Analyse réflexive — L’enquête en sciences sociales comme espace public oppositionnel. De la pratique d’une sociologie critique à vivre — Le cas « Uzeste »

Pour qui s’intéresse aux structures de communication publique et aux champs de production artistiques, médiatiques, scientifiques et, plus largement, culturels, le concept d’espace public semble une évidence, à tout le moins comme notion descriptive, notamment quand ces espaces sociaux sont contextualisés depuis des intérêts de connaissance qui n’en font pas des objets autonomes (culturalisme, médiacentrisme, etc.), mais des éléments d’une totalité sociale et politique dont ils participent[1].Or force est de constater que cet attachement à la notion d’espace public n’a jamais été le nôtre. Celle-ci incite à porter le regard sur la chose démocratique d’une manière qui nous est toujours apparue par trop abstraite, formaliste et normativement orientée dans une direction insatisfaisante. Peut-être à tort, il nous a semblé qu’il y avait toujours un point de vue théorique plus pertinent à épouser, eu égard au type de regard critique que nous cherchons à poser sur la réalité sociale. 

Cet éloignement apparent des problématiques posées en termes d’espace public a d’ailleurs, plus d’une fois, étonné certains de nos collègues qui, pour ce qui les concernait, estimaient, a contrario de nos réserves, ne pas pouvoir faire l’économie du concept (là où, par exemple, au sein de notre travail doctoral, nous préférions le modèle d’analyse des économies de la grandeur), fut-ce par le biais d’un usage opératoire parcimonieux. La découverte plus tardive des travaux critiques de la conception habermassienne s’intéressant plus particulièrement aux « contre-cultures refoulées du Peuple » (Habermas, 1993 : ix) nous a néanmoins rapproché des théorisations de l’espace public qui, plus voisines de nos propres sujets de recherche, examinent, dans le cadre d’un politique lié à la conflictualité sociale, les modalités pratiques de mobilisation tant du consensus que de l’action (Klandermans, Oegema, 1987) et estiment notamment utile de porter attention aux modes de subjectivation qui s’y rattachent. C’est ainsi que certains des écrits de Cornélius Castoriadis, Nancy Fraser ou Oskar Negt nous ont semblé pour le moins précieux, même si, à ce jour, aucune de nos recherches n’a mobilisé centralement ces modèles d’analyse. 

Aussi, quand l’un de nos collègues et ami nous a sollicité afin d’intervenir dans le cadre d’un séminaire sur le thème de l’espace public, nous avons d’abord pensé devoir refuser son offre. La seule légitimité qui semblait éventuellement justifier notre présence au programme de cette proposition pédagogique était liée à notre fréquentation des auteurs mentionnés supra, mais nous n’étions toutefois pas en mesure de mettre en relation cette connaissance livresque avec, à tout le moins, certains de nos travaux empiriques. Or, à la réflexion, il nous a tout de même semblé nous trouver en capacité de répondre à la requête, en maintenant cette nécessité dialectique théorico-empirique. De quelle manière ? En proposant de considérer le travail mené dans le cadre de la sociologie critique à vivre que nous déployons sur le terrain uzestois depuis plusieurs années (Granjon, 2016a ; Granjon, Denouël, 2018 ; 2019), comme une forme de production d’un espace public oppositionnel (le processus d’enquête) à l’intérieur même d’un espace d’expression alternatif (objet de l’enquête). 

Aussi, dans un premier temps, nous souhaiterions, (par trop) rapidement, rappeler les principaux jalons de quelques constructions théoriques qui, sous l’égide du concept d’espace public, mais critiques du modèle habermassien, se sont intéressées aux formes alternatives de l’expression publique et qui, dans leur complémentarité, auraient pu constituer une base théorique pour penser Uzeste. Dans un deuxième temps, nous présenterons hâtivement notre terrain uzestois, ainsi que les principaux attendus de ce que nous qualifions de « sociologie à vivre », lesquels constituent les jalons de notre pratique scientifique ; enfin, nous voudrions nous attarder, depuis une démarche réflexive, sur cinq traits marquants de notre enquête uzestoise dont il nous semble qu’ils peuvent nourrir un début de réflexion s’agissant d’envisager l’enquête en sciences sociales comme espace public oppositionnel.

Espaces publics alternatifs

Nul ne peut contester que le concept d’espace public est d’un emploi particulièrement répandu en sciences sociales au point que d’aucuns ont pu discerner un épuisement de ses usages savants, couplé à des formes de vulgarisation paresseuse ne rendant pas justice à sa complexité (François, Neveu, 1999). La notion a été initialement proposée par Jürgen Habermas, dans un ouvrage éponyme, sous-titré, dans sa prime version, « La transformation structurelle de l’espace public ». Ce livre, publié en 1962, met au jour les formes d’institutionnalisation de la démocratie par la naissance d’un espace public historiquement singulier, bourgeois en l’espèce (bürgerliche öffentlichkeit), ses conditions d’émergence, ses attendus normatifs (éthique de la discussion) et ses évolutions structurelles. Habermas y dresse le portait idéal-typique d’une sphère publique libérale et de la dynamique de production d’une opinion publique issue des Lumières.

