulement une épaisseur topologique enracinée dans un contexte et un moment. Il ne s’agit donc plus de rendre compte de faits et du point de vue des sujets sociaux qui y prennent part, mais d’être pénétré du faire au principe des faits se faisant.
Cette proposition dont on pourrait penser qu’elle confine parfois à la provocation nous semble tout à fait sérieuse et digne d’intérêt de par sa volonté évidente de maximalisation du « logiciel critique », notamment dans sa volonté de faire des scènes de la recherche des « scènes d’égalité ». Néanmoins, on peut se poser la question de savoir si les pratiques qui sont décrites dans ces deux ouvrages relèvent encore d’une recherche visant à la production de connaissances depuis une posture rationnelle, problématisante, objectivante, de véracité et cherchant si possible à monter en généralité (voire à établir des lois). Louis Staritzky et Pascal Nicolas-Le Strat répondent par la négative, mais maintiennent cependant les catégories « recherche » et « sociologie » pour rendre compte de leurs pratiques de dialogue et de réflexion en commun. L’attachement à ces vocables relève d’un axiome (admis sans démonstration, mais pas sans raison), tendant à montrer que si la rupture avec le faire habituel des sciences sociales (expliquer-comprendre sociologiquement) est consommée en principe, elle ne l’est peut-être pas totalement vis-à-vis d’une université – structure de champ qui, précisément, produit pourtant ce contre quoi ils s’inscrivent – dont on se sert comme pourvoyeuse de diplômes, de postes, de ressources, de légitimités, d’opportunités, prouvant que la vieille dame des transmissions[13] n’est ni totalement répugnante, ni complètement has been et resterait même profitable à certains égards[14].
Habiter les marges (« l’underground des sciences sociales ») avec détermination et constance devrait normalement conduire à s’émanciper complètement de la centralité académique, or force est de constater que la désunion reste partielle. L’idée que le modèle de recherche-action/création ici défendue puisse un jour « réinstituer le recherche en sciences sociales », « réinventer l’université », ou encore « résonner de façon hégémonique à l’université » nous semble être – en l’absence d’un plan explicite de lutte – une ingénuité joyeuse[15], mais elle dit surtout toute la difficulté à tenir (rien que) les marges et notamment à ne plus considérer pour important l’appareil de ratification valant dans le champ académique. L’existence même de ces ouvrages témoigne de la difficulté à résister, in fine, au désir de « poser une écriture individuelle », de « reprendre la main pour mettre en récit, seul[s] [en l’espèce, à deux voix] une expérimentation collective » et être éventuellement reconnu pour cela. En dernière instance et en dépit de l’effort pour, d’une part, pluraliser les énonciations et les écritures en contexte (e.g. par l’originale pratique du fanzine de terrain[16]) et, d’autre part, « créer une mesure [propre] de la valeur » de ce qui est fait (« autoreconnaissance »), le méta-texte[17] réflexif qui décrit et explique les principes fondamentaux de la pratique reste bel et bien de la responsabilité et de la plume des chercheurs les plus en lien avec le milieu universitaire (quand bien même seraient-ils aussi « praticiens ») ; responsabilité que nous interprétons comme l’envie ou le besoin, à un moment de leur pratique, de se départir d’un faire (seulement) corps et de chercher – et c’est heureux – à « faire différence sans rompre » complètement.
On l’aura compris, le modèle de recherche-action/création que prônent Louis Staritzky et Pascal Nicolas-Le Strat se fonde sur le principe d’une co-construction du savoir par expérimentation conjointe et reconnaissance du statut de sujet connaissant à tou.te.s. Il s’agit, par-là, de rendre justice à celles et ceux à qui est généralement réservé le simple rôle d’enquêté.e.s pourvoyeurs d’informations[18] (extractivisme) et, plus encore, de réviser la nature de la relation sociale les liant aux chercheurs. Outre le gré qui leur est accordé en tant que sujets épistémiques, le déplacement le plus saillant qu’opèrent nos praxopages est de les aider, au surplus, à tenir/renforcer leur rôle de sujets politiques et de leur permettre de se gouverner ensemble dans un espace d’actions partagé. C’est cette capacité à susciter de l’agir-ensemble public qui, de manière plutôt inattendue, est qualifiée de recherche. Aussi, comme le souligne Étienne Tassin quant à la possibilité de faire commun dans des communautés politiques, la question cruciale n’est plus « que peut-on (leur) apporter ? » (et encore moins « que peuvent-ils nous apporter ? »), mais plutôt « qu’avons-nous à faire ensemble ? [19] » : « Finalement, [faire recherche], se conçoit donc principalement comme une tentative, un défi ou une ambition pour rapprocher un monde, se lier à lui et, ainsi, de la sorte, mieux entendre, voir, percevoir, sentir ce qu’il est, d’où il vient et à quoi il advient ». C’est là entreprendre un pas de côté important, mais qui repose sur quelques « évidences » qu’il nous semblerait judicieux d’interroger plus avant.
