Article – La Fraternelle, Maison du Peuple de Saint-Claude – Critica
Le mouvement coopératif émerge en Europe autour des années 1830, en accompagnement de l’industrialisation, du développement du mouvement socialiste et également, en France, du réformisme républicain. Il se développe dans une logique plus ou moins prononcée de contre-pouvoir à l’État et au capitalisme industriel, depuis des vues révolutionnaires de transformation de la société, d’auto-organisation du travail, de collectivisation de la propriété des moyens de production(contrat d’association de travailleurs, associations ouvrières de production) et de la socialisation des fruits du travailou, plus prosaïquement de constitution d’un capital personnel permettant d’éviter les conditions d’existence les plus précaires. L’association des travailleurs apparaît comme une solution à la condition salariale par la mise en commun de leur force de travail et la recherche d’une autonomie qui a vocation à devenir un principe de réorganisation de la société dans son ensemble. Les premières coopératives et mutuelles se font alors jour, d’abord sous les auspices de patrons philanthropes, de catholiques sociaux, de francs-maçons puis du mouvement socialiste, à l’instar de ce qui se passe à Saint-Claude, en lien avec l’industrie diamantaire qui s’y est développée, puis avec la coopérative La Fraternelle, initiative ouvrière unique.
Si le coopérativisme et le mutualisme ont été valorisés au sein du mouvement ouvrier, c’est qu’ils visaient à rendre les existences ouvrières moins fragiles et plus heureuses : d’une part, en améliorant le quotidien (alimentation, hygiène, loisirs) et, d’autre part, en cherchant à prévenir des risques sanitaires et à prendre en charge les accidents de la vie qui, privant momentanément ou définitivement les prolétaires de leur force de travail, les incapacitent à assurer leur subsistance en allant chercher des revenus auprès d’un capitalisme industriel en pleine expansion et exploitant un prolétariat aux abois. Solidarisme (« De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » selon l’apophtegme communiste), auto-organisation et démocratie à la base sont les valeurs politiques communes de ces courants auxquels l’État va devoir volens nolens s’ajuster pour éviter que ces dynamiques d’entraide ne se transforment en des logiques de conscientisation et de mobilisation contre les classes dominantes (le droit de grève est accordé par la loi de 1864 sur les coalitions, l’existence des Sociétés ouvrières de coopération est permise en 1867 et Napoléon III permettra le développement des sociétés de secours mutuel). Les couvertures assurancielles du mutualisme vont ainsi, petit à petit, être prises en charge par des prestations cadrées par des mesures législatives (e.g. la loi sur la mutualité du 1eravril 1898) et des politiques publiques invitant à l’extension des prévoyances volontaires par les populations laborieuses, que l’on préfère davantage préoccupées par leur protection assurantielle que par leur émancipation sociale et politique.
Aux missions de la coopérative (production, vente-achat) se couplent les attendus de la mutualité visant, elle, àl’institution de services de solidarité, couplage auquel se greffe une visée de politisation d’éducation populaire contre-hégémonique et dont le tout dessine les prémisses d’un associationnisme civique (un socialisme associationniste sanclaudien), « ‘‘art de s’associer en commun’’, d’une façon libre, volontaire et égalitaire » (Chanial, 2001 : 125).
L’école de Saint-Claude
Le socialisme allemaniste (en référence à leur chef de fil, Jean Allemane – 1843-1935 – qui crée le Parti Socialiste Ouvrier Révolutionnaire en 1890 – PSOR) est présent dans les rangs des ouvriers diamantaires sanclaudiens. Il s’inspire des thèses proudhoniennes pour lesquelles la lutte économique et le réformisme immédiat par le moyen de la grève générale sont des priorités. Aussi s’avère-t-il, par certains aspects, sensiblement proche des idées libertaires et du syndicalisme révolutionnaire. La Fraternelle trouve aussi ses origines dans la très ancienne culture coopérative de production de l’espace haut jurassien, dont les fruitières (mise en commun des pâturages puis de la production laitière à des fins de production fromagère et partage des bonis à hauteur de la matière première fournie) ont été les expériences séminales (XIIIesiècle) et dont Proudhon, enfant de la région, sera un fervent défenseur. Elle a sans doute été également influencée par les premières expériences sociétaires des canuts lyonnais au début du XIXesiècle, ainsi que par celles des coopératives alimentaires qui se font également jour dans la capitale des Gaules, à l’instar de l’épicerie Le Commerce véridique et social, ouverte en 1835 par deux fouriéristes convaincus : Michel-Marie Derrion et Joseph Reynier. Plus de trente années plus tard, la loi du 24 juillet 1867 va offrir un cadre juridique aux sociétés ouvrières de coopération et les milieux ouvriers lyonnais proches des idées socialistes et mutualistes vont alors fonder des coopératives de consommation dont La Fraternelle de Saint-Claude sera en quelque sorte un décalque.
C’est en 1881, dix ans après La Commune et pendant une période de forte dépression économique durant laquelle les rétributions à la pièce s’effondrent, que La Fraternelle voit le jour, à un moment où les coopératives sont donc des organisations de production légalement reconnues et que, par ailleurs, les lois concoctées par Jules Ferry (1832-1893) imposent l’école obligatoire, gratuite et laïque (tout en visant, faut-il le rappeler, à« mettre fin à l’ère des révolutions »). Cette société coopérative d’alimentation s’inscrit également dans la remarquable dynamique du mouvement ouvrier local qui, quelques années auparavant (1877), à l’initiative de quelques fabricants de l’Article de Saint-Claude fonde le Cercle ouvrier rassemblant négociants, artisans-paysans, fabricants et petits patrons dont beaucoup adhèrent aux idées socialistes et désirent, en se rassemblant, se divertir, mais aussi s’instruire par les vertus de la lecture, de la discussion et des conférences. Les deux tiers d’entre eux sont, par ailleurs, également membres de la loge maçonnique Le Réveil de la Montagne, rattachée au Grand Orient de France. Lors de leur première assemblée, ils décident d’acheter une Marianne, un dictionnaire Littré et de lancer une chorale ; trois gestes qui s’inscrivent dans le combat pour la République et la réconciliation entre classes sociales (le cercle met fin à ses activités en 1884, date à laquelle la première chambre syndicale de diamantaires voit le jour à Saint-Claude, suite à la loi Waldeck-Rousseau autorisant les syndicats). D’autres collectifs organisent le mouvement ouvrier sanclaudien commela Fédération démocratique de Saint-Claude, le Groupe d’études sociales (1892) qui adhère au PSOR de Jean Allemane ou, plus tard, comme la Fédération ouvrière socialiste révolutionnaire du Jura (1900) qui créent, par leurs activités, une réelle effervescence populaire.Le 8 juillet 1893, les socialistes allemanistes sanclaudiens fondent le Cercle du travail qui, outre la convivialité, l’entretien des sociabilités (restaurant coopératif, fêtes familiales, concerts, tombolas, etc.) et la formation politique se caractérise aussi par une orientation relevant plus largement de l’éducation populaire, avec l’installation d’une bibliothèque, la tenue de « séances éducatives » et la mise en activité d’une université ouvrière.
