Poïélitiques d’UZ — Séminaire Modélisation des savoirs musicaux relevant de l’oralité

Paris, EHESS, 7 juin 2017

 Bonjour à toutes et à tous, j’aimerais bien évidemment commencer ce séminaire en vous remerciant pour cette invitation dont je vais profiter pour développer quelques éléments de réflexion autour de la notion de « poïélitique », qui sont liés à un terrain d’enquête que j’ai commencé en octobre 2015 à Uzeste.

J’ai fait le pari que Marc vous avez acculturé à Uzeste et à la musique qui s’y joue depuis, aussi, je ne vais pas revenir sur l’histoire d’Uzeste Musical ou de la Compagnie Lubat, ni même développé une analyse musicologique de la production sonore uzestoise – on pourra toutefois revenir sur certains de ces aspects si vous le souhaitez –, mais je vais plutôt tenté de vous livrer et de soumettre à votre sagacité un ensemble d’éclairages sur ce qui se passe à Uzeste en tant que lieu où se déploie ce qui nous semble pouvoir être décrit comme un lieu où l’on essaie de produire des sujets individuels et collectifs critiques.

Avant de rentrer dans le vif de ce que je vous propose de présenter et de discuter, je souhaiterais effectuer un petit détour d’ordre épistémologique qui me permettra de préciser d’où je parle.

Mon implication à Uzeste, en tant que chercheurs en sciences sociales, tient donc, comme je viens de vous le dire, à l’intérêt que je porte à saisir ce travail de production critique permanent dont l’objet est de faire émerger des résistances populaires qui pèsent et agissent au quotidien. Il s’agit alors de considérer l’invention de cette ruralité critique (au sens d’examiner et, dans le même mouvement, de reconnaître sa valeur) où se mêlent, contre toute attente, des formes de mobilisation à la fois théoriques, sensibles et politiques. Pour ce faire, j’ai décidé d’aller aux choses mêmes, de « partir des faits les plus têtus », d’être au plus près des pratiques et des subjectivités uzestoises en résistance, lesquelles tentent donc d’ouvrir des espaces d’autonomie à celles et ceux qui s’y osent et tentent de s’y réaliser.

Le type de travail scientifique que je tente de mettre en œuvre à Uzeste tient ainsi à la nécessité d’établir des liens entre les aspects les plus individuels/micro du social – les histoires faites corps, les épreuves personnelles de milieu – et les déterminations sociales les plus collectives/macro – les histoires faites choses, les enjeux collectifs de structure sociale (Bourdieu, 1982 ; Élias, 1991 ; 2009 ; Wright Mills, 1971).

Mon programme général d’enquête consiste donc à considérer la manière dont la critique vient aux sujets sociaux. Il s’agit d’envisager la genèse de leurs dispositions oppositionnelles, leur diversité, les manières dont elles se couplent, dont elles produisent des changements dans l’ordre intérieur des corps et dont elles révisent les structures de sensibilité ajustées à l’ordre social. Mais je souhaite également appréhender la façon dont ces dispositions critiques produisent des changements dans l’ordre extérieur des choses, contre la production de vies faillies étrangères à elles-mêmes. Il s’agit donc de prendre au sérieux ce substrat social et culturel qui à Uzeste semble propice à l’éclosion de points de résistance qui, avant même de pouvoir être des projets de portée collective, sont d’abord des processus de subjectivation critique et des subjectivités à l’œuvre qui en sont les précipités. Ces processus trouvent en effet souvent à s’actualiser, dans un premier temps, en des initiatives personnelles, modestes, fragiles, d’opposition et d’autoréalisation, par délestage progressif d’une subjectivité largement imposée. Sensibles à ce que Lucien Sève appelle la « circularité dialectique de l’histoire sociale et de la biographie personnelle » (Sève, 2012 : 164) mon attention s’est ainsi portée sur la manière dont ces Uzestois critiques sont pris entre forces oppressives arasantes et élans émancipateurs.

Uzeste, en tant qu’espace critique, invite me semble-t-il les sciences sociales à ne pas en rester à un diagnostic du présent qui insisterait essentiellement sur la prégnance des formes de domination et d’oppression (une condition malheureuse obligée qu’il faudrait déplorer), mais convie les sciences sociales à ce qu’elles traitent avec une égale attention, les expériences positives qui tentent concrètement de s’y opposer. Aussi est-il important de rendre compte de ces mouvements de formation du sujet social, de transformation de son rapport au monde, et dont, en l’espèce, l’originalité tient à la combinaison de politiques de la pensée, du sensible et de l’action, c’est-à-dire relève d’une union de pratiques qui, chacune à sa manière, désévidencialise en opérant des variations imaginaires de perspectives (Lahire, 2016 : 95) – j’y reviendrai plus longuement tout à l’heure. Documenter précisément cette ténacité oppositionnelle et les arts de la contradiction dont elle se nourrit, c’est, je crois, rendre cette critique possiblement désirable à d’autres – bien au-delà d’UZ –, mettre à jour ses ressorts, obstacles, potentiels et donner, en même temps, quelque ressource réflexive à celles et ceux qui l’ont d’ores et déjà intégrée à leurs manières d’être au monde.