Au nombre de celles-ci, on trouve, par exemple, ce que Loïc Wacquant a nommé dans sa Misère de l’ethnographie de la misère[20] un empirisme moral, « soit une conception de la connaissance et de l’être au monde historique » qui considère, à tout le moins et pour le cas qui nous occupe ici : 1) qu’un savoir « réel » ne peut être qu’éprouvé ; 2) que la mise à l’épreuve des sujets dans des situations communes tend à départiculariser leurs savoirs et à les faire équivaloir en qualité ; 3) que la théorie « comme instrument raisonné de fabrication des faits » ne saurait être tenue pour un outil privilégié[21](ni même valable) ; 4) que les sujets sociaux auxquels se mêlent les sociologues sont toujours des minorités populaires agissantes mais systématiquement dominées dans leurs rapports aux chercheurs qui considèreraient détenir des savoir-faire les singularisant. Du côté de la science dite « vingtiémiste », les faits scientifiques restent (hélas et au « mieux », pour nos deux auteurs) « conquis, construits et constatés » ; du côté de la recherche-action/création, ils sont, d’une part, plus politiques que scientifiques et, d’autre part, « partagés, co-construits et éprouvés ». Il ne s’agit donc pas de déconstruire-reconstruire la construction sociale ordinaire de la réalité, mais d’octroyer à cette dernière l’entière capacité à nous dire ce qui l’en est de ce qui est. Si ce continuisme n’est pas chose nouvelle dans sa manière de conjoindre théorie, empirie et politique du savoir, il prend néanmoins, ici, une couleur particulière au regard du dernier point évoqué qui fige deux catégories de population dans l’enquête : un populaire dominé et des social scientists dominants et privilégiés.
Cette partition séminale nous semble questionnable sous au moins trois aspects : en premier lieu, la recherche sur le « populaire » et les « minorités » n’est qu’un cas particulier parmi les intérêts de connaissance des sciences sociales (critiques) ; quid du principium de la recherche-action/création qui aurait à se pencher sur d’autres « mondes », par exemple sur ceux des plus économiquement nantis, sur des sphères réactionnaires ou encore sur le domaine de l’État ? En deuxième lieu, l’insistance quant à la nécessité d’un faire avec et dans l’ordinaire des « gens de peu » (Sansot) comme posture essentielle de prise en compte des rapports sociaux de domination et de pouvoir (en situation et dans le périmètre de l’éprouvé) ne conduirait-il pas à minorer les faits et les effets de structure et de champ qui pèsent de manière moins visible (i.e. moins directement observables) et sont, par là même, d’autant plus agissants et donc nécessaires à objectiver pour qui cherche à instruire les phénomènes de domination ? En troisième lieu, la relation des chercheurs avec les milieux populaires peut-elle raisonnablement se résumer à un vecteur dont le sens serait nécessairement vertical ? La relation d’enquête n’est-elle pas toujours plus ouverte que ne le laisse entendre l’obstination à pointer la nature oppressive de la science et les privilèges de celles et ceux qui s’y adonnent ? Ces questions restent ouvertes et nous n’avons pas les moyens, dans le cadre de cette recension (déjà bien trop bavarde), de les déployer plus précisément. En l’absence revendiquée de la présentation de « résultats d’enquête » – qui constituerait une aporie au regard (de la pratique) des deux auteurs –, il est difficile d’argumenter plus finement. La solution pourrait être, en l’espèce, d’enquêter sur la recherche-action/création (notamment à partir de ces questionnements), mais l’idée même de pouvoir objectiver le sujet de l’« objectivation » n’aurait évidemment aucun sens pour celles et ceux dont il s’agirait de prendre pour « objet » la pratique, et ce, au principe de ce qu’ils nomment « autovalorisation » (i.e. de valeurs considérées comme incompatibles avec celles des sciences sociales « prédatrices »).