Durant ces quinze premières années d’existence, La Fraternelle fonctionne, en conformité avec ses statuts, comme une coopérative d’alimentation à destination des travailleurs. Elle redistribuent notamment ses bénéfices au proratades achats effectués par chaque adhérent qui, client-consommateur, n’en est pas moins aussi sociétaire, c’est-à-dire citoyen de la coopérative au sein de laquelle est appliqué le principe « un homme = une voix ». L’organisation de la consommation se voit considérée comme plus à même d’initier des changements sociaux de fond que celle la production.En 1895, Henri Ponard (1861-1928), ouvrier-tourneur socialiste de Noirecombe (il deviendra également secrétaire de la Fédération socialiste du Jura), franc-maçon et grand défenseur du coopérativisme devient secrétaire de La Fraternelle, puis quelques mois après, il en est élu président. Sur sa proposition et malgré de fortes dissensions internes qui feront démissionner près de la moitié des sociétaires,les coopérateurs de La Fraternelle votent en 1896 de nouveaux statuts (en fait un retour au projet de statuts d’origine qui stipulaient en 1880 que « les bénéfices devaient être reversés au fonds de réserve de la société »). Ceux-ci aliènent le fond de réserve et visent non plus à redistribuer traditionnellement les bonis aux adhérents de la coopérative, mais à créer une caisse de secours mutuel dont l’objet est d’aider les sociétaires (« toute personne sans distinction de sexe ou de nationalité »)en cas de décès, de chômage, de maladie et de retraite.
Il s’agit de mettre en place une « coopérative communiste » (Defoort, Vanschoenbeek, 2010 : 35) intégrant d’autres coopératives, ainsi qu’un dispositif d’assurance sociale qui trouvera bientôt à s’étendre par l’ouverture d’une pharmacie mutualiste (1907) puis par la création de la Mutuelle libre de la Maison du Peuple (1908) ; développements qui correspondent aux préoccupations du mouvement hygiéniste et sanitaire alors en plein essor. L’initiative va rapidement prendre de l’importance et, la même année, est créée une Union mutuelle du Haut-Jura rassemblant vingt-deux mutuelles locales interprofessionnelles et sociétés de secours mutuels. Sous le nom de Pharmacie mutualiste de Saint-Claude va ainsi prendre forme un projet d’extension de la solidarité sociale : fourniture en médicaments, organisation de séjours à la montagne pour les enfants et, plus globalement, il s’agira de prendre toute mesure utile pour « lutter contre les maladies, les infirmités ou les fléaux qui déciment avec toujours plus d’intensité les familles ouvrières ». Le succès est considérable et les services n’auront de cesse de se développer jusqu’à l’orée de la Seconde Guerre mondiale : création d’une caisse chirurgicale (1913), d’une pouponnière (1920 – prise en charge par la municipalité dont Henri Ponard est alors le premier édile), d’un service dentaire (1926), d’un service de radiologie (1928), d’un autre de prothèse dentaire (1929), d’un dispensaire médical (1934), d’un laboratoire d’analyses (1939). Mais cet impressionnant déploiement scelle également, par obligation de se soumettre au récent cadre législatif, une séparation fonctionnelle nette entre les activités coopératives et mutualistes. Pour autant, La Fraternelle trouve également à se déployer au-delà des nécessités de santé, en mettant en œuvre des politiques d’œuvres sociales. Elle se dote par exemple de logements sociaux « modernes », avec sanitaires, via la construction en 1912-1913 de deux bâtiments placés en plein cœur de ville et pouvant accueillir soixante-dix familles ouvrières. Ce modèle innovant de redistribution avec lequel l’économiste Charles Gide n’entretient pourtant guère d’affinités sera décrit par ce dernier, dès 1902, comme au principe de l’« École de Saint-Claude ». D’une part, celle-ci va collectiviser davantage les outils de production et de consommation ; d’autre part, elle va permettre une acculturation à l’auto-organisation et un apprentissage concret de la pratique démocratique (commissions, assemblées, conseils, débats, votes, etc. – une politisation par implication– Weber, 1983) ; enfin, elle va contribuer à la conscientisation et à l’organisation du prolétariat en opposition à l’ordre bourgeois local.
Mouvement ouvrier et éducation populaire
Le mouvement coopératif vise l’émancipation matérielle des ouvriers, mais aussi leur émancipation politique et intellectuelle. Si ces derniers ne sont pas encore tous lettrés ni même alphabétisés (mais en voie de l’être), la lecture (ouvrages, journaux, revues, brochures) est néanmoins appréhendée comme un des chemins privilégiés menant à une pensée autonome qui « doit faire naître dans les esprits des individus et dans tout le groupe social une nouvelle manière de voir, de penser et d’agir » (Mauss, 1997 : 76). Accompagnée du côté de l’oralité par des conférences, des causeries et des débats, mais aussi une pratique musicale orphéonique et propagandiste (fanfares, chorales, harmonies, orchestres), ce couplage écrit/oral est appréhendé comme devant constituer le socle de base d’une politisationpar imprégnation(Agulhon, 1979) et permettre autant l’apprentissage collectif (cours, arpentage, discussions, etc.) que l’autodidaxie individuelle. Si la culture critique populairen’est pas l’ennemie des arts bourgeois, de l’appareil culturel d’État et de l’école républicaine, elle ne saurait toutefois s’en contenter et viser seulement une appropriation étendue de la culture légitime par le développement du goût cultivé et des beaux-arts, d’une part, et de l’instruction scolaire, d’autre part.