Autrement dit, à Uzeste, il s’avère possible de « sortir sa science ». Depuis la perspective critique qui est la mienne, le métier de sociologue tient précisément en la possibilité de « sortir la science » de sa zone de confort académique, de quitter l’entre-soi universitaire pour aller fréquenter d’autres territoires, d’autres espaces sociaux, afin de les questionner sans complaisance ; non pas depuis une hauteur de vue particulière qui leur feraient jouer le rôle d’un juge qui dirait le sens en lieu et place des sujets concernés, mais plutôt en s’engageant en « leur compagnie ». Il s’agit là de faire science en relation étroite avec les luttes pratiques qu’ils mènent, mais sans rien abandonner de ce qu’elles sont elles-mêmes : des pratiques savantes et politiques ayant des manières de penser, de faire et de dire singulières qu’il ne s’agit de délester d’aucun impératif scientifique.

Aussi, ma « collabor’action » avec Uzeste a en quelque sorte pris la forme d’une Relation au sens où l’entend Édouard Glissant, c’est-à-dire une forme singulière de créolisation où les prenant-parts se changent en échangeant, dans la construction d’un inédit qui permet de s’interfacer à l’autre sans pour autant que chacun perde son originalité dans cet échange. De fait, mon engagement à Uzeste se trouve, comme le suggère Bernard Lubat, au principe d’« accointances coupables » qui se soldent par des changements « de part et d’autre » dans le cadre d’une sorte de processus d’éducation mutuelle (Appadurai, 2002).

Du côté d’UZ, le travail d’enquête en tant que tel (entretiens, récits de vie et observations), couplé à des formes variées de restitution partielle de résultats (discussions, ouvrages, conférences, etc.) a permis que s’élaborent et se renforcent des régimes de réflexivité offrant la possibilité aux Uzestois de se penser depuis des points de vue singuliers. Les relations de confiance, d’amitié et de fraternité qui sont nées de nos séjours répétés et de notre engagement au sein de la communauté villageoise ont parfois été à l’origine de prises de conscience, puis d’un intérêt consécutif à se mettre en capacité de penser et dire autrement le monde. Réfléchir diversement à l’aide de ressources étayées par des appareils théoriques ignorés jusqu’alors, agrée une puissance descriptive et interprétative nouvelle et déplace la saisie des réalités et des problèmes sociaux desquels les Uzestois participent, en leur en donnant d’autres moyens pour comprendre ce qu’ils investissent de leur histoire sociale dans leur manière d’être, de faire et de vivre.

De mon côté, l’enquête que j’ai initiée en octobre 2015 a d’ores et déjà eu quelque incidence notoire, en termes de rapport au terrain (entre observation participante et participation observante), d’ouverture à d’autres ressources disciplinaires, conceptuelles et énonciatives mobilisées par les Uzestois (études littéraires, poésie, philosophie, essais), ou encore de déplacement quant aux manières de restituer les connaissances produites via des canaux jusqu’alors peu usités (ateliers, pièces de théâtre, école d’été, etc.). En travaillant sur Uzeste, il n’a donc pas été possible de faire l’économie d’avoir à réfléchir avec les Uzestois, mais également pour ces derniers (ce qui ne veut pas dire à leur place), certains tout du moins.

Conduire une recherche de ce type, revient donc à accepter d’avoir à prendre (sa) part et de prendre la responsabilité de s’associer à la praxis de celles et ceux que l’on interroge et que l’on reconnaît comme des sujets pensants et agissants. Cette sociologie à vivre – Erik Olin Wright parlerait sans doute de « science sociale émancipatrice » – 2010 –, et Michael Burawoy de « sociologie publique » – 2005 ; Jeffries, 2011) fait évidemment voler en éclats le grand partage sujet-objectivant/objet-objectivé pour convenir de l’existence d’identités partielles (Goldmann – i.e. non similaires, mais de valeur égale) entre le sujet et l’objet de la connaissance. Cette sociologie à vivre nous invite donc à reconsidérer la dialectique de la connaissance et de l’action sous l’angle d’une élaboration de parcours singuliers dans des espaces politiques d’intellectualité et de pratiques à la fois savantes et populaires, se nourrissant l’une de l’autre et n’allant pas l’une sans l’autre.