Les commentaires, au gré des nouvelles traductions (en français, seulement en 1978), ont été pléthoriques et les reproches adressés au philosophe allemand sont maintenant bien connus (Calhoun, 1992 ; François, Neveu, 1999). Fondamentalement, l’espace public est constitué d’espaces de participation politique où se trouvent débattues et délibérées des affaires d’intérêt commun. Il se compose des différentes sphères publiques étatiques (e.g., hic et nunc, Asssemblée nationale, Sénat, commissions, etc.), mais aussi (surtout) de diverses autres arènes publiques d’expression, extra-gouvernementales – une sphère publique plébéienne : « à côté de la sphère publique bourgeoise hégémonique, reconnaît Habermas, se présentent d’autres sphères publiques sub-culturelles ou particulières aux classes sous des prémisses propres » (1993 : v). Ces espaces publics ont pour principe commun la mise en publicité, c’est-à-dire la mise en visibilité et en débat d’arguments produits par un usage public de la raison de publics forts pour l’un, et de publics faibles pour les autres, « dont les pratiques de délibération consistent exclusivement en la formation d’une opinion et n’englobent pas la prise de décision » (Fraser, 2003 : 129). Dans la préface à la 17e édition allemande de son ouvrage-maître (1990), Habermas concède ainsi l’existence d’une sphère publique foncièrement plurielle, dès sa phase de formation, et dont le modèle hégémonique faussement égalitariste, exclut certains types de population.

De facto, les espaces publics ne sont évidemment pas tous intégratifs de la même manière, tant s’en faut. Ils sont même assez clairement, la plupart du temps, des espaces réservés, indexés à des exigences singulières (de classe, de race, de sexe, de maîtrise des formalismes procéduraux, du langage, de dispositions à s’exprimer – Farge, 1992 – ou à la contention, etc.) qui ne permettent pas à tout un chacun de participer et routinisent par ailleurs leur accès pour les plus/mieux doté.e.s. Autrement dit, la formation de l’espace public est inégalitaire et répond à des normes de domination qui mettent à mal la supposée suspension des hiérarchies statutaires (neutralité) et refoulent l’expression populaire contre-culturelle. Aussi, des espaces publics alternatifs ou autonomes, porteurs de mondes vécus différenciés, se mettent en place pour contrecarrer les logiques censitaires de l’espace public dominant, au plus proche du pouvoir étatique. Nancy Fraser évoque ainsi l’apparition de contre-publics subalternes (féministes, plébéiens – Breaugh, 2007 –, etc.) qui produisent d’autres normes de visibilité et de délibération, et contestent les formes hégémoniques de domination politique qu’institue le modèle libéral de l’espace public, lequel, répétons-le, réserve son usage à celles et (surtout) ceux qui peuvent en honorer les codes et savent par ailleurs en tirer profit au plus près de leurs intérêts privés : « ils constituent des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, ce qui leur permet de fournir leur propre interprétation de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins » (Fraser, 2003 : 119). Nous avons, là, l’idée d’espaces publics (au pluriel) qui façonnent des potentiels de réflexion propres, mais ne sauraient se confondre avec la représentation républicaine d’appropriation privée, allant même à l’encontre de ses institutions, et dénonçant l’espace public libéral comme représentation illusoire de la totalité sociale (Neumann, 2013).

Oskar Negt et Alexander Kluge avancent, pour leur part, l’existence et la nécessité d’espaces publics oppositionnels (gegenöffentlichkeit) qui portent notamment la contestation des pouvoirs en place et se structurent depuis des modalités pratiques de mise en visibilité et de mise en débat qui ne sont pas celles de l’espace public de la Res Publica(abstraction, représentation, etc.). Fondés sur l’action politique populaire, ceux-ci font une place particulière à l’expérience sensible, à la concrétude historique, sans lâcher pour autant les nécessités argumentatives (non épistémocentriques) et, surtout, l’exigence d’une auto-institution politique collective qui, à l’instar des propositions de Cornélius Castoriadis (1975), doit trouver un chemin entre liberté et institutionnalisation, et faire en sorte que l’institué soit toujours en mesure de produire un instituant critique non privé (une « sphère publique/publique »). Les espaces publics oppositionnels ont ainsi pour particularité de produire des formes de subjectivation qui incitent au politique, c’est-à-dire à des raisonnements critiques, des déplacements affectuels et des actions communes autonomes. Autrement dit, lapolitique instituée de l’espace public étatique doit être concrètement déplacé par lepolitique instituant des sphères publiques alternatives, ou par ce que Negt et Kluge nomment des espaces publics prolétariens[2] – à l’instar, en France, des récents mouvements Nuit debout et Gilets jaunes – qui organisent l’expérience commune et dont objectif global est « l’autonomie collective et […] la réalisation de soi dans un processus de production global de la vie matérielle et spirituelle » (Negt, 2007 : 34).