La recherche-action/création telle qu’elle nous est présentée dans ces deux ouvrages fait donc de la praxis LA méthode de recherche par excellence[22], non pas comme mise à l’épreuve de la pratique d’un ensemble de connaissances, mais comme manière de connaître à partir d’un lieu, de situations et de sujets sociaux précisément liés à égalité dans la pratique : « C’est en faisant expérience avec les personnes que l’on parvient à comprendre, au plus près, ce qu’elles font, ce à quoi elles aspirent et le sens qu’elles donnent à leurs pratiques[23] ». Nous comprenons que l’égalité dont il est ici question se présente comme un principe éthique postulant l’égale valeur des pensées, des analyses, des personnes, mais est-ce à estimer que celles-ci doivent être alors tenues pour identiques et confondues ? Il va sans dire qu’il serait bien difficile de défendre un tel point de vue et Pascal Nicolas-Le Strat de reconnaître facilement le poids de ce qu’il nomme des antériorités (i.e. le précipité composé et incorporé des socialisations). Délicat, en effet, de penser en sociologue que l’agir (quel qu’il soit) pourrait échapper aux dispositions des sujets sociaux qui y prennent part et dont il s’agit de tenir (et de rendre) compte dans l’analyse en tant qu’elles s’articulent à des contextes et des dispositifs (des histoires faites choses). Pourtant, cette évidence – rappelée au détour de plusieurs pages – ne semble pas devoir conduire (sous réserve d’un inventaire plus complet) à considérer qu’un chercheur, comme tout autre sujet social, est à la fois « endisposé » et indisposé par des manières d’être, de faire et de penser, ainsi que par des compétences et des capitaux dont on ne peut se défaire par un simple effet de volonté ou par une forme de décret d’application d’un principe éthique. De par sa trajectoire, ses études longues, le chercheur possède un bagage conceptuel et un certain style de pensée qui particularise ses cogitations et, de par sa place dans l’espace social, l’invite à se saisir de la réalité sociale comme d’un monde de choses à faire, certes, mais depuis une considération de la pratique qui ne répond pas nécessairement aux mêmes enjeux et désirs que celles et ceux avec qui il tente éventuellement de faire commun.
La socialisation au sein du monde académique donne accès à des conceptions théoriques qui, par le double jeu d’un travail axiologique et de lecture/écriture, deviennent des schèmes de pensée à disposition, plus ou moins prégnants, qui configurent les manières de se saisir symboliquement du monde. Le refus de problématiser (« lorsque j’engage une recherche-action/une recherche-création, je le fais avec rien, à partir de rien. J’amorce de zéro[24] ») pour faire en sorte que le savoir soit le précipité d’un commun ne vient pas vraiment régler la question. L’esprit supposé vierge du chercheur-praticien qui « viendrait en recherche » sans lauriers, mais aussi, « ignorant » (à la façon du maître ignorant ranciérien), sans manières de penser spécifiques, nous semble pour le moins discutable. L’induction comme acte de pensée « par le bas », au plus près des mondes vécus, n’est pas plus (ou moins) « égalitaire » que ne le sont les approches hypothético-déductives[25]. Sous cet aspect, l’opposition qui est dressée entre les corps sensibles des chercheurs-praticiens mis à l’épreuve de la collaboration (éprouver/sentir le réel) et armés de leur conscience politique, et les corps pareillement mais autrement sensibles des social scientists mis à l’école de la raison scientifique (éprouver/démontrer le réel) et armés de méthodes et de théories non dénuées de soubassements axiologiques apparaît assez artificielle. En quoi s’impliquer au plus profond des situations devraient être orthogonal au fait de s’engager aussi théoriquement ? Ces options ne sont pas exclusives l’une de l’autre et, combinées, pourraient permettre de considérer et de