Projection-débat — La Spirale – Armand Mattelart

 

UNIVERSITÉ PARIS 8 – 13 novembre 2014 – amphi X

INTRODUCTION FG : Nous nous retrouvons donc aujourd’hui pour assister à la projection du film-documentaire La Spirale, coréalisé par Armand Mattelart, Jacqueline Meppiel et Valérie Mayoux en collaboration avec Chris Marker en 1974 et 1975.

Alors vous connaissez très certainement Armand Mattelart pour l’avoir lu, sans doute moins pour l’avoir visionné, et ce pour une raison très simple, c’est que les occasions de projection de La Spirale sont effectivement plutôt rares. Le film n’est à ce jour toujours pas distribué en DVD et lors de sa sortie en 1976, il n’a bénéficié en France que d’une distribution relativement modeste dans le circuit des cinémas d’art et d’essais et n’a par exemple pas été diffusé à la télévision publique, malgré qu’il ait été notamment sélectionné au festival de Cannes dans la catégorie « Perspectives ».

La Spirale a été produit par Jacques Perrin, la musique a été composée par Jean-Claude Eloy, François Perrier et Med Hondo ont assuré les voix off et le peintre-illustrateur Jean-Michel Folon a réalisée l’affiche, mais aussi les personnages et le décor d’un jeu de simulation nommé Politica, qui comme vous allez pouvoir le constater dans quelques instants va être d’une grande importance pour le propos du film, mais également pour sa narration.

Comme vous le savez, l’objet de La Spirale est de montrer la manière dont les droites chiliennes et notamment la lutte idéologique à laquelle elles se sont livrées avant même l’arrivée de Salvador Allende au pouvoir en septembre 1970, ont permis, avec l’aide de quelques entreprises nationales de presse, d’entreprises transnationales de communication et des États-Unis, de bafouer le processus démocratique chilien et de mettre à mal le gouvernement socialiste de l’Unité Populaire au profit d’Augusto Pinochet via le coup d’État du 11 septembre 1973, lequel allait plonger le Chili dans une sinistre dictature.

L’une des principales originalités de La Spirale est donc certainement de s’intéresser à la période de l’Unité populaire, mais en faisant le détour par les stratégies mises en œuvre par les droites chiliennes autour de la construction d’une ligne de masse, d’un front uni de la réaction, et de montrer précisément, au travers de ce choix, les faiblesses d’une Unité populaire dont on peut penser, non sans raison, qu’elle s’est montrée moins prompte à appliquer certains éléments de la théorie révolutionnaire de la lutte idéologique que la bourgeoisie chilienne elle-même.

La Spirale est un document précieux au regard de cette originalité qui le démarque des autres films ayant pour objet la période de l’Unité populaire. Il est également d’un grand intérêt parce qu’il insiste sur une dimension tout à fait centrale mais fort peu traitée, à savoir l’obsession qui naît dans les années 70 au sein de l’administration Nixon, de la CIA, des think tanks conservateurs et des grandes entreprises transnationales comme IBM ou ITT, pour le combat contre-insurrectionnel et la lutte contre le terrorisme qui sont alors les noms donnés par ces diverses institutions aux opposants à la mondialisation du capital, à l’extension des formes occidentales d’exploitation et tout particulièrement à l’interventionnisme et à l’hégémonie économique et culturelle nord-américaine.

Le Chili de l’Unité populaire a ainsi été le premier laboratoire des enjeux géopolitiques de la globalisation et de ses réseaux. Il a en quelque sorte servi de test grandeur nature, à des stratégies globales à la fois économiques, idéologiques, politiques, et de renseignement dont l’objectif était de détruire pratiquement les processus de transition vers des sociétés plus démocratiques, notamment socialistes. Les interventions impérialistes des États-Unis dans le cône Sud, celles de la France en Afrique ou plus récemment celles des coalitions internationales à géométrie variable n’est finalement pas sans rapport avec cette expérience chilienne, mêlant des stratégies « soft » de contrôle social des opinions et des esprits via l’usage de certains médias, de certaines agences de presse ou de publicité, et des interventions armées plus directement funèbres, dont le coup d’État de Pinochet n’est évidemment qu’un cas extrême.