La culture critique populaire est une culture sociale et politique. Elle s’arrime à des univers sociaux dominés et porte une charge subversive en ce que, d’une manière ou d’une autre, en stimulant la réflexion, la sensibilité, l’imaginaire, elle participe à ne pas se satisfaire des états de minorité et à rendre la réalité inacceptable (« instruire pour révolter » selon la formule de Fernand Pelloutier – 1895). La culture critique populaire se veut donc utopie expérimentale pour reprendre une expression d’Henri Lefebvre (1961), en ce qu’elle ouvre à des possibles dont l’actualisation est dépendante des agir stratégiques portés par une raison politique. Cet idéal est notamment incarné, par le principe de l’éducation intégrale (formule que l’on retrouve chez Fourier, Proudhon, Bakounine et de nombreux penseurs libertaires de l’éducation comme Paul Robin, fondateur de l’orphelinat de Cempuis) qui vise à la constitution d’une culture générale, d’une culture technique propre au travail et d’une culture militante touchant à la fois à la formation des corps (éducation physique) et des esprits devant conduire à l’émancipation de chacun et à la coopération de tou.te.s (éducation intellectuelle et morale – Karl Marxparlera d’éducation « polytechnique » et Antonio Gramsci d’éducation « unitaire »).
L’éducation intégrale portel’émancipation des classes laborieuses et ne se contente donc pas de faire des ouvriers des citoyens respectueux de la République et adaptés au système productif. L’articulation d’une culture générale, de compétences techniques et de dispositions à l’autonomie politique doit donc constituer chaque ouvrier en un travailleur intellectuel qui, associé à d’autres et organisés ensemble peuvent alors se mettre en capacité de prendre collectivement en main leur existence et leur destin. Les savoir-faire « qui se tissent dans la quotidienneté du processus de production » (Tiriba, 2015 : 124) sont alors considérés comme devant être le point de départ de la formation intégrale reposant sur un enseignement théorique et pratique complet « qui rende chacun apte à devenir en même temps un travailleur des bras et un travailleur de la tête »(Robin). Le point d’ancrage de l’éducation populaire critique n’est donc pas une culture universelle de référence, mais la multiplicité des processus d’apprentissage non formels et informels qui se trouvent au principe des situations les plus communes de la vie sociale et laborieuse.La praxis éducative ne saurait donc être seulement scolaire et uniquement arrimée à la culture cultivée, mais touche tant à la qualification pour le travail émancipé qu’à l’épanouissement créatif en dehors du travail et à l’auto-organisation politique, et ce, de surcroît, de manière continuée (tout au long de la vie).
Surtout, l’éducation populaire critique vise à réduire la distance entre éducateurs et éduqués. Elle part du principe de dé-hiérarchisation des contenus, des usages et des rôles. La créativité, les intelligences, ainsi que les capacités à produire, transmettre, partager et recevoir sont envisagées comme des potentialités effectives de tous et de chacun, même s’il ne faut pas oublier, comme le souligne Antonio Gramsci, que si nous sommes toutes et tous des intellectuels, nous n’en exerçons pas toutes et tous la fonction. L’objet de l’éducation populaire critique est ainsi de mettre à l’œuvre des logiques réflexives d’autodidaxie collective (andragogie – art de s’instruire par soi-même), de production, d’appropriation et de conscientisation et non de faciliter l’acculturation à des schèmes imposés depuis des positions sociales qui ne sont pas occupées par celles et ceux censés pouvoir finalement bénéficier de cet accès. S’il est parfois possible de faire se rencontrer l’exigence esthétique universaliste de la démocratisation culturelle avec celle de la fertilisation d’une contre-hégémonie, le rapprochement de ces deux perspectives n’a toutefois, dans les faits, rien d’évident. Il sert par exemple de socle à Marcel Martinet pour son projet d’Universités sociales qu’il présente dans un article daté du 12 août 1921 dans le journal de la CGT La Vie ouvrière: « 1) programme de conférences avec projections cinématographiques ; 2) création de groupements de jeunesse dans chaque région et autant que possible dans chaque localité ; 3) création de bibliothèques, monographies locales et régionales ; documentations techniques dans le sens le plus général du mot ; 4) organisation périodique suivant le caractère des régions, de grandes manifestations collectives artistiques et sociales, etc. » (2004 : 112-113).
C’est précisément ce que La Fraternelle met en place au fil des ans, dans une période marquée par un « éducationnisme » qui oscille entre une « question sociale » héritée de la Révolution française (puis du Printemps des peuples de 1848) et les nouvelles nécessités productives de la « révolution » industrielle. Elle propose à ses sociétaires une variété d’activités regroupées dans des groupes d’agréments chapeautés par un Comité central et bénéficiant de divers équipements culturels : une imprimerie (1892, matériel légué à La Fraternelle en 1900 et déménagé à la Maison du Peuple en 1919), des sociétés musicales (chorale, fanfare, harmonie, etc. – e.g.la société choraleLes Amis réunis créée en 1897 accueillie à la Maison du Peuple mais qui ne deviendra groupe d’agrément qu’en 1919 –, le Cercle musical de La Fraternelle – 1913), une bibliothèque (1903), une université ouvrière (1906), une société de gymnastique (La Prolétarienne – 1907), un théâtre à l’italienne (1910 – seule salle du Haut-Jura), un cinéma (1910 – dont le véritable démarrage date de 1915), une salle de répétition (1910) et un gymnase (1913). Les activités hors travail encouragées et supportées par La Fraternelle s’inscrivent dans le prolongement des réseaux d’instruction des socialismes utopiques et associationnistes, des sociétés de résistance, des syndicats et du développement de « nouvelles pratiques culturelles » (pour l’essentiel la lecture et la musique) émergeant à la fin du XIXesiècle. Elles participent aussi de la dynamique d’éducation populaire du mouvement ouvrier qui, à cette période, ne dissocie pas les aspects politiques et culturels. Henri Ponard a par exemple été, en collaboration avec La Ligue de l’enseignement (créée en 1866 par Jean Macé – 1815-1894) républicaine et maçonne, à l’initiative de la création de plusieurs bibliothèques populaires au sein de diverses petites communes de la région (Cinquétral, Lamoura, Lajoux, La Rixouse, L’Abbaye et Longchaumois).
