Brève analyse – Les publics de l’hestejada de las arts
Cette contribution s’appuie sur une enquête par questionnaires couplée à une série d’entretiens non-directifs (une soixantaine), l’une et l’autre ayant été réalisées durant la 39e édition de l’hestejada de las artsd’août 2016. Ce recueil de données à la fois quantitatives et qualitatives a été conduit, sous notre direction, par d’enthousiastes étudiant.e.s de la promotion 2015-2016 du Master 2 « Mobilisations informationnelles, médias alternatifs et marges culturelles » de l’Université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis (Héloïse Noisette, Gökçe Tuncel, María Ignacia Alcalá Sucreet Alexandre Maigrot.). Ils ont également constitué la base de données ayant permis la production des quelques statistiques descriptives présentées infra. Les lignes qui suivent sont donc le fruit d’une aventure collective à laquelle ont également pris part des collègues que nous souhaiterions remercier chaleureusement : Jacques Guyot, Julie Peghini, Christophe Magis, Alexander Neumann et Erica Guevara.
« Qu’est-ce que vous nous emmerdez avec vos questions ? », « C’est pour quoi faire ? Encore du flicage ! »,« Uzeste, ça rentre pas dans les chiffres ! », « C’est pas trop dans l’esprit du lieu ça ! ». Ce mince florilège des fins de non recevoir qui nous ont parfois été opposées indique que certaines des opérations d’objectivation que nous avons menées lors de l’été 2016 n’ont pas toujours été favorablement considérées. Si aucune des personnes interrogées s’est montrée à proprement parler hostile à notre égard, la démarche d’enquête a, en revanche, été copieusement commentée et a donné lieu à des gloses moqueuses, voire acerbes, dont l’objet était de signifier une opposition ferme quant à l’idée d’essayer de « faire rentrer dans des cases » une expérience sensible et intellectuelle « débordante de richesses ». A contrario, de la posture de rejet, la participation enthousiaste à l’enquête fut une manière de dire globalement la même chose : combien l’hestejada de las artsétait un rendez-vous précieux dans l’année, auquel on était fidèle et attaché. Aussi, la conduite même de l’enquête n’a pas représenté de réelles difficultés. Un système d’urnes placées à des endroits stratégiques a notamment permis de récupérer nombre de questionnaires distribués durant les moments de convivialité et dans les files d’attente des spectacles. Les « festivaliers » avaient ainsi le loisir de remplir « à tête reposée » le formulaire qui leur avait été remis à des moments qui pouvaient ne pas leur convenir et déposer ultérieurement le fruit de leur labeur. 746 questionnaires valides ont ainsi été récupérés et exploités.
Des diplômés d’âge mûr
Pour moitié, les « festivaliers » de l’hestejada de las artssont des femmes, à 94 % Français.es (4 % d’Européen.ne.s en sus). Plus de la moitié d’entre eux/elles (53 %) ont plus de 50 ans (39 % au niveau national – INSEE 2018). Les moins de 30 ans ne représentent que 18 % des personnes interrogées (36 % au niveau national – INSEE 2018. 7 % d’étudiants vs. environ 4 % au niveau national). Côté PCS, la photographie est également assez contrastée. Si l’on ne dénombre qu’un seul pour cent d’agriculteurs (1,4 % au niveau national – INSEE 2018) et autant de chômeurs (autour de 9 % de la population active), la catégorie des employés/ouvriers n’est grosse que de 23 % des effectifs (51 % de la population active au niveau national – INSEE 2018), tandis que les catégories socio-professionnelles les plus représentées s’avèrent être les professions intermédiaires de l’enseignement, de la santé et de la fonction publique (26 % – grosso modoéquivalents aux chiffres nationaux), puis les professions intellectuelles et artistiques (20 % vs 16 % au niveau national – INSEE 2018 – 12 % d’intermittents du spectacle). Par ailleurs, 67 % des individus ayant rempli notre questionnaire ont effectué des études supérieures (28 % au niveau national – INSEE 2014 – près d’un tiers, ont un niveau de certification scolaire équivalent a minimaà bac+5). Seulement 4 % n’ont aucun diplôme (25 % au niveau national – INSEE 2014). La singularité la plus marquante des « festivaliers » de l’hestejada de las artstient donc à leur niveau de certification scolaire, particulièrement élevé, et ce, malgré un âge moyen nettement plus élevé qu’au niveau national, variable qui va pourtant généralement de paire avec un niveau de diplôme moindre. 54 % des enquêté.e.s ayant suivi un cycle long d’études supérieures sont âgé.e.s d’au moins 50 ans. Nous nous retrouvons-là face à une population assez singulière en ce qu’elle est la détentrice d’un capital scolaire particulièrement élevé.
