Tribune – Macron, les jeunes et le numérique
La conférence de presse d’Emmanuel Macron du 16 janvier 2024 a été l’occasion, pour le président de la République, d’annoncer un train de mesures concernant la jeunesse et le milieu scolaire. Les annonces visant à un « réarmement civique » de la République et concernant plus particulièrement l’école et ses usagers sont pour le moins larges : le théâtre comme « passage obligé au collège », une place plus importante donnée à l’histoire de l’art, la généralisation des cérémonies de remise des diplômes en guise de « rite républicain d’unité », la refonte et l’extension des programmes d’« instruction civique », l’expérimentation de la « tenue unique », la généralisation du service national universel pour élèves des classes de seconde, une refonte complète du système de formation des maîtres, etc. Ces déclarations ont donné lieu à de nombreux commentaires sévères émanant des professionnels de l’éducation quant à leur utilité et leur mise en pratique. Parmi ces mesures, il en est une qui concerne plus spécifiquement les usages des écrans par les mineurs.
Un groupe d’experts composé de dix personnes a été constitué afin, selon les termes de son co-président reprenant ceux d’Emmanuel Macron – le spécialiste en addictologie Amine Benyamina –, de « dégager un consensus » quant aux effets des écrans sur la santé des enfants et des adolescents. Il s’agit de faire des propositions réalistes, compatibles avec les cadres juridiques, fondées sur les données de la médecine factuelle et celles des travaux en psychiatrie et psychologie. Réunie pour la première fois le 10 janvier, cette commission a en effet pour objectif d’émettre un avis sur les dispositifs de contrôle parental (l’obligation d’en équiper les terminaux numériques mis sur le marché français ne prendra pourtant effet qu’en juillet 2024), de proposer un système de régulation des usages des écrans et de recommander des outils pouvant convenir aux différents âges de la jeunesse. Le président de la République a évoqué la nécessité de « déterminer le bon usage des écrans », celle de « restrictions », voire d’« interdictions », mais sans plus de précisions pour le moment.
On comprend qu’il va falloir attendre les recommandations de ces experts désignés (attendus fin mars), pour en savoir davantage, mais on peut d’ores et déjà s’étonner de la manière dont est posé le problème. À l’instar de l’essentiel des autres « réformes » envisagées, l’intérêt pour les usages du numérique des plus jeunes n’est pas vraiment une nouveauté, tout comme le prisme par lequel il se voit une nouvelle fois traité, fleurtant avec la panique morale (« il en va de l’avenir de nos sociétés et de nos démocraties à l’école »). Brandir le péril d’une crétinisation générale par le numérique ou d’une « génération de complotistes » relève pourtant, au mieux, de la mauvaise fable et, au pire, de la désinformation. Si l’usage déraisonnable et étendu des technologies numériques d’information et de communication (TNIC) peut relever d’un problème de santé publique (perte de contrôle, surcharge attentionnelle, troubles du sommeil ou du langage, etc.), le prisme de lecture préférentiel de l’addiction et du trouble tend à ne considérer la pratique des TNIC que du côté des dommages physiques, mentaux et environnementaux. Sans minimiser l’existence de phénomènes pathologiques, on peut s’interroger sur la primauté d’une telle focale médicale.
Contrairement aux propos tenus par le président de la République, ce groupe d’experts censé être composé des « meilleurs scientifiques » ne compte aucun chercheur en sciences sociales. Ce manque est surprenant si l’on prend au sérieux la déclaration d’Emmanuel Macron quant à « l’avenir des enfants de la République [qui] reste encore trop déterminé par l’inégalité de départ, la pire des injustices ». Il l’est également quand on sait que les sociologues ont produit nombre de travaux sur les usages des TNIC (entre autres chez les jeunes) dont les résultats permettent de penser les pratiques juvéniles du numérique autrement qu’à la seule aune de la menace et du risque. La présence de sociologues dans cette commission aurait également permis de se prémunir des perspectives fonctionnalistes pensant l’existence d’effets ou d’« impacts » plus ou moins directs de la technique sur les personnes : la radicalisation conduisant au terrorisme ou les émeutes urbaines sont-elles vraiment une conséquence de l’usage des TNIC ? On en doute. Certes, il est de bon ton de reconnaître le rôle des environnements s’agissant du rôle des comorbidités dans les pathologies et de celui des facteurs sociaux dans les formes d’appropriation des TNIC, mais reste que la tonalité générale est tout de même plutôt à l’oubli des conditions sociales des usagers. Les prendre en considération conduit par exemple, pourtant, à déconstruire la corrélation entre le temps d’écran consommé par les enfants et leur développement cognitif, d’envisager la diversité des habiletés et compétences déployées, de prendre conscience du rôle que jouent les réseaux sociaux dans la sociabilité des adolescents, etc. Par ailleurs, le contexte d’usage ne saurait être simplement ramené à la famille et les pratiques juvéniles numériques dépendre des seuls cadres parentaux.
Moins on s’intéresse aux conditions sociales, économiques et culturelles de déploiement des usages et plus on a tendance à oublier que les problèmes posés par l’usage des objets techniques sont d’abord des problèmes sociaux. À cet égard, la différenciation des usages des outils numériques selon les âges ne peut être qu’une réponse réductrice. Cela conduit également à considérer que les solutions à apporter à ces problèmes doivent être d’ordre technique (« Partir d’une doctrine pour proposer des outils ») et/ou ressembler à un « mode d’emploi » applicable par toutes et tous de la même manière. Ce penchant simplificateur et techno-solutionniste ne sera-t-il pas, par ailleurs, renforcé par la présence, dans cette commission, d’experts proches du secteur des EdTech (filière des entreprises et startups spécialisées dans les innovations technologiques liées à l’éducation) ? Quand Marie-Caroline Missir, experte désignée en tant que directrice générale du réseau de formation des enseignants Canopé – elle était auparavant directrice du développement de digiSchool Group – déclare qu’il manque un « accélérateur pédagogique permettant aux entreprises de tester leurs solutions », on se demande qui est au service de qui ? Cultiver la mise en mouvement et faire vivre la logique du « en même temps », en ce domaine comme en d’autres : voilà peut-être ce à quoi servira en premier lieu cette commission d’experts.