À Saint-Claude, la culture bourgeoise n’est pas vouée aux gémonies, loin s’en faut. Elle est considérée comme un patrimoine duquel il faut s’emparer pour en tirer le meilleur, mais à d’autres fins que la seule jouissance hédoniste. Cette exigence d’appropriation d’un héritage échappant à la classe laborieuse est toutefois passée au filtre d’un socialisme humaniste quitend à sensiblement « moucheter » une vision plus critique et combative de la culture. Pour autant, La Fraternelle fait montre d’un volontarisme évident pour réconcilier travail manuel et travail. Culture et action directe doivent se mêler dans une intention d’assimilation critique de l’« héritage culturel bourgeois » (Sartre), de conscientisation ouvrière et de valorisation des potentiels de classe, à l’instar des bourses du travail ou des universités populaires. Formation mutuelle du peuple par le peuple (démopédie – Proudhon) faisant à écho à la formule marxienne affirmant que« l’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » (inStatuts de l’AIT – 1884), l’éducation populaire « véritable » est celle qui entretient un lien organique avec le projet de transformation sociale porté par la classe ouvrière. Le peuple instruit (pour partie) par lui-même, conscient de sa situation sociale, mais aussi de sa force politique, est appelé à prendre les mesures nécessaires pour changer d’existence et finir par se gouverner par ses propres moyens. Voilà ce qui est attendu, même si dans les faits, l’éducation populaire critique rencontre de nombreux obstacles dans sa mise en œuvre, à commencer par la contradiction majeure qui la traverse, entre, d’un côté, les visées intégratives, républicaines, de promotion sociale et d’acculturation aux modèles culturels dominants et, de l’autre, celles, agonistiques et de reconnaissance d’une culture ouvrière propre qui s’inscrivent dans une perspective de luttes émancipatrices. Ce sont également les conditions matérielles des apprenants (manque de temps, fatigue, illettrisme, etc.) qui, la plupart du temps, ne s’avèrent pas particulièrement propices à une réception optimisée des propositions culturelles et politiques les plus exigeantes, révélant, par là même, une inadaptation de l’offre de formation celles et ceux à qui elle est pourtant destinée.
Une Maison du Peuple
C’est également à l’initiative de Henri Ponard (qui devient maire de Saint-Claude – 1919-1928 – conseiller général du Jura en 1919 et député en 1924) que naît l’idée d’une Maison du Peuple : « une Cité ouvrièreoù les ouvriers seraient chez-eux », permettant de rassembler et de mettre en synergie les dynamiques du mouvement ouvrier.Elle sera inaugurée le 17 septembre 1910 après deux années de travaux que dirigea l’architecte Paul Mouret. Elle s’inspire clairement des initiatives du mouvement ouvrier belge gantois (et bruxellois) qui postule la nécessité d’édifier des bâtiments visant à rassembler les organisations ouvrières, à l’instar du Vooruit (« En avant ! » – 1881) de Gand que Ponard fait découvrir aux coopérateurs sanclaudiens (Vanschoenbeek, 2002) : « Il faut que la classe ouvrière, imitant la méthode des organisations belges, ait sa Maison du Peuple, point de contact où se rencontrent les gens, où s’échangent les idées, où s’échouent les malentendus et les suspicions, où s’épanouit la pensée »(article de Henri Ponard dans Le Jura socialiste daté du 2 septembre 1899). C’est également après une visite à Saint-Claudedes Enfants du peuple gantois du Vooruit(1902), que La Fraternelle va créer un Groupe d’enfants du peuple (1902 – patronage laïc) et de considérer avec le plus grand sérieux les activités de loisirs qui sont alors envisagés comme partie intégrante de l’éducation de la jeunesse et du prolétariat au socialisme (un groupe des Jeunesses socialistes est créé en 1899 par René Nicod).
À Saint-Claude, la Maison du Peuple accueille différentes activités de production, de transformation et de vente, surtout alimentaires (boucherie, charcuterie, boulangerie, épicerie, crèmerie, torréfaction, service de l’habillement), de stockage (entrepôts, caves, garages), de gestion, d’organisation (bureaux), d’éducation et de convivialité (un restaurant « Chez nous » – 1893 –, un café appelé « L’Estaminet » – 1902) de La Fraternelle. La Maison du Peuple va également offrir des espaces de réunion à diverses coopératives de production et mutuelles sanclaudiennes qui se sont largement inspirées de La Fraternelle (Le Diamant – 1897 –, La Pipe – 1906 –, etc.), à des syndicats pipiers et diamantaires organisant les ouvriers de l’industrie locale (notamment lapidaire) via une Bourse du travail, ainsi qu’à la section locale de la Section française de l’Internationale ouvrière qui publie notamment l’hebdomadaire Le Jura socialiste (1896-1946) sur les presses de l’Imprimerie ouvrière (premier atelier typographique coopératif – 1892) déplacée d’Oyonnax à Saint-Claude en 1919. La Maison du Peuple sanclaudienne apparaît donc comme un « espace de solidarité ouvrière transectoriel » (une « coopérative totale ») où se trouvent encastrés parti, syndicats, bourse du travail, coopératives, mutuelles, groupes d’agrément, etc. : un espace intégré en prise avec la vie ordinaire et perçu par les ouvriers sanclaudiens comme une « grande famille » à laquelle il fait bon de participer. À l’essor industriel de la ville couplé à une forte croissance urbaine va correspondre un développement de La Fraternelle dans les différents quartiers de la ville, mais également dans les villages alentours où elle ouvre donc nombre de succursales (dans les années 1920, La Fraternelle compte sept magasins à Saint-Claude et 16 succursales alentours). Des produits alimentaires sains, le principe d’un secours mutuel, une acculturation par la pratique solidariste aux idées du socialisme et une attention à la vie hors travail par un soutien aux associations culturelles et de loisir assurent un succès grandissant à La Fraternelle.