Un terrain comme celui que je mène à Uzeste pousse donc le chercheur critique à un questionnement prospectif relatif aux fins, aux moyens et aux valeurs de son travail d’enquête, en vue de dégager, comme le suggère Georg Lukács, je le cite, « une vision claire de la réalité en vue de l’action » (1960 : 258). Autrement dit, il s’agit de redonner au politique, dans l’activité scientifique, la place qu’il doit prendre entre la réalité sociale et les idées que l’on s’en fait, et ce, sous condition de la pratique. Cette nécessité pèse par ailleurs d’autant plus fortement qu’elle se trouve relayée, à la base, par des demandes explicites d’aide à la réflexivité et d’acquisition de connaissances, lesquelles ont vocation à être traduites en des formes d’action et d’expression publiques par celles et ceux qui souhaitent mieux comprendre ce qu’ils cherchent à changer, la manière de le faire et, par cette meilleure connaissance, mieux le transformer. S’il s’agit donc de rendre les savoirs à celles et ceux qui en sont à l’origine selon le souhait de Michael Burawoy (2009), il s’agit aussi, plus en amont, de conduire un travail (en) commun de réflexion pratique permettant d’initier, reprendre ou infléchir des questionnements convenant à la résolution de problèmes concrets qui se posent aux sujets de l’investigation scientifique.

En l’occurrence, les Uzestois se trouvant au cœur même de mon travail d’investigation doivent être mis en capacité de s’approprier celui-ci. Cela suppose de trouver des modalités d’exercice qui permettent conjointement, aux « enquêtés », de discuter des orientations et des méthodes de la recherche, et aux chercheurs, de se « mêler » de ce qu’ils regardent avec ceux qu’ils regardent, notamment en tentant de faire la synthèse des expériences éparses et personnelles et de situer ces dernières dans une perspective plus globale (une totalité) faisant sens pour tous. Mon projet entend donc construire une « localité » constituée de contributions collectives et partagées où l’espace de la pratique scientifique se trouve relié à l’espace des pratiques populaires par une politique critique de l’enquête pleinement assumée.

Ceci étant précisé, je voudrais donc redire, mais vous l’aurez évidemment compris, que ce qui m’a centralement intéressé dans l’aventure uzestoise, c’est la tentative qui y est faite, d’instituer un ensemble de gestes micropolitiques d’extension des potentialités propres à chaque individu et, par là même, espère-t-on, d’extension des domaines de la lutte.

J’aimerais maintenant tenté d’éclairer quelques-uns des traits spécifiques de cette culture critique d’UZ en m’appuyant sur la notion de créolisation, si chère à Édouard Glissant et aux Uzestois. Vous le savez sans doute, pour le penseur martiniquais, la créolisation désigne un processus général de subversion de la sensibilité, de la raison et des pratiques « ordinaires ». Il y voit un mouvement d’interpénétration de manières de sentir, penser et agir dissemblables, et dont la pleine efficace tient surtout au domaine de l’imaginaire qui permet, selon lui (et avec lui, Lubat) d’effleurer la réalité complexe du Tout-monde : « c’est par l’imaginaire, affirme-t-il, que nous pouvons faire sur nous-mêmes l’effort intense et difficile de transformation de l’être qui fasse que nous ne concevions plus l’être comme être pour soi, et que nous commencions à concevoir l’être comme être en relation » (Glissant, 2002 : 77). La créolisation se présente donc d’abord comme une poétique qui, selon Glissant, je le cite de nouveau, « n’est pas un art du rêve et de l’illusion, mais […] une manière de se concevoir, de concevoir son rapport à soi-même et à l’autre et de l’exprimer » (2010 : 44). Connaissance singulière du réel, la créolisation est donc fondamentalement, d’après Glissant : « la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes […] avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments » (Glissant, 1997a : 37). La poétique de la créolisation est toutefois aussi une politique, ainsi qu’une praxis (ressentir-penser-agir), bien que ces deux derniers aspects soient quelque peu minorés par Glissant lui-même.

Le type de créolisation que je souhaite aborder avec vous tient principalement à une forme particulière d’alliance-processus qui me semble être au cœur des politiques qui s’expriment et s’expérimentent du côté d’Uzeste et que l’on peut désigner par le néologisme « poïélitique », terme forgé par Lubat et dont il affirme qu’il est, je cite, une « provocation qui met en énigme les amours-carrefours de l’art, de la création, de la poïèse et du politique » (une culture composite critique). Le « poïélitique » uzestois créoliserait donc une variété de luttes à la fois pratiques, symboliques et sensibles permettant que se constitue un arsenal de dynamiques d’individuation et de subjectivation critiques permettant aux sujets sociaux qui s’y risquent de déjouer certaines des formes de domination dont ils sont l’objet et que leur soient ouverts des espaces critiques inédits à la fois de pensée (intellect), de sensibilité (affect) et d’action (praxis).

