Séminaire ETLV – Penser l’extrême droitisation en cours : pour une théorie politique critique – Philippe Corcuff

15 mars 2022 – 12h-15h – amphi MR002 – Maison de la recherche – Université Paris 8

Nous avons aujourd’hui le plaisir de recevoir Philippe Corcuff que je tiens à remercier chaleureusement d’avoir accepté notre invitation. Pour ce qui est de son identité académique, Philippe Corcuff est sociologue, politiste et philosophe, maître de conférences HDR en science politique à l’IEP de Lyon et membre du CERLIS, laboratoire de l’Université Paris Descartes.

Mais outre ses activités académiques, Philippe a également investi, à un moment ou à un autre, d’autres espaces de production symbolique : la chronique de presse à Charlie Hebdo ; la scénarisation avec Dominique Cabrera pour le film Nadia et les hippopotames ; le billet de blog au sein du Club de Mediapart. Ses engagements de committed scholar l’ont aussi amené à créer et animer des universités populaires à Lyon et à Nîmes ; à diriger des revues et des collections ; à participer à divers partis politiques dont la Fédération anarchiste qu’il a toutefois récemment quittée, et à prendre part à différents intellectuels collectifs comme ATTAC ou Grand Angle Libertaire.

Philippe a publié plus d’une trentaine d’ouvrages à ce jour, en nom propre ou en collaboration et une multitude d’articles. Une des spécificités de la production de Philippe est de combiner des travaux théoriques fouillés au sein desquels il déploie des réflexions complexes, sociologiques, politiques et philosophiques, productions qui côtoient des travaux de synthèse et de vulgarisation particulièrement clairs, mais aussi des livres d’intervention plus personnels, plus musclés et incisifs, voire polémiques. 

Citons quelques titres : La Société de verre. Pour une éthique de la fragilité ; La Question individualiste. Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon ; Nouveaux défis pour la gauche radicale ; Où est passée la critique sociale ?. Plus récemment, Philippe nous a livré une somme de quasi 700 pages intitulée La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, ouvrage publié fin 2020 chez Textuel dans la collection « Petite encyclopédie critique ».

Nous nous sommes mis d’accord avec Philippe pour que son intervention porte  sur certaines parties seulement de cet opus magnum, mais j’aimerais toutefois, au préalable, dire deux mots de ce gros livre rouge que j’estime être une contribution importante à la critique contemporaine.

En premier lieu, je voudrais dire que cet ouvrage, comme tous les livres que Philippe publie a pour caractéristique d’être la surface d’inscription de ce qui me semble devoir être présenté comme des qualités remarquables et récurrentes dans son œuvre, à savoir une probité intellectuelle et une pensée critique sans concession qui attisent la disputatio et égratignent sans trop d’hésitation quand il le faut – y compris les amis – ; qualités qui sont également des ressources pour la mise en œuvre d’une réflexivité qui l’invite à se regarder faire et à reconnaître ses contradictions, ses erreurs et ses faiblesses. Sous cet angle, La Grande confusion est un ouvrage politiquement et académiquement courageux, qui prend finalement pas mal de risques – notamment celui d’être aussi taxé de confusionniste ou de faire de son auteur une sorte d’inglourious basterd voyant des rouges-bruns partout et scalpant à la voléeMais, La Grande confusion témoigne aussi d’un courage plus personnel, puisqu’il met au jour des impasses, des impensés et des aveuglements partiels ponctuant le parcours biographique singulier de son auteur.

Outre ces aspects, de quoi traite plus globalement la Grande confusion ? Du trouble, non pas dans le genre, mais dans le politique ; un égarement qui caractérise un certain air du temps et qui finalement viendrait à fleureter avec des idéologies et des culturèmes d’extrême droite, autour d’un triptyque fâcheux qui convoquerait trois dynamiques particulières : le confusionnisme, l’ultraconservatisme et l’identitarisme. Chacune de ces logiques peut emprunter des couleurs diverses mais, surtout, elles se caractérisent par leur compatibilité et elles se rencontrent dans des configurations qui empruntent tour à tour à la xénophobie, à l’islamophobie, à l’antisémitisme, au sexisme, à l’homophobie, aux nationalismes, au complotisme, à la critique du politiquement correct. Dans leurs intersections réactionnaires, ces logiques tendent à former un socle idéologique ayant de plus en plus de consistance et d’effets concrets ; socle dont il est rappelé – c’est un point important – qu’il n’est pas sans lien avec celui de l’idéologie néo-libérale, mais ne saurait s’y résumer. 

Ces formations discursives, notion que Philippe emprunte à Michel Foucault et à son Archéologie du savoir, tendent donc à valoriser la nation, l’identité-monade, l’homogène, la cohérence, le figement, et ce, au détriment de l’altérité, de la différence, du pluralisme, de la contradiction, du mouvement. La thèse centrale de La Grande confusion est que ces formations discursives, seules ou combinées, tendent à phagocyter les espaces publics dominants, mais traversent aussi certains espaces publics oppositionnels. Elles se déclinent dans des formes de subjectivation politique problématiques que l’on retrouve certes à droite, mais aussi à gauche, par exemple au sein des sphères qui se définissent avant tout comme républicaines et laïques ; mais pas seulement, puisque la gauche dite « radicale » n’est pas épargnée par certaines de ces dérives. 

Je vais évidemment très vite et les analyses que propose Philippe de ces phénomènes sont tout à fait fines et documentées, car force est de constater que les formes de dyslexie politique sont hélas de plus en plus répandues : à l’ambidextrie du ni « malàdroite » ni gauche s’ajoute donc un autre trouble « dyspolitique » qui consiste à avoir quelque difficulté à distinguer sa gauche et de son extrême droite.

La conférence que Philippe s’apprête à nous livrer est portée par la volonté de proposer une manière critique de penser cette grande confusion qui tend à faire système. Cette manière permettrait, par un travail du négatif ciblé, mais aussi en prêtant attention aux expériences émancipatrices, d’apporter des réponses théoriques articulées à une praxis permettant de se prémunir de l’extrême-droitisation, mais aussi de lutter pied à pied contre celle-ci et sa présence dans les espaces et les débats publics. Pour relancer une critique sociale ne lâchant rien de la nécessité d’une émancipation radicale individuelle et collective, une critique sociale faisant par ailleurs une place aux identités plurielles et accueillantes, la Grande confusion doit être effectivement défaite et le travail de Philippe y contribue à l’évidence.

Affiche

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