saisir mieux et plus précisément des faits qui ne l’auraient pas ou mal été autrement. Le faire-connaissance aurait tout à gagner à se combiner à la connaissance du faire (y compris, bien évidemment, le faire du chercheur) dans une démarche abductive visant à une meilleure heuristique et, ainsi, à entériner la nécessité d’une participation qui porterait au moins autant sur l’épreuve (un éprouvé) que sur l’objectivation (une analytique). C’est là, peu ou prou, le principe même de ce que Loïc Wacquant désigne par le syntagme « ethnographie enactive », laquelle se fonde « sur la performance du phénomène et l’acquisition, autant que faire se peut, des schèmes pratiques ‘‘de perception, d’appréciation et d’action’’ qui informent la conduite dans le monde étudié […] [mais qui] peut parfaitement être insérée dans une construction rigoureuse de l’objet pour autant qu’elle en constitue une étape et non le terminus méthodologique[26] ». Il s’agit là d’une possibilité pour raccrocher les wagons de la recherche-action/création soutenant d’abord des espaces de pratique oppositionnels, à ceux d’une science sociale engagée[27] qui n’aurait rien lâché des nécessités de la production scientifique canonique et tout particulièrement de la construction d’objet. La « sociologie des tentatives » et le « faire recherche en commun » visent avant tout à expérimenter collectivement des raisons d’agir relevant d’un travail et de raisons politiques instaurant des « équipements démocratiques » qui n’appellent aucunement l’obligation d’objectiver, par un travail proprement scientifique[28], les causes de l’action. La rencontre de ces deux objectifs apparait forcément facultative, voire risquée aux praxopages (ne pas se laisser porter par des courants – ou des vents contraires – qui ramèneraient vers des rivages que l’on s’est obstiné à quitter). Par ailleurs, comme chacun sait, les jumeaux (comme la praxis qui redoute les influences extérieures) se suffisent parfois à eux-mêmes et, en l’occurrence, tout porte à penser qu’ils n’ont aucune raison de concéder quelque compromis, serait-il de méthode car céder sur la forme, c’est céder sur le fond. Et à bien y réfléchir, c’est cette radicalité qui fait tout l’intérêt des prises de position présentes dans ces deux ouvrages. C’est également leur fragilité.
[1] Les citations tirés des deux ouvrages ne seront pas référencées, afin de désalourdir la lecture, mais aussi parce que nous considérons que ces deux livres ne font qu’un : une singularité scripturale plurielle.
[2] Ours éditions (https://www.ours-editions.fr) ; Éditions du communs (https://www.editionsducommun.org).
[3] Agencements (https://www.editionsducommun.org/collections/revue-agencements).
[4] Cf., par exemple, Les Fabriques de sociologie (https://www.fabriquesdesociologie.net).
[5] En certains passages, la tonalité est différente et il s’agit davantage de « conserve[r] sa compétence (ses savoirs et savoir-faire de chercheur) et, continue[r] à l’exercer mais [en défaisant] les positions de pouvoir qui peuvent en découler ».
[6] Il y aurait beaucoup à dire sur le principe de la recherche-création, nouveau prêt-à-penser des appels à projet consistant à « accompagner, soutenir et promouvoir les collaborations entre acteurs de la recherche scientifique et de la société civile ». Pour une présentation en défense de cette perspective : Manning (Erin), Massumi (Brian), Pensée en acte, vingt propositions pour la recherche-création, Paris, les Presses du réel, 2018.
[7] Fricker (Miranda), Epistemic injustice. Power and the ethics of knowing, Oxford, Oxford university Press, 2007. Cf. Mauger (Gérard), « Sociologie et sociologies spontanées. À propos des ‘‘savoirs expérientiels’’ et des ‘‘injustices épistémiques’’ », Savoir/Agir, n° 59-60, 2022, pp. 103-115.
[8] Sur ce point, cf. Borghi (Rachele), Décolonialité & privilèges. Devenir complice, Villejuif, Éditions Daronnes, 2020.