La politique à babord toute !
Une autre caractéristique marquante tient aux opinions politiques déclarées des personnes interrogées. Elles sont 40 % à désigner la position la plus à gauche possible sur l’échiquier politique comme étant celle correspondant à leurs engagements politiques. 28 % estiment être « de gauche » et 5 % « de centre gauche » (au total, 73 % affirment ainsi appartenir à la gauche – positions 1, 2 et 3 sur une échelle comportant 6 degrés). Seuls 4 % affirment se situer à droite, le reste de la population (23 %) ne souhaitant pas s’exprimer sur la question. Les plus jeunes (15-29 ans) sont assez clairement la catégorie d’âge la moins radicalement à gauche (34 % des 15-29 ans vs. 44 % des 50-69 ans déclarent la position la plus à gauche sur une échelle de 1 à 6). Ce sont les individus ayant effectué les études les plus professionnalisantes (CAP, BEP, DUT, BTS, etc.) qui déclarent proportionnellement les opinions politiques les plus à gauche (50 % des titulaires d’un CAP/BEP ; 47 % des titulaires d’un diplôme court de l’ESR).
La politique apparaît comme un centre d’intérêt relativement important. 74 % des « festivaliers » de l’hestejada de las arts se déclarent plutôt intéressés par la politique (39 % affirment être « beaucoup intéressés » vs. 17 % au niveau national – CEVIPOF 2017). De fait, 74 % d’entre eux ont assisté au moins une fois, lors des 12 derniers mois, à une conférence ou un débat public (23 % y ont assisté plus de 3 fois) et 38 % déclarent avoir pris activement part à un débat citoyen. 34 % ont participé à un meeting politique, 18 % se sont rendus au moins une fois à une réunion d’un parti politique, 28 % à une réunion syndicale et 61 % à une réunion associative. L’intérêt pour le politique se lit également dans de multiples formats de participation. Durant les 12 derniers mois, 56 % ont fait au moins un don, 74 % ont signé au moins une pétition (42 % plus de 3), 66 % sont allés au moins une fois en manifestation (35 % plus de 3 fois), 34 % ont participé au moins une fois à une grève (15 % plus de 3 fois). Les formes d’implication (a minima une fois dans l’année) indirectes(participation à distance : dons, pétitions, etc.), civiques (i.e. prendre part à un débat), organisationnelles (participer à l’initiative d’une organisation spécifique : syndicats, partis, etc.) ou à l’occasion d’une mobilisation in situ(manifestations, grèves, etc.) sont particulièrement courantes : respectivement 80 % et 69 % pour les 3 dernières modalités. Ces chiffres tranchent sensiblement avec les données nationales quant à l’état d’esprit des citoyens français. Le CEVIPOF (2017) indique par exemple que la méfiance, la lassitudeet la morositésont les qualificatifs les plus souvent cités (entre 23 % et 25 %) pour désigner le rapport au politique et à la démocratie.
Par ailleurs, 79 % des « festivaliers » de l’hestejada de las artsont voté aux Présidentielles de 2012 (équivalent au niveau national), 72 % aux Législatives la même année (vs. 58 % au niveau national), 74 % aux Municipales de 2014 (vs. 54 % au niveau national), 70 % aux Europénnes de 2014 (vs. 43 % au niveau national), 67 % aux Départementales de 2015 (vs. 51 % au niveau national) et 70 % aux Régionales de 2015 (vs. 58 % au niveau national). Leur « engagement électoral » se distingue donc par des nivaux de participation particulièrement élevés, quelle que soit la nature des élections concernées. À ces éléments, s’ajoute le fait que 60 % des personnes interrogées déclarent être ou avoir été membres actifs d’une organisation (association, syndicat, parti, etc. – 28 % d’un syndicat – le taux de syndicalisation en France est de 11 % –, 14 % sont ou ont été encartés au sein d’un parti politique) et près d’un tiers d’entre elles sont ou ont été membres d’au moins deux collectifs (multipositionnement) : « Ce qui fait évoluer, c’est être partie prenante de collectifs : partis, syndicats, assos… C’est pas soi tout seul, mais avec les autres que l’on peut faire évoluer les choses. L’isolement c’est la mort. Etre actif, c’est forcément avec les autres ».
