Livre-disque — Artisticiel — Lubat et ses hétéraulètes
Bernard Lubat, Gérard Assayag et Marc Chemillier viennent de sortir un livre-disque (Phonofaune, 2020) composé d’un copieux et magnifique livret illustré des peintures de Martin Lartigue (le grand Gibus qui fabricole les affiches des hestejadas de las arts uzestoises) et d’un CD documentant, en un peu plus de trente minutes, vingt ans de collaborations, d’expérimentations et de performances visant à faire se rencontrer l’informatique et l’improvisation libre. Une gageure. Un condensé. Un manifeste. Le trio est en fait un sextet, ou pour être tout à fait exact, un double trio. À celui de chair et d’os susmentionné vient s’hybrider celui d’un tercet de machines infernales à improviser : OMax, SoMax et Djazz. Des jeunes loops aux ratiches numériques bien émorfilées. Un bit band à eux tout seuls. La viande et le silicium unis pour le meilleur et pour le dire dans une tambouille gasconcubine 2.0 dont l’intérêt central est de prendre Lubat à son propre Je(u). Un sacré rata !
Avec Artisticiel, on passe de six (bears) à un, en moins de deux. L’art-ithmétique biomécanumérique est une axiomatique intempérée-intempestive faite d’un héraut et d’un Un. Ça chantre à tue-tête. Surtout, ça joue. À se déjouer, à s’enjouer, à jouir de se la jouer. Chemilyag et Assaillier frétillent, les trois joliciels envoient sec et Lubat jubile. Il s’acharne aussi. Comme jamais. Comme parfois tout de m’aime sur la scène de l’Estaminet. L’amusicien d’Uz a trouvé là des comparses-réflecteurs qui font dans le spéculaire plutôt que dans le spectaculaire. Ce n’est évidemment pas pour lui déplaire, lui qui revendique une musique à vivre et non à vendre, désagréable à l’oseille et difficile à mettre en boîte. Il a, là, l’occasion d’une musique psyché qui le réfléchit tant en pied qu’en toute inconscience, à l’imparfait du subjectif. La composition instantanée mult’immédiate et autoréférente n’est pas un long fleuve tranquille. Autrui-soi qui mal y pense.
Mais Lubat aime cette compagnie qui l’envoie dans les décors de soi. L’invitation à selfxpliquer dans l’imprévue bévue n’est ni courtoise ni révérencieuse, elle est une exhortation à la sortie de route, à l’accident, au gadin. Et à terre, on n’est jamais certain de pouvoir se révéler. Mais Lubat n’est pas une palombe du jour. On ne le fait pas se poser facilement. Quant à le prendre dans des filets… Il n’a pas la résill(i)ence facile, l’animal. C’est un oiseau de nuit qui n’est jamais aussi rapace que quand il s’agit de fondre sur lui-même. Il ne se fait pas peur et ne semble pas effrayé d’être désagréable à se (j)ouïr. Se jouer de soi dans la joie de suer, il connaît. Il pratique depuis des lustres Lubat, seul et avec d’autres (toujours en bonne Compagnie), solitaire et solidaire, depuis un alteregotisme qui lui va bien au teint (ta marre !). Son égoïsme magnanime, il se le soigne en boîte de douze. Automédication. Alors pensez donc, les bidules ircamo-pompavélos, ça n’est pas pour le dégonfler. Rien de cyclorythmique là-dedans.
Artisticiel est un labo à logiciel ouvert. On y voit clair comme de l’eau de vie. Lubat est à poils et au labeur. On se marre, on se moque, on a peur. On tremble, comme lui, pour lui. Mais pas trop parce qu’on le connaît. On l’entend travailler à sa propre intranquillité, à essayer de faire de la conscience de ses défaites l’étendard de ses futures victoires. Un drôle de boulot qui ne supporte pas l’intérim, ni la demi-mesure. Il n’hésite pas à rater encore et à rater mieux, derechef. Il se cherche noise et ne rechigne pas à comparaître dans l’idée qu’il se fait de lui-même, qui n’est pas toujours à son (dés)avantage. Lubat s’estime, il s’extime, il s’intime à s’expier. La musique est un endodédommagement exhonorer d’impôts. Celle-là plus que n’importe quelle autre.
Et il y a quelque chose d’essentiel à l’écouter se bagarrer avec ses Je. Pessoa avait ses hétéronymes, Lubat a ses hétéraulètes. Ils sont gratinés, sans pitié, sans vergogne et lui jouent de la flûte à tout va. Ils ne cherchent qu’à être coupables bien qu’accointants. Ils ne lui font pas de cadeau et, en cela, ils lui ressemblent ; en rien et en tout. Leurs singularités s’apparentent mais se distinguent par leur air de famille. Un truc pas très clair, comme Lubat les aime et les cultive.
Avouons-le, on sort un rien rincé de l’écoute. Courbatu. Un peu comme dans un songe d’une nuit d’été uzestoise dans lequel on assisterait à un match de boxe premium : Tyson versus Tyson. On aurait préféré que ce soit l’autre qui gagne, mais on est tout de même content. Pas soulagé pour autant.
Fabien Granjon – Mars 2021