[9] Les individus qui répondent favorablement aux demandes d’enquête ont, généralement, au sein même de la classe de personnes dont ils sont censés être un élément plus ou moins représentatif, des caractéristiques singulières qui les ont précisément fait accepter de participer quand d’autres refusent. Il n’y a pas de raison que, dans la constitution d’un collectif hybride en recherche-action/création, ce même type de logique ne soit pas également à l’œuvre. Aussi, les catégories de « subalternes », de « dominé.e.s » ou de « minorités actives » ne révèlent que très partiellement les propriétés de celles et ceux qui, dans ces populations, décident de prendre (leur) part à la recherche et notamment celles qui les ont plus particulièrement poussé à s’investir. Il faut aussi noter que les recherches-actions/créations dont il est question font, si nous avons bien compris, généralement suite à des invitations de collectifs pour partie au moins déjà constitués et dont certaines caractéristiques et intérêts sont à interroger, à commencer par le fait qu’ils connaissent nos auteurs et qu’ils estiment pouvoir entamer avec eux une collaboration fructueuse. Pascal Nicolas-Le Strat reconnaît que ces collégialités de recherche restent par ailleurs « fortement ‘‘typée[s]’’ petite bourgeoisie blanche ».
[10] Donna Haraway et la notion de « savoirs situés » sont cités en référence comme constituant une rupture épistémologique fondamentale. Il nous semble que les sciences sociales n’ont pas attendu le Manifeste cyborg pour avancer que tout point de vue dépend d’une vue, prise de position qui elle-même dépend de la position occupée par son porteur dans différents micro et macrocosmes.
[11] On peut aussi penser, avec quelque argument, que certains préalables permettent, a contrario, d’assurer un exercice de la recherche maîtrisé ouvrant à des possibles de connaissance particuliers qui, sans avoir à considérer qu’ils sont mieux ou moins bien (jugement de valeur qui nécessite à un point de repère normatif) sont assurément différents dans leurs modes de production des savoirs d’expérience non scientifiques.
[12] Nous sommes d’ailleurs étonné de ne pas rencontrer davantage John Dewey tant il nous semble pouvoir constituer un appui d’évidence.
[13] Tim Ingold est, au sujet des apprentissages universitaires, cité par Louis Staritzky : « En ce sens, la contribution des professeurs ne consiste pas tant dans la communication de leur savoir sous la forme d’un système de concepts et de catégories préconstitués censé pouvoir ordonner la matière prétendument chaotique de notre expérience sensible, mais dans l’établissement des situations ou des contextes dans lesquels il devient possible pour chacun de découvrir par soi-même une bonne partie de ce que les enseignants savent déjà, mais aussi peut-être une bonne partie de ce qu’ils ne savent pas » ([in Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Éditions Dehors, 2017 : 47]. Si l’on peut aisément convenir que maintenir les étudiant.e.s dans une posture improductive relève d’une pédagogie dépassée, il nous semble guère plus pertinent de considérer que la mise pratique et en situation serait la panacée.
[14] Il va sans dire que l’institution universitaire peut également trouver quelque intérêt à « laisser faire » la recherche-action/création, depuis un intérêt commensaliste qui, par exemple, peut lui permettre de capter le travail qui y est conduit, faire la preuve de son inscription dans des chartes et des programmes de recherche participative et, ainsi, espérer obtenir des budgets supplémentaires dans un moment où les finances des universités se trouvent particulièrement mises à mal.
[15] Le micropolitique semble mal taillé, sous-proportionné tant dans ses moyens que dans ses fins premières, pour s’attaquer aux effets de champ.
[16] Cf. https://comme-un-fanzine.net : « Un des enjeux actuels pour les sciences sociales, tout particulièrement en contexte de recherche-action, est de varier nos écritures et de les éditer dans des formes et des formats appropriés, toujours pensés et composés à dessein ». De fait, les deux ouvrages contiennent de stimulants développements sur les écritures de terrain et les usages langagiers de l’expérience que nous n’avons pas la place de discuter. Soulignons juste que le logos émane de la praxis et se voit souvent présenté comme ayant vocation à y retourner.