La Première Guerre mondiale va toutefois entraver cette dynamique – bien que, chargée par le gouvernement de guerre de l’organisation du ravitaillement du Grand Est, son développement économique va être très important – et la révolution russe de 1917 n’est pas considérée par tou.te.s, loin s’en faut, comme une avancée vers le progrès social. L’après-guerre se caractérise par une forte crise économique ainsi que par un chômage conséquent qui seront ponctués par des grèves d’envergure. Le Parlement va se voir dans l’obligation d’octroyer de nouveaux droits sociaux, notamment la création des conventions collectives (loi du 25 mars 1919) et la journée de travail de huit heures (loi du 23 avril 1919). Un nouvel élan est alors donné à la classe ouvrière. En période de plein essor des mouvements de jeunesse, le conseil d’administration de La Fraternelle adopte alors un « projet d’organisation de ses sections d’éducation et d’agrément» : la Chorale, Le Cercle musical, la section gymnique, Les Enfants du Peuple et le groupe littéraire sont rassemblés sous l’égide d’une administration générale qui, deux ans plus tard (1921), devient le Comité des fêtes de la Maison du Peuple. La Fraternelle promeut donc une éducation populaire qui, sous certains aspects, se présente comme le front culturel du mouvement ouvrier sanclaudien, voire comme une transposition de la lutte des classes à la culture. Ce front est cependant sensiblement mâtiné d’une volonté d’éducation du peuple alignée sur la ligne culturelle générale socialiste, mixant culture cultivée à vocation universelle et activités communautaires populaires, tout en maintenant une tension autour de ces deux logiques dont la compatibilité n’est jamais pleinement assurée. L’éducation populaire dont il est ici question relève d’une vision qui oscille entre le loisir récréatif et l’excellence culturelle ; de celle qui alimente depuis les débuts du Théâtre du peuple (qui se défend d’être un théâtre populaire) des disputes vives.
La Grande Guerre n’a pas raison de la dynamique coopérative, preuve que celle-ci est, à cette époque, profondément ancrée au sein de la population sanclaudienne. Elle profite par ailleurs d’une expansion notoire de l’industrie locale qui attire alors de nombreux nouveaux habitants.Toutefois, la grave crise économique de 1929 met à mal de nombreuses industries locales, notamment pipières et diamantaires. Elle conduit à la disparition d’un grand nombre d’emplois et stoppe certains grands projets de La Fraternelle (construction d’un hôtel, de vastes entrepôts, des caves à vin et à fromage). Les années 1930 voient par ailleurs l’émergence de la loi sur les assurances sociales qui offrent au travailleur une couverture sociale plus importante.
Front et culture populaires
La période de mobilisation sociale qui voit l’arrivée au pouvoir du Front populaire en juin 1936 n’est pas particulièrement mobilisatrice à Saint-Claude où l’on ne constate ni grève ni occupation majeures – alors que nationalement plus de deux millions d’ouvriers occupent « sur le tas » leurs usines –, mais où, en revanche, l’accueil de plus de 300 réfugiés de la guerre d’Espagne s’organise. Suite aux accords de Matignon, le gouvernement de Léon Blum va mettre en œuvre la réduction du temps de travail (semaine des quarante heures), proposer une hausse sensible des salaires, créer les congés payés, et, ainsi, faire émerger ce que d’aucuns vont caractériser comme étant une civilisation des loisirs (Dumazedier, 1972). Il donne également naissance à une politique publique dédiée à la culture populaire, conduisant notamment à l’essor d’organisations diverses touchant aux mouvements de masse et de jeunesse, ainsi qu’aux loisirs actifs : éclaireurs de France, auberges et chantiers de jeunesse, clubs LéoLagrange (1900-1940 – du nom du sous-secrétaire d’État à l’Organisation des loisirs et des sports), Centres d’entraînement aux méthodes d’éducationactive (Ceméa), foyers ruraux, etc. Léon Blum veut faire du temps libre un moment qui n’épouse plus seulement la nécessité de la reconstitution de la force de travail, mais devient « la partie la plus importante de la vie et le moyen d’épanouissement complet de la personne humaine » (Ory,1994 : 130). Autrement dit, ce sont les temps et les activités hors-travail qui sont aussi pourvoyeurs d’émancipation ; attendus dont se saisissent notamment les socialistes (création du groupe « Mai 36 »), le Parti communiste et la CGT (dont le nombre d’adhérents explose) qui développent, dans le sillage de cette « politique des loisirs », un théâtre ouvrier, une production cinématographique notoire (Renoir, Carné, Clair, Prévert, etc.) et mettent en place les premières émissions radio d’enseignement.
Léo Lagrange porte la nécessité de la création de clubs de loisirs auto-organisés par les travailleurs eux-mêmes et dont il affirme qu’ils sont aussi indispensables à ces derniers que les syndicats. Cet encouragement inédit pour les choses de la culture et du loisir prend forme sur fond d’un humanisme de rassemblement interclasse dont Evelyne Ritaine (1983) estime qu’il met à mal l’idée d’une culture ouvrière de rupture avec le système et d’un front culturel comme composante des luttes sociales. Cette tonalité nationale-réconciliatrice portée par une volonté de démocratisation culturelle semble être également celle qui prévaut à Saint-Claude. La Maison du Peuple a, comme nous l’avons vu, déjà fait sien ce principe depuis plusieurs décennies en organisant de manière autonome les loisirs des travailleurs et en s’appuyant très tôt sur certains moyens de la culture de masse comme le cinéma. Le théâtre-cinéma de la Maison du Peuple sert également d’espace de conférences et de lieu de diffusion des actualités locales, de spectacles inspirés par la vie sanclaudienne ou produits par des troupes issues des activités de La Fraternelle. Le Théâtre de la Maison du Peuple accueille donc une diversité de propositions mélangeant culture cultivée et divertissements, culture populaire et culture de masse, local et (inter)national, spectacles professionnels et amateurs ; une diversité qui, dans le sillage d’une éducation pour le plus grand nombre, évite autant les productions politiques révolutionnaires que les avant-gardes esthétiques. La question de savoir s’il s’agit, par là, de former des prolétaires conscientisés et des militants éclairés du mouvement ouvrier (fonction de développement d’une culture critique populaire) ou d’amener le peuple à la détente (fonction de divertissement) et à la fréquentation de la culture cultivée (bourgeoise) ne cesse de se poser.
Durant la Seconde Guerre mondiale, La Fraternelle va devenir un pôle de ravitaillement des maquis et des réfractaires au Service du travail obligatoire (STO) ainsi qu’un lieu clandestin de production de propagande (tracts, journal clandestin Le Populaire), de réunion et d’organisation de la résistance jurassienne et notamment, à partir de 1942, du service Périclès, du maquis du Haut-Jura et de l’Armée. Quand, en avril 1944, sous les ordres de Klaus Barbie, les Allemands lancent de vastes opérations de représailles contre les maquis de la région, ils font de La Fraternelle une de leurs cibles privilégiées. La Maison du Peuple est alors pillée, mise à sac et 340 sociétaires sont raflés puis déportés lors de ce qui est alors qualifié de « Pâques sanglantes ». Quelques mois plus tard (du 17 au 21 juillet 1944) ce sont les « Cosaques » ukrainiens de l’armée allemande qui font leur entrée à Saint-Claude et y conduisent de nombreuses exactions (pillages, viols). Pendant cette période particulièrement sombre, les activités culturelles et récréatives marquent le pas – à l’exception du cinéma mais dont la programmation passe sous les fourches caudines de la censure – et le Comité des fêtes suspend son activité.