Cet intérêt pour le politique se lit également dans la consommation importante d’information dédiée : 25 % des « festivaliers » lisent un titre de la presse militante au moins une fois par semaine. De surcroît, 54 % des enquêtés écoutent au moins une fois par semaine une émission de radio politique, de débat ou d’actualité (23 % le font quotidiennement). 34 % regardent au moins une fois par semaine une émission TV politique, de débat ou d’actualité (6 % le font quotidiennement) et 47 % consultent au moins une fois par semaine une ressource internet politique, de débat ou d’actualité (15 % le font quotidiennement) : « Ici, il y a beaucoup de choses avec lesquelles je me sens en accord, mais qui sont dites autrement que d’habitude, avec plus de poésie, avec plus de musique. Quand c’est dit en musique, ça fait aussi se poser des questions sur la vie. Uzeste ça marque et puis ça nous suit pendant des jours ».
L’ensemble de ces éléments tend ainsi à faire de l’hestejada de las arts, un espace de regroupement d’individus particulièrement concernés par la chose politique, mais aussi pratiquement impliqués à des niveaux nettement plus élevés que ceux qui peuvent se constater à un niveau national. Le rendez-vous estival uzestois rassemble par ailleurs des individus nettement plus ancrés à gauche qui y trouvent des ressources « conformes à [leurs] idéaux » : « C’est nos idées, c’est nos pensées » ; « Ça renouvelle des valeurs auxquelles on est attaché. C’est pas grand-chose, mais en même temps c’est énorme ». Dans 80 % des cas, les festivaliers décrivent les propositions auxquelles ils se sont rendus comme les ayant « beaucouptouché, inspiré et/ou donné à réfléchir ». Aussi affirment-ils « revenir avec toujours beaucoup plaisir » : « À chaque fois qu’on vient, on repart avec quelque chose de différent et d’enrichissant ».
Un public fidèle et curieux
De facto, 63 % des « festivaliers » de la session 2016 ont assisté à au moins une autre édition de l’hestejada de las arts (La participation à l’hestejada de las artsn’est en rien un indicateur de fréquentation des autres initiatives prises dans l’année par Uzeste Musical. Ainsi, seuls 11 % des « festivaliers » de l’hestejada de las artsont assisté lors des 12 derniers mois à un Uzestival. 29 % d’entre eux affirment pourtant résider « dans la région » entendue dans un sens étroit, i.e. à quelques kilomètres d’Uzeste (5 % sont Uzestois) et 45 % habitent en Nouvelle-Aquitaine – 33 % en Gironde). 28 % ont participé à 2-5 éditions, 12 % à 6-10 éditions, 12 % à 11-20 éditions et 11 % a plus de 20 éditions. Près d’un tiers des personnes interrogées a ainsi suivi plus de 10 éditions : « Ça fait 30 ans que je viens par intermittence. Je suis mordu. Je suis un inconditionnel d’Uzeste, de cet esprit particulier. C’est pas passif. Ici, on participe, ça vous concerne, ça vous remue. Très touché surtout par la musique qu’on y entend ». Le public de l’hestejada de las artsest donc constitué d’une part non négligeable de « fidèles ». La quasi totalité (entre 96 % et 100 %) des personnes ayant participé a minimaa deux sessions de l’hestejadaa fréquenté une des éditions récentes conduites sous les auspices d’Uzeste Musical Visages-villages des arts à l’œuvre (2002-2015) : « Je viens depuis 5-6 ans et avant, je suis venu avec mes parents. J’ai découvert Uzeste avec mes parents. Dès que j’ai pu, j’ai été bénévole. C’est plus fun. Je reviens parce que tu croises les copains, tu vois des belles choses, tu apprends des trucs. Beaucoup de plaisir ». Par ailleurs, plus le nombre de participations est important, plus il devient probable d’avoir assisté à des éditions anciennes. Plus du tiers des individus ayant participé à plus de 20 éditions ont ainsi assisté aux toutes premières éditions du festival de 1978-1979 : « Depuis le début que je viens ! J’ai raté quelques éditions, mais bon… Uzeste c’est une histoire personnelle. Au début c’est la musique et le jazz, puis les intellectuels, les penseurs, le théâtre. Une richesse incroyable ! ».