Contrairement aux attendus de Habermas qui estime que la prolifération des sphères publiques conduirait plutôt à un affaiblissement démocratique par fragmentation de l’espace public[3] (au singulier), Negt, Kluge, Fraser ou encore Castoriadis, estiment que la multiplication des contre-publics subalternes et l’archipélisation structurelle de l’espace public sont une des clés de la démocratie, à condition que ces espaces maintiennent une triple exigence de visibilité, d’ouverture à des publics plus larges et d’auto-institution. Si les espaces publics alternatifs sont des lieux de construction des identités sociales et culturelles, ils ne peuvent se contenter d’être des arènes d’autodétermination collectives et ne traiter que d’intérêts privés qui ne seraient, au mieux, que « le point de départ prépolitique de la délibération et doivent être transformés et transcendés au cours du débat » (Fraser, 2003 : 125). Toutefois, le « bien commun », précise Fraser, ne peut se découvrir que chemin faisant et, par conséquent, rien, a priori, ne peut être évacué des possibilités délibératives. C’est là son caractère fondamentalement politique que d’envisager de multiples possibles à la production de textes publics ou cachés s’opposant à d’autres textes publics (Scott, 2008) et, plus fondamentalement, à l’institution/transformation de la société. Les espaces publics oppositionnels instituent la possibilité d’un travail d’auto-altération et donc, pour commencer, d’une réflexivité critique (l’expression de subjectivités rebelles – eigensinn) portant notamment sur le pouvoir institué et sa sphère publique : « La politique est désormais lutte pour la transformation du rapport de la société à ses institutions ; pour l’instauration d’un état de choses dans lequel l’homme social peut et veut regarder les institutions qui règlent sa vie comme ses propres créations collectives, donc peut et veut les transformer chaque fois qu’il en a le besoin et le désir » (Castoriadis, 1972 : 51).

On trouve cette idée particulièrement développée chez Étienne Tassin. Le philosophe affirme que les potentialités d’une politique véritable tiennent notamment à l’émancipation des acteurs de leurs legs/identités sociaux et culturels, des modes de subjectivation identitaire-culturelle au profit de phénomènes de subjectivation politique publique. Aussi insiste-t-il beaucoup sur le caractère commun et processuel de la parole et de l’action conflictuelles, lesquelles ne sauraient se réduire, comme chez Habermas, à l’échange intersubjectif et au débat. Dans une veine arendtienne revisitée, il rappelle que l’agir dans son mode d’existence proprement politique possède trois vertus : « la révélation des acteurs dans et par l’action et la parole ; la mise en relation des acteurs entre eux ; l’institution d’un espace d’apparence ou d’apparition qui se déploie grâce à l’agir-ensemble » (2013 : 28). Et d’ajouter : 

« L’espace public est l’espace requis pour : [a] que des individus agissants naissent à eux-mêmes, produisent qui ils sont, en se défaisant de leur identification réductrice aux appartenances qui déterminent ce qu’ils sont […] ; [b] que se forment des communautés d’acteurs originales et transversales qui recomposent autrement les organisations sociales, définissant qui sont réellement les forces vives de la scène politique […] ; [c] que se déploient les manifestations politiques autant que les agissements des gouvernements, mais il provient et s’entretient des luttes sociales et politiques qui le réinventent à chaque fois » (2013 : 28-29).

L’espace public est en ce sens, l’espace d’accueil du « peuple qui manque » (Deleuze, 1985), un peuple en construction, problématique en tant qu’il n’existe autrement que comme communauté disruptive d’action visant à créer un monde commundont l’une de ses conditions de possibilité est précisément l’existence d’un espace public d’action politique qui ne soit pas domestiqué, offrant la capacité de s’organiser, d’instituer un agir concerté et de se confronter. Pour Tassin, comme pour Castoriadis ou Negt, la question politique primordiale est « Qu’avons-nous à faire (publiquement) ensemble ? », interrogation fondamentale qui se trouve au principe de logiques d’invention d’un commun, de configurations protéiformes d’un peuple qui s’invente chemin faisant,d’élaboration d’espaces d’expression alternatifs ; un commun qui se situe aussi à la fondation du déploiement d’engagements critiques au travers desquels nous pratiquons la recherche en sciences sociales.

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[1]À l’instar de Lucien Goldmann (1971), nous estimons que l’explication dialectique nécessite l’insertion de l’objet étudié dans une structure englobante plus vaste qui lui donne un sens – parmi d’autres possibles (Granjon, 2019a).

[2]« Prolétariens » et non « ouvriers » dans la mesure où les sujets qui composent ces espaces publics « présentent toujours des caractères qui renvoient aux qualités prolétariennes de l’existence : des besoins entravés ou déformés, des souhaits ou des formations imaginaires qui évoquent une autre société » (Negt, 2007 : 222).

[3]Habermas reconnaîtra finalement, répétons-le, la pluralité des sphères publiques et entreprendra partiellement de penser l’articulation (notamment, en s’appuyant sur les travaux de Bernhard Peters – Aubert, 2013) entre ces espaces publics autonomes/informels et les sphères décisionnelles de l’État.