Webinaire – Autour de « Classes populaires et usages de l’informatique connectée » – GIS M@rsouin
Évidemment j’aimerais commencer par remercier le GIS Marsouin pour cette invitation ; invitation qui n’est pas anodine pour ce qui me concerne puisqu’il y a de cela presque 20 ans maintenant, j’ai participé aux premiers pas du GIS et je crois avoir commis si je ne m’abuse le tout premier article pour le Cahiers de recherche Marsouinsorti en janvier 2005, sur un thème que je reprends d’ailleurs dans l’ouvrage dont on va parler aujourd’hui. Donc notre rencontre de ce matin a pour moi le goût d’une madeleine et pas seulement parce que le petit-déjeuner n’est pas loin…
L’invitation n’est pas anodine également parce que la publication de Classes populaires et usages de l’informatique connectéeporte sur un thème sur lequel j’ai certes travaillé durant un temps, mais que j’avais par ailleurs clairement abandonné depuis maintenant une bonne dizaine d’années, et ce pour d’autres intérêts de connaissance qui n’ont pas grand rapport avec ce qui va donc nous occuper ce matin et qui m’ont amené plutôt sur les sentiers des contre-cultures, de l’action collective et de l’éducation populaire critique. Donc sous cet angle c’est également un retour en quelque sortes à des premières amours ; de celles dont, paraît-il, l’on garde toujours souvenir si ce n’est regret.
Par ailleurs, je me dois également de préciser que ce retour aux affaires sur ce que j’ai décidé de plutôt appeler maintenant les « inégalités sociales-numériques », a été largement conditionné par des incitations répétées de collègues qui m’ont de manière insistante, invité à reprendre du service sur ces questions et à proposer un écrit qui serait susceptible de relancer une veine d’analyse critique dont ils estimaient qu’elle n’était pas assez représentée dans le paysage des travaux sur la fracture numérique. Je leur laisse la responsabilité de ce diagnostic, mais je les remercie de m’avoir poursuivi de leurs assiduités parce que les incitations auxquelles j’ai eu la faiblesse de répondre m’ont conduit à produire un ouvrage qui m’a à l’évidence procuré un vrai plaisir, bien que la chose n’ait pas été d’une grande facilité, notamment dans la mesure où la pandémie liée à la Covid-19 est venue heurter à la fois mes plans de recherche et de rédaction.
J’ai donc trouvé que ce retour à des intérêts de connaissance anciens était plutôt agréable dans la mesure où cela a somme toute ressemblé à des retrouvailles avec de vielles connaissances aux sens propre et figuré de l’expression, mais également dans la mesure où le paysage des études conduites dans le domaine a été l’objet de quelques intéressantes découvertes, tout en restant marqué par certaines continuités. Peut-être est-il présentement utile de signaler quelques-uns de ses points de rupture et de stabilité. J’en pointerai trois, pour ne pas être trop long et rester dans des régions qui peuvent résonner avec certaines parties de l’ouvrage.
La première chose qui m’a étonné, c’est clairement le foisonnement, voire l’inflationnisme de la littérature, notamment anglo-saxonne. Le nombre de travaux produits sous le chapeau « digital divide » et autres thèmes similaires est tout à fait considérable et ce foisonnement me semble marqué par deux particularités qui en expliquent pour partie l’existence :
-d’une part, une appropriation du sujet par un ensemble disciplinaire de plus en plus large. On trouve des travaux en sociologie, en psychologie, en sciences politiques, en sciences de l’éducation, en études de genre, en media studies, en géographie, en économie et j’en passe ;
-d’autre part, parmi ces travaux, il y a beaucoup d’études de cas qui portent sur des types d’usagers ou des types de dispositifs techniques particuliers, qui nourrissent donc des attentions spécifiques pour des objets de recherche tout à fait singuliers. Ce qui m’a semblé remarquable, c’est que cette abondance difficilement maîtrisable – on pourrait véritablement passer sa vie à lire ce qui sort – a donné lieu à un double mouvement :
-en premier lieu, à une spécialisation chez certains chercheurs qui semblent ne plus travailler que sur des aspects très particuliers de l’appropriation du numérique, mais aussi à plusieurs tentatives de synthèse de ces travaux forts variés, synthèses que j’ai lues comme des essais pour remettre un peu d’ordre dans toute cette abondance : l’une et l’autre de ces dynamiques donnant lieu à l’émergence de quelques figures tutélaires très présentes éditorialement. Je pense par exemple à des chercheurs comme Massimo Ragnedda, Jan van Dijk ou Alexander van Deursen pour ne citer qu’eux.
Le deuxième point remarquable tient au fait que la littérature dédiée se distribue sur des travaux qui pour une bonne part sont foncièrement descriptifs, notamment quand ils s’appuient sur des données statistiques. Celle-ci se distribue également sur un nombre non négligeables de recherches qui sont portées par de véritables problématiques qui empruntent donc à des cadres théoriques très divers, mais au sein desquelles on peut aussi repérer des pôles-attracteurs qui ont de commun non pas seulement de s’intéresser à des types de fait désignés comme relevant de phénomènes identiques (par exemple l’e-exclusion, la digital litteracy ou autres), mais de faire fond sur des dispositifs conceptuels communs. Par exemple la sociologie de la domination d’obédience bourdieusienne est étonnamment mobilisée, assez souvent d’ailleurs dans des interprétations qui mériteraient quelque discussion un peu serrée. Je dis « étonnamment » parce que s’il y a bien en France – et bien à tort – une perspective théorique qui n’est guère mobilisée pour penser les usages du numérique, c’est bien la perspective bourdieusienne, alors qu’elle offre me semble-t-il des ressources pour le moins intéressantes, notamment parce qu’elle permet de penser les inégalités.