[17] Les deux ouvrages dont il est ici question ne disent qu’avec parcimonie les terrains sur lesquels ils s’appuient et toujours à titre d’illustration d’une explicitation épistémologique. Pascal Nicolas-Le Strat écrit d’ailleurs à ce propos : « J’ai en tête une interpellation de Sébastien Joffres qui soulignait, à raison, que dans mes livres Expérimentations politiques et Moments de l’expérimentation, les ‘‘terrains’’ qui ont sourcé et suscité mon écriture ne sont pas du tout restitués, ni décrits ni analysés ». Si l’on comprend que les régimes d’énonciation valorisés par les auteurs ne sont pas alignés sur un devoir de restitution de résultats (description, explication et compréhension de faits), il devient « normal » de constater qu’il y a peu, là où d’habitude il y a « tout ». Entre les nombreux et variés textes de travail situés (pour partie en ligne) et les considérations épistémologiques généralistes (livres), il est un espace de publication (le plus académique) assez peu habité. L’absence de résultats peut toutefois donner l’impression d’être face à un « genre de sociologie qui instruit plus sur le sociologue (ou, du moins, sur son point de vue) que sur son objet » : Mauger, art. cit.
[18] Finalement, dans une veine certes différente, mais assez proche des attendus de la sociologie pragmatique dite « de la critique », laquelle insiste sur les capacités critiques effectives des sujets sociaux : cf. Boltanski (Luc), De la critique, Paris, Éditions Gallimard, 2009. Notons également que la recherche « traditionnelle » n’extrait pas nécessairement des savoirs (d’expérience, émanant des enquêté.e.s), elle extrait aussi des données issues d’observations et cela ne se fait pas obligatoirement « sur le dos des gens ».
[19] Sur ce point, cf. Tassin (Etienne), « Qu’est-ce qu’un sujet politique ? », Esprit, n° 230-231, 1997, pp. 132-150.
[20] Wacquant (Loïc), Misère de l’ethnographie de la misère, Paris, Raisons d’agir, 2023.
[21] À la théorie envisagée comme outil d’interrogation du réel proposant une vue liée à un point de vue est préférée, nous semble-t-il, la possibilité d’un discours sensible visant à stimuler imaginaires et raisonnements ; non depuis un cadre conceptuel et une objectivation, mais depuis des affects et des subjectivations : « En recherche-action, précise Pascal Nicolas-Le Strat, j’ambitionne que le ‘‘texte public’’ de la recherche soit un texte multiple et composite, laissant vivre plusieurs écritures et destituant toute idée d’énonciation majeure et prééminente qui conduirait à la relégation ou à la disqualification d’autres mots et d’autres voix ».
[22] « Ne rien dire que nous n’ayons nous-même fait et expérimenté ».
[23] Dans cette formulation, la recherche vise donc tout de même à produire un savoir. Dans d’autres énonciations, cet objectif semble abandonné ou entièrement indexé à une pratique de développement de l’autonomie par l’entremise d’« interventions sociales et éducatives ».
[24] Quelques pages plus loin, il est écrit : « Je commence mon travail en étant richement doté, mais jamais sur le mode d’un ‘‘passage obligé’’ qui viendrait me contraindre ». Il faut sans doute comprendre de ces deux formulations en opposition, qu’il s’agit de laisser l’entière initiative à l’expérience, que celle-ci soit présente (un faire qui est – être de l’expérience) ou passée (un faire qui a été – avoir de l’expérience), mais qu’en aucun cas une norme du faire puisse s’imposer si elle n’est pas émergence de la situation.
[25] L’égalité peut bien évidemment être envisagée au principe de la complémentarité, c’est-à-dire dans la différence et cet état de fait est, en certaines pages, reconnu : certain.e.s sont compétent.e.s et connaissant.e.s en des domaines où d’autres ne le sont pas mais maîtrisent d’autres savoirs et savoir-faire complémentaires.
[26] Wacquant (Loïc), op. cit., p. 239.
[27] Cf. https://fabiengranjon.eu/seminaire-doctoral-uqam-pour-une-recherche-engagee-ethno-pratique-mars-2020/.
[28] Sur le jeu entre travail politique et travail scientifique, cf. Mauger, « Connaissance sociologique, ‘‘savoirs expérientiels’’ et ‘‘injustices épistémiques’’ », 2024, article à paraître.