Il faut attendre la Libération et l’année 1947 pour que (re)naisse sous le statut d’une association loi 1901,une Union des groupes d’agréments de la Maison du Peuple – laquelle regroupe Les Amis Réunis (chorale – 60 membres), La Prolétarienne (278 membres dont 41 pupilles) et ses sections Les Amis de la nature et Tourisme Sports d’hiver, Le Cercle Musical (45 membres), Le Groupe artistique et littéraire (1952) – qui s’organise en comités-commissions (« des fêtes », « propagande et organisations », « enfants du peuple » – en lien avec les Francas –, « jeunesses et sport »), dont un.e est explicitement dédié.e à l’éducation populaire, sans doute en résonance avec le plan Langevin-Wallon qui, conformément au programme duConseil national de la Résistanceentend renforcer l’enseignement gratuit, laïc et obligatoire, développer les pédagogies actives de l’éducation nouvelle et poser le principe d’un droit à l’éducation tout au long de la vie. La bibliothèque est notamment gérée par cette Union. Une note de présentation de celle-ci précise : « La lecture est une saine distraction et pratiquée un peu chaque jour, complète harmonieusement les autres activités, sportives, musicales ou chants chorale. […] Souvenez-vous camarades ouvriers et méditez les paroles de Danton plus que jamais de circonstance : ‘‘L’éducation est après le pain, la chose la plus nécessaire au peuple’’ ».
À la sortie de la guerre, le Parti Communiste Français et la CGT s’avèrent particulièrement actifs quant à l’encadrement des pratiques culturelles et des loisirs des travailleurs (Fédération sportive et gymnique du travail, Tourisme et travail, Travail et culture, Agence littéraire et artistique de Paris, etc.).À ces politiques culturelles partisanes font écho celles de certaines collectivités territoriales (notamment les municipalités rouges, mais pas seulement) et de nombreuses initiatives associatives : le mouvement des Francs et Franches Camarades(Franca – 1944), Peuple et Culture (1945), la Fédération nationale Léo Lagrange (fondée en 1950 par Pierre Mauroy), la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture (1948),etc.L’État va également, à la fin des années 1940, sous la direction de Jeanne Laurent (1902-1989) lancer un vaste programme de décentralisation dramatique dont le modèle est le Théâtre national populaire de Jean Vilar qui n’est cependant guère fréquenté par la classe ouvrière. Il lui est reproché de diffuser une culture préservant les intérêts des classes dominantes et d’être un instrument de domestication sociale. Par ailleurs, la constitution de 1946 affirme que la Nation « garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture »et l’Unesco, au sein de l’article 27 de sa Déclaration universelle des droits de l’homme, stipule notamment que « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifiques et aux bienfaits qui en résultent ».
Utopie culturelle
L’« utopie culturelle » n’est pas chose nouvelle à Saint-Claude, mais La Fraternelle va profiter de cette dynamique pour développer certaines de ses activités. En 1948 est fondé le ciné-club Henri Ponard (plus de 200 adhérents) et en 1950, elle rachète le cinéma des Variétés avec son immeuble, s’assurant le monopole de la diffusion cinématographique sur Saint-Claude – la gérance du cinéma est confiée en 1954 à La Prolétarienne pour des raisons fiscales. À la fréquentation des œuvres littéraires, scientifiques et orphéoniques (harmonie, chorale, orchestre) au cœur des pratiques d’éducation populaire sanclaudiennes vient s’adjoindre celle des films et de « documentaires scientifiques et éducatifs » parfois couplés à des conférences et dont l’objectif est « d’élever le niveau intellectuel de la population, plus particulièrement de la population ouvrière et de procurer à [la] jeunesse des divertissements sains ». Dans un rapport de l’Union des groupes d’agréments aux membres du conseil d’administration de La Fraternelle, daté de 1953, il est rappelé que le but de ces groupes « n’est pas seulement d’animer les fêtes, comme la soirée des membres honoraires, la journée du parc, mais d’amener ici et de retenir nos compatriotes, et plus particulièrement les jeunes, d’en faire des familiers de la Maison, des participants à nos œuvres et si possible des militants. À ce titre, ils préparent et garantissent l’avenir. Nos groupements solides, actifs, c’est le symbole extérieur d’une société vivante et prospère ». La culture continue donc à avoir partie liée avec le mouvement ouvrier et ses luttes, mais celle-ci semble avoir été quelque peu neutralisée, sur fond de bataille politique entre les socialistes (SFIO) et les communistes (PC, mais aussi Parti socialiste autonome) qui s’opposent localement, notamment lors des élections, tout particulièrement, à la fin des années 1950, quant à la politique menée en Algérie durant le gouvernement Guy Mollet. Cette ambivalence est aussi une marque de la période qui voit s’affronter une éducation populaire critique qui se voudrait « de combat », à une version de compromis qui cherche à donner à l’action culture et éducative, la teinte de la concorde sociale (e.g.dans les mouvements de jeunesse ou au sein de la Direction de la culture et des mouvements de jeunesse confiée à Jean Guéhenno).
Au début des années 1960, une section « de danses » est également ouverte à La Fraternelle. Du côté de l’État, une loi-programme d’équipement socio-éducatif quant à la déconcentration des compétences est votée, laquelle va induire une professionnalisation de l’éducation populaire, la spécialisation d’une animation qui se dépolitise et s’accompagne aussi d’un tournant gestionnaire lié à la multiplication des équipements. C’est la période durant laquelle André Malraux, alors Ministre des Affaires culturelles, lance un ambitieux plan d’édification sur le territoire français de ces « cathédrales modernes » que sont les Maisons de la culture (une vingtaine en quatre ans) dont l’objet vise à rendre accessible au plus grand nombre « les œuvres capitales de l’humanité » : « Il s’agit, affirme-t-il alors dans un discours à l’Assemblée nationale daté du 27 octobre 1966, de faire ce que la IIIeRépublique avait réalisé dans sa volonté républicaine, pour l’enseignement ; il s’agit de faire en sorte que chaque enfant de France puisse avoir droit aux tableaux, au théâtre, au cinéma, etc., comme il a le droit à l’alphabet ». La démocratisation culturelle malrucienne envisage donc la nécessité d’une confrontation directe avec l’art et l’offre culturelle la plus légitime.