Au moment de ce coup d’État, Armand Mattelart vit et travaille au Chili depuis 11 ans. D’abord en tant que démographe, compétences qu’il va mobiliser dans le cadre de l’institut de formation et de recherche sur la réforme agraire, où il va conduire ses premières recherches sur la production idéologique des médias en lien avec les politiques d’État et leur contestation. Ces travaux séminaux seront ensuite poursuivis pendant la période où l’Unité populaire sera au pouvoir et mettront notamment à jour la manière dont le journal El Mercurio va devenir à la fois un instrument collectif de propagande, d’agitation et d’organisation de l’opposition chilienne, ou si l’on préfère le vocabulaire gramscien, comment cet organe de presse va devenir un intellectuel collectif jouant un rôle central dans l’unification et la mobilisation de différents groupes sociaux contre le gouvernement Allende : à un niveau national, l’opposition politique libérale évidemment, les organisations patronales, les groupes corporatistes, les paysans, certains secteurs transclasses de la société civile comme les étudiants et les « mères de famille », mais aussi, à un niveau international, des acteurs économiques et étatiques de grande puissance.

La Spirale est donc l’expression cinématographique d’un travail de recherche plus vaste, dont des volets complémentaires ont notamment porté sur la production alternative d’information et les conditions de possibilité d’émergence de cultures populaires en contexte révolutionnaire. Les très nombreux articles et ouvrages d’Armand Mattelart publiés durant les années 70, jusqu’au mitan des années 80 témoignent de cet intérêt de connaissance dialectique dont une des plus belles illiustrations est sans doute l’anthologie en deux volumes coéditée avec Seth Siegelaub : Communication and Class Struggle. Ces divers travaux, dont beaucoup restent à ce jour inédits en français, vous pourrez très bientôt les retrouver dans une autre anthologie, en trois volumes cette fois, que nous publierons dans les mois qui viennent, au sein d’une nouvelle collection aux Presses des mines qui va s’intituler « MatérialismeS », au pluriel, et qui devrait également accueillir, en 2015, un certain nombre d’autres titres sur le thème de la communication, de la culture et des approches critiques et matérialistes.

Armand Mattelart sera expulsé du Chili en octobre 1973 et poursuivra alors sa carrière d’enseignant-chercheur en France. Pour ce qui est des périodes les plus longues : à l’université Rennes 2, puis à l’Université Paris 8, au sein de l’UFR Culture et communication, pour laquelle il a notamment fondé le Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (le CEMTI), équipe d’accueil de l’école doctorale sciences sociales qui reste aujourd’hui notre laboratoire.

Armand Mattelart est actuellement professeur émérite de l’université Paris 8 et il nous fait l’amitié d’être aujourd’hui parmi nous. Nous tenons bien évidemment à le remercier très chaleureusement d’avoir accepté notre invitation.

La projection sera donc suivie d’une session de discussion où vous pourrez bien évidemment lui adresser l’ensemble des questions qui n’auront pas manqué de surgir lors du visionnage de La Spirale. Autre bonne surprise, cette session de discussion sera animée par notre collègue québécois, chercheur associé du CEMTI et néanmoins ami, Michel Sénécal, qui a accepté d’avancer son voyage en Europe de quelques jours et au surplus de faire un détour par la France pour être spécialement ce jour avec nous et participer à cet événement. Il va sans dire que nous le remercions également tout aussi chaleureusement.

Il ne me reste donc plus qu’à vous souhaiter une bonne séance de visionnage et on se retrouve donc dans un petit peu plus de deux heures pour discuter avec Armand Mattelart et Michel Sénécal.