Pratiquement, 24 % des « festivaliers » de l’édition 2016 assistent uniquement à une journée et/ou une soirée de l’hestejada. Dans 40 % des cas, ils profitent de plusieurs journées et soirées et sont même 27 % à rester durant toute la période du festival : « Ça faisait 13 ans que j’étais pas venu et c’est la première fois que je reste sur tout le temps du festival. C’est important de s’immerger dans l’ambiance, de vivre le moment en profondeur ». L’hestejada de las artsest par ailleurs un festival qui se partage : 42 % des personnes interrogées s’y rendent en couple, 34 % en famille, 43 % avec des amis, 5 % avec des collègues de travail et 6 % avec les membres d’un collectif dont ils sont membres (association, syndicat, etc.). 30 % des répondants affirment également s’assurer la présence de plusieurs réseaux de sociabilité (conjoint, famille, amis, etc.) : « C’est un truc que tu veux partager. Je viens avec mon mari, mais j’essaie d’amener des amis aussi. C’est important de faire connaître ce lieu incroyable » ; « on vient en groupe depuis des années, 25 ans maintenant ». L’hestejada de las artsapparaît ainsi comme un espace singulier de rencontre où se côtoient, pour l’occasion, des groupes sociaux égocentrés qui ne se fréquentent pas nécessairement en dehors de cette opportunité estivale. À cette reconstruction unitaire partielle des sociabilités s’ajoutent des rencontres impromptues avec des habitué.e.s, artistes, festivaliers, Uzestois, etc., qui participent d’une ambiance marquée par la proximité idéologique et la convivialité d’un certain entre soi : « En tant que syndicaliste, on retrouve des gens avec une certaine convergence de pensée. On va vers le même style de pensée et ça fait du bien. On se sent moins seul. On découvre des gens tous les ans ».
Les concerts apparaissent de loin comme les rendez-vous les plus prisés (87 % des festivaliers y participent), suivis par les conférences-débats (65 %), puis les soirées sous chapiteau (59 %), les représentations théâtrales/lectures (57 %) et les projections (films, documentaires, etc. – 49 %) : « Ah c’est spécial ! Tout le monde n’aime pas forcément… Enfin c’est beaucoup d’improvisation. C’est pas ce qu’on écoute à la radio. C’est à l’infini, ça s’arrête jamais. C’est du sérieux. Les gens d’ici aiment pas tous ça, mais les gens qui sont là connaissent et viennent pour ça. Les gens qui viennent ont de la culture. Intellectuellement ça chauffe » ; « Uzeste, c’est la partie culturelle du combat contre les riches ». Les spectacles les plus populaires (bals, feux d’artifice, spectacles de rue, etc.) sont également estimés par près de la moitié des individus interrogés : « C’est à Uzeste que j’ai découvert ce que pouvait être un vrai feu d’artifice par exemple. Un truc de fou. Durant la guerre à Sarajevo, Auzier avait fait un feu d’artifice qui collait à ce qui se passait là-bas : lent, pesant… ». L’hestejada de las artsest l’occasion de faire se côtoyer des propositions plus « théoriques » avec des propositions plus « sensibles » et d’autres encore, plus directement politiques.
La possibilité de passer des unes aux autres dans des intervalles de temps relativement réduits semble être particulièrement courue des « festivaliers ». L’éclectisme des formats, des disciplines et de la nature même des spectacles (transartistisme) est une richesse recherchée : « On te donne des clés pour comprendre des trucs sérieux et puis il y a l’art. C’est ce mélange qui est intéressant ». Se laisser tenter, surprendre et se montrer « plus curieux qu’à l’habitude » est une attitude que les « festivaliers » entendent développer pour ne pas en rester aux culturèmesde la culture la plus légitime auxquels ils semblent attachés en dehors de l’hestejada : « C’est le mélange des genres qui m’intéresse. L’artistique, le militant, mais aussi la vie. La culture fait partie de la manière dont on vie. Et ce qui est très bien à Uzeste, c’est ce mélange à une échelle qui rend les choses plus ancrées. Les enjeux du local sont très présents et ça rend les choses plus concrètes. On se sent partie prenante d’une micro-société et on a l’impression de pouvoir se mettre en action pour améliorer les choses. Uzeste est une invitation à devenir résistants ». Lors des 12 derniers mois, ils sont par exemple 39 % à avoir assisté à un festival de musique classique-opéra-jazz et 36 % à un festival de théâtre, de danse ou d’arts de la rue : « C’est un festival important parce que l’on y entend des choses qu’on entend nulle part ailleurs dans l’année » ; « Ils se passent beaucoup de choses variées ».