L’action culturelle est ici considérée comme ne nécessitant aucune médiation parce qu’elle relèverait d’une forme d’évidence. L’art par sa seule force s’imposerait à la sensibilité de celle ou de celui qui s’y trouve exposé. Quelques mois avant, en mars 1966, le comité central d’Argenteuil du PCF avait, pour sa part, consacré une nouvelle fois « le trésor accumulé des créations humaines » et sacralisé la création artistique libre, dont Louis Aragon estime alors qu’elle apporte « des atouts importants pour comprendre la réalité d’un monde [qu’il s’agit de] transformer » (Martelli, 2017). Ces bonnes volontés institutionnelles qui envisagent l’action culturelle comme le nouveau sésame de l’émancipation vont toutefois devoir prendre rapidement conscience que les espoirs de la démocratisation viennent, la plupart du temps, s’échouer sur la réalité de l’appropriation culturelle, laquelle reste largement indexée aux déterminations sociales (appétences, goûts, aptitudes, etc.). Les conditions inégales d’appropriation ne sauraient être effacées par des politiques d’accès formelles et une bonne volonté culturelle qui oublient qu’elles sont elles-mêmes soumises à des privilèges culturels distinctifs. Ne pas le prendre en considération et voilà que l’on retombe dans les travers d’une forme de populisme culturel qui entend désigner par « populaire » ce qui est censé convenir au plus grand nombre, dans une perspective humaniste libérale.
L’après Seconde Guerre mondiale est aussi la période qui voit naître sous pression du Conseilnational de la Résistance et du mouvement ouvrier un système de redistribution qui, en quelque sorte, applique à l’échelle de la nation, ce que La Fraternelle avait mis en place localement, avec une grande efficacité, depuis près de cinquante ans : « un plan complet de sécurité sociale visant à assurer, à tous les citoyens, des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ». L’État-providence prolonge par les ordonnances de 1945, les premières lois de protection sociale et crée la Sécurité sociale, laquelle est renforcée par les lois sur les retraites complémentaires (1956 – le gouvernement de Guy Mollet octroie également un troisième semaine de congés payés) et l’assurance chômage (1958). Le modèle coopératif de prévoyance et de secours mutuel porté par La Fraternelle s’en trouve fragilisé dans la mesure où les prestations qu’il propose et font son originalité sont dorénavant largement prises en charge par l’État.
Par ailleurs, l’autre volant du coopérativisme de l’« École de Saint-Claude », à savoir la vente notamment alimentaire, se voit également déstabilisé avec l’arrivée des chaînes de supermarchés qui, par leur système d’achat de marchandises en très grosse quantité, proposent une plus grande variété de produits à des prix très attractifs. En 1956, décision est prise de revenir à des statuts coopératifs plus traditionnels qui prévoient que les bonis n’alimentent plus de caisses sociales mais soient redistribués aux sociétaires viaun système de ristournes. Au mitan des années 1960, La Fraternelle fusionne avec d’autres coopératives régionales (La Fourmi de Cuiseaux, La Famille de Morez, etc.) avec lesquelles elles créent Les Coopérateurs du Jura qui vont alors mettre en œuvre le principe d’une ristourne en marchandises reposant sur des timbres d’achat. Ce retour à des bases coopératives plus classiques ne va d’ailleurs pas aller sans quelque regret chez les sociétaires les plus politisés ainsi que chez celles et ceux qui travaillent à La Fraternelle et qui vivent ce changement comme la fin d’une époque. L’importance par ailleurs prise à l’échelle nationale par l’animation socioculturelle et le champ socio-éducatif notamment liés au développement des grands ensembles et à de nouveaux cadres d’identité collective ne semble pas avoir eu pour effet de repositionner les activités de La Fraternelle, tout comme les logiques d’opposition culturelle dont Joffre Dumazedier estimait qu’elles allaient déboucher sur une démocratisation générale et radicale de toute la société.
Un lent déclin
À Saint-Claude, Mai 1968 ne semble pas avoir été un temps fort de réarmement d’une culture critique populaire, contrairement à ce qui se passe par exemple, non loin, à Besançon, avec notamment les grèves de la Rhodia et un peu partout ailleurs, par l’entremise d’expériences politiques pour partie portées par une rejet des partis et des structures verticales. Les accords de Grenelle conduisent à des améliorations salariales et des conditions de travail. Mais à Saint-Claude, le système mutualiste assurant des droits sociaux plutôt que des rabais sur les prix se voit mis à mal. Cette évolution conduit en 1973 à la dissolution de la Mutuelle de la Maison du Peuple(ses membres adhérent alors à l’Union Mutuelle du Haut Jura). Les Coopérateurs du Jura partent s’installer dans des bâtiments modernes récemment construits à la sortie de la ville et délaissent la Maison du Peuple en cœur de ville, qui prend alors peu à peu des aspects de friche industrielle. Sur le plan des activités culturelles, récréatives et d’éducation, la période initie un déclin régulier de ces dernières – à contretemps de la politique d’État visant à redynamiser la société civile – qui vont finir par disparaître pour déboucher, aussi en 1973, à la dissolution de l’Union des groupes d’agréments de la Maison du Peuple, au moment même où le Parti socialiste issu du congrès d’Épinay met en place un secrétariat national à l’action culturelle et dont le courant autogestionnaire ne cesse de revaloriser le local. Parmi les infrastructures, seul le théâtre se voit, de temps à autre, utilisé et l’activité du cinéma ne cesse de décliner, jusqu’à maintenir un unique rendez-vous hebdomadaire.