Et c’est là mon troisième point d’attention si ce n’est de surprise. Dans la logique de ce que je viens de pointer il se trouve que, contre toute attente et assez paradoxalement, le thème des inégalités sociales est clairement sous-problématisé au sein du champ de recherche qui s’attache à penser les différentes formes de fracture numérique. Comme vous le savez, la littérature dédiée tend au fur et à mesure des années à conceptualiser de nouvelles « fractures », de premier, de deuxième, de troisième, de quatrième niveau, dans une logique un rien évolutionniste, logique qui a toutefois pour elle, je crois, de s’intéresser à des situations qui tendent, non sans mal, à être de plus en plus appréhendées à distance d’un certain technocentrisme.
Car force est de constater que la tendance subreptice des recherches sur les fractures numériques est de rester, à l’insu du plein gré de ceux qui les mènent, dans le giron de perspectives qui voient dans le numérique une dimension ontologique qui aurait finalement, au sein des sociétés capitalistes avancées, comme une sorte d’autonomie par rapport aux dimensions sociales et historiques. Comme si le numérique n’était pas d’abord l’expression dans le domaine technologique de dynamiques sociales, politiques, économiques, culturelles et ce à différents niveaux d’échelle, que cela concerne les sujets sociaux, les dispositifs techniques ou les institutions (c’est notamment pour cette raison que je propose le syntagme d’inégalités sociales/tiret/numériques, pour rappeler le caractère fondamentalement social du numérique). Il y a là, je crois, quelque chose d’intéressant à creuser sous l’angle de l’idéologie car c’est un travers finalement assez classique, maintes fois dénoncé, mais qui étonnamment perdure, sans aucun doute parce que la naturalisation-essentialisation de certains phénomènes constitue précisément une ressource fort utile permettant d’euphémiser les rapports de domination et de pouvoir qu’ils charrient avec eux et dont l’efficacité tient pour partie à ce qu’ils ne sont pas connus et reconnus pour ce qu’ils sont.
Donc à partir de ces constats et aussi de quelques autres, j’ai essayé de construire un livre dont l’objectif premier est sans doute d’essayer de donner envie de travailler ces questions qui nous rassemblent ce matin depuis une perspective plus critique qui précisément ne ferait pas abstraction des phénomènes de domination et même plus encore, leur donnerait une primauté depuis une axiologie assumée qui, pour ma part, se réclame d’un matérialisme critique.
On aura évidemment l’occasion de revenir plus précisément sur la proposition que je fais donc je ne développe pas dans l’immédiat. En revanche, je voudrais préciser que du coup, au regard de cet objectif visant finalement à décaler la vue et donc le point de vue à partir duquel il me semble intéressant d’appréhender les inégalités sociales-numériques, j’ai essayé de composer un ouvrage mixant plusieurs choses :
-d’une part une explicitation théorique de la manière dont j’envisage pour ma part d’aborder aujourd’hui les usages du numérique ;
-d’autre part, une application de ce cadre à certains terrains, à la fois anciens et nouveaux, mixant même parfois de l’ancien et du nouveau ;
-mais aussi, à partir de ce cadre, de discuter certains des thèmes parmi les plus abordés dans la littérature dédiée comme l’e-exclusion, l’illectronisme, le non-usage, l’abandonnisme, la gestion de la privacy, la pratique des réseaux sociaux numériques, les inégalités algorithmiques ;
-Enfin, il s’est aussi agi de s’intéresser avec une plus ou moins grande attention – il faut bien le reconnaître –, à certains groupes sociaux encore peu enquêtés : fraction diplômée des classes populaires, médiateurs numériques, travailleurs sociaux, Gilets jaunes.
Cette pérégrination dans les pratiques populaires de l’informatique connectée m’a par ailleurs permis d’ouvrir un ensemble de réflexions connexes portant, par exemple, sur la notion de capital numérique, sur les processus de dématérialisation des services publics, sur le confusionnisme ou encore sur la place des émotions dans les mobilisations en ligne, autant de thèmes qui m’ont notamment fait découvrir des travaux très intéressants, pour une large partie francophones, et qui m’ont donné finalement envie de réinvestir plus avant ces questions depuis une double exigence qui constitue la condition à laquelle j’envisage ce possible réinvestissement :
-d’une part d’insérer ces éventuels futurs travaux dans une dynamique collective. Je trouve en effet que la recherche universitaire s’est incroyablement individualisée et qu’elle s’en trouve largement affaiblie. Chacun y va de sa marotte personnelle laquelle a tendance à se confondre avec un narcissisme des petites différences ;
-d’autre part, de porter attention à différents types de phénomènes comme la dématérialisation des administrations, la plateformisation des services publics et tout particulièrement du travail social, mais aussi le champ professionnel de la médiation numérique ou encore le scepticisme numérique et ses mobilisations. Autant de terrains que j’aimerais traiter sous un angle commun qui devrait sans doute entretenir un lien étroit avec la question des formes émergentes de contrôle social.