Les années 1970 qui, dans le sillage de la dynamique lancée par Mai 1968 avaient notamment porté haut l’idée d’une réorganisation du travail sur les principes de l’autogestion (dont la mobilisation de l’usine LIP à Besançon, est alors emblématique), apparaissent pourtant comme la décennie du déclin progressif de La Fraternelle. À l’instar d’un Michel Rocard qui, en 1972, estimait que l’autogestion était le projet d’une société : « où les hommes soient capables de prendre en main leurs propres affaire, de prendre eux-mêmes les décisions qui concernent leur travail, leur cadre de vie, leur formation, leurs relations et toute leur vie quotidienne » (Rocard, 1979 : 102), mais qui dix ans plus tard jugeait que l’autogestion se résumait finalement à une « déjacobinisation » visant l’autonomie des individus et des collectivités (1985 – inRocard, 1986 : 193), La Fraternelle semble être quelque peu revenue sur ses objectifs socialistes les plus émancipateurs. L’idée d’une coopérative « grand angle » qui ne se limiterait pas à la réorganisation de la production, mais fonctionnerait également comme un processus général de désassujetissement des personnes en différents aspects de leur vie (travail, consommation, culture, loisirs, etc.) semble ne plus (pouvoir) guider ses activités.
La période voit également la perte de vitesse de l’organisation des loisirs de classe par le PCF et la CGT notamment traversés par un « nationalisme culturel » dont ses détracteurs affirment qu’il est un intégrateur idéologique de la classe ouvrière. L’essor des équipements et des industries culturelles rebat sensiblement les cartes des loisirs, du divertissement et de l’éducation populaire. Indéniablement, leur développement permet une fréquentation accrue aux choses de la culture, mais cette démocratisation culturelle vient également relativiser le poids de l’éducation populaire critique dont l’une de ses missions (comblement du manque) se voit largement supplantée par une diffusion des biens culturels maintenant assurée par d’autres canaux et dont une des caractéristiques est d’individualiser la consommation. Si l’intensification de la circulation des contenus culturels n’enlève a priori rien à la mission d’armement critique de l’éducation populaire la plus politique, elle tend toutefois à lui enlever une modalité de recrutement importante qui se voit également amenuisée par les possibilités d’accumulation des connaissances culturelles portées par le milieu scolaire. La diffusion élargie d’une certaine culture de masse, dont une large part s’avère découplée des espaces existentiels de celles et ceux qui en bénéficient vient finalement affaiblir la conception d’une culture résolument populaire, c’est-à-dire critique du sort réservé au peuple et venant nourrir les vies en correspondance avec les manières dont elles se déploient concrètement.
C’est l’idée d’une culture oppositionnelle, contre-hégémonique, entendue comme pratiques de résistance à un ordre social et de construction d’une identité collective allant avec qui en vient in fine à manquer. La culture populaire critique de La Fraternelle ne peut être dissociée des formes collectives d’organisation que celle-ci avait su mettre en place. La révision du cadre organisationnel occasionne des changements dans la production et la nature de la culture oppositionnelle « maison » qui, de moins en moins portée par un vecteur politique de classe cherchant à prendre le contrepied des structures établies, en vient à se dépolitiser elle-même. Pour le dire avec les mots de Gramsci, moins La Fraternelle se fait intellectuel collectif essayant de surmonter les séparations entre culture et existence, culture et travail, culture et politique, etc., et moins elle se met en capacité d’être un outil de conscientisation « où se développe une conception du monde, s’analyse les rapports de classe au sein d’une structure sociale et plus immédiatement les rapports de force dans des situations données, et où s’effectue le passage de la critique à la pratique » (Mattelart, 2015 : 75).
Par ailleurs, l’éducation populaire prend ses distances avec les appareils idéologiques syndicaux, partisans ou d’État et entend développer l’animation socioculturelle saisie comme un ajustement pratique – passant notamment par une professionnalisation accrue – aux évolutions culturelles, politiques et de la conflictualité sociale : les luttes plus identitaires portées par les « nouveaux mouvements sociaux » (féminisme, homosexualité, migration, écologie, etc.) occupent une place non négligeable au sein des politiques du conflit qui n’épousent plus seulement les combats liés à la contradiction capital/travail. Les figures du sujet individuel et de la minorité active tendent à minorer l’importance des collectifs de classe du mouvement ouvrier et s’opposent à une culture contre-hégémonique organisée par le haut, que celle-ci soit politique, syndicale ou étatique. L’éducation populaire reste pour partie perçue comme le front culturel des luttes sociales, mais elle entend se détacher des imaginaires éducatifs passés, considérés comme ne prenant pas assez en compte l’individu et ses singularités expressives. Les attendus de l’éducation critique et intégrale propres au mouvement ouvrier apparaissent comme porteurs de valeurs quelque peu dépassées (e.g.les maoïstes estiment pouvoir créerex nihiloune culture alternative de lutte), devant laisser davantage de place aux exigences d’autonomie individuelle, de créativité, d’expression, etc., lesquelles ne semblent guère compatibles avec le modèle associationniste, intégratif et totalisant de La Fraternelle. Celui-ci s’appuyait sur un vécu social ouvrier partagé et qui facilitait la production d’un sens politique commun, or la période est à la rupture avec l’idée de masses organisées et portée par la nécessité expressiviste de faire de la politique autrement.
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En 1983, La coopérative La Fraternelle s’éteint après plus d’un siècle d’existence pour laisser place à une association de type « loi 1901 » (La fraternelle – avec un « f » minuscule – créée le 22 mai 1984) à laquelle elle transfère la propriété de La Maison du Peuple qui est devenue une coquille vide ; affectation permettant au bâtiment « de conserver la destination qui a toujours été la sienne, à savoir un outil au service de l’éducation populaire, des œuvres sociales et des activités culturelles, artistiques et sportives des habitants de Saint-Claude ». Le Conseil d’administration réunit le 15 décembre 1983 précise que « les Coopérateurs du Jura ne [peuvent] plus assumer la tâchecommencée par la Coopérative La Fraternelle dès le début de ce siècle pour la promotion socio-éducative de l’individu au travers de la gestion de la Maison du Peuple ». Le passage de la coopérative La Fraternelle à l’association La fraternelle se double d’un phénomène de translation convertissant le volontarisme culturel originel articulé à une prise de position radicale remettant en cause l’organisation globale de la société en un souci patrimonial qui en fait vivre le souvenir plutôt qu’il ne l’incarne ; choix qui n’est pas sans conséquence sur la place et le rôle octroyés à la culture dans le processus politique d’émancipation. Cette altération vient résonner avec un certain air du temps – celui du tournant de la rigueur du gouvernement socialiste – qu’Alexia Morvan (2011) considère comme un processus central dans la dépolitisation de l’éducation populaire et qui, dans le cas de La fraternelle, viendra durablement marquer ses activités.
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