En principe comme en pratique, cette forme d’enchevêtrements critiques conduit à un art incertain de la Relation où « toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre » (Glissant, 1990 : 26), qui voudrait déchirer le quotidien, déplacer les habitudes réceptives, renouveler les sensibilités, réformer les imaginaires, et rendre, celles et ceux qui ont le courage de s’y inventer, curieux de l’« imprévu consenti » des outrecroisements de la diversité.

Une culture poïélitique

Le poïélitique est donc une catégorie « indigène », devenue courante pour désigner, à Uzeste, ce qui s’y crée. Elle fusionne différents signifiants : le poïen-faire, la poïèse-créativité, la poïesis-art et la polis-politique, lesquels résonnent fortement avec les principes glissantiens d’une philosophie de la Relation dont Wald Lasowski estime qu’elle rassemble « l’imaginaire et le poétique, […] réunit le politique et l’esthétique, […] relie l’utopique et le créatif » (Wald Lasowski, 2015 : 406). Ce dont le poïélitique rend compte relève donc d’une mise en jonction d’activités critiques fondamentales qui, généralement disjointes et souvent réservées à des espaces sociaux spécifiques, sont, à Uzeste, travaillées « de concert » pour « s’atteler au développement concret des potentialités propres à chaque singularité » (Perrier, 2015 : 32). En émergent des configurations critiques inédites ouvrant des possibles pour l’individu qui, sous certaines conditions, voit ses espaces de pensée (intellect), de sensibilité (affect) et d’action infléchis et densifiés.

Les hestejadas de las arts, festivals annuels d’Uzeste, sont évidemment les lieux-moments qui, par excellence, sont porteurs de cette diversité critique. Tous les fronts des arts y ont une place : la musique, le cinéma, le théâtre, la poésie, l’édition, la danse, la contorsion, le cirque, la peinture, la sculpture, le conte, l’architecture, la pyrotechnie, le tricot, etc. Ces expressions artistiques se mêlent par ailleurs à des intérêts de connaissance qui invitent à mobiliser les sciences humaines, sociales et de la nature, sous leurs aspects les plus directement politiques et trouvent concrètement à s’incarner dans des conférences, des projections, des discussions, etc.

Uzeste devient alors une sorte de zone de voisinage (pour reprendre un terme deleuzien) où échangent (et se changent) citoyens, artistes, critiques d’art, élus, syndicalistes, scientifiques, etc., et ce, sous les auspices d’une diversité manifestive, joyeuse et engagée. Celle-ci élabore par des dialogues et dans des débats, touche par des propositions sensibles, mais se retrouve également, avec tout autant d’intérêt, dans des « Apéros swing », des tablées roboratives, des sessions musicales impromptues, des déambulations, des bals, etc.

À Uzeste, le poïélitique, ne va donc pas sans le principe du transartistique. Celui-ci répond, du point de vue de la théorie critique, à cette nécessité, maintes fois énoncée, qui en appelle à ne plus respecter les frontières de la division sociale du travail en domaines de pratique clôturés, lutter contre la parcellisation des connaissances, contre l’hyperspécialisation, etc. A contrario, il s’agit de valoriser des points de vue consistant à prendre en compte, simultanément, plusieurs dimensions de la réalité sociale et leurs relations avec un système social dans son ensemble, ses contradictions et ses antagonismes. Ainsi, pour Glissant, l’artiste est, je cite « un réactivateur. C’est pourquoi, affirme-t-il, il est à lui-même un ethnologue, un historien, un linguiste, un peintre de fresques, un architecte » (1997b : 759).

La critique uzestoise porte donc un principe de création et de fertilisation mutuel, lequel invite à « relier librement une vivacité du réel à une autre » (Glissant, 2009 : 57), afin qu’elles s’éclairent réciproquement. Il s’agit aussi qu’elles s’agencent entre elles pour gagner en puissance, c’est-à-dire « sans qu’il y ait dégradation ou diminution de leur être » (Glissant, 1997 : 18), sans qu’il y ait, a priori, hiérarchisation des « régions critiques » qu’elles créolisent. La culture d’UZ est précisément poïélitique en ce qu’elle mise sur l’utilité et l’avantage des formes d’intervalorisation de pratiques hétérogènes qui sont pensées comme étant les « points de bascule » au travers desquels le sujet social doit passer pour se constituer en sujet critique. De facto, cette culture critique est constituée d’agencement de sons, de bruits, de cris, d’écrits, de langage, de songes, de réflexions, d’affects. Elle constitue mix poïélitique qui se veut engendrement de conscientisation, de connaissance et de sensibilité à un « divers critique ». Le poïélitique se niche donc dans les intentions des résistants uzestois, dans les formes concrètes de mise en publicité, de natures artistiques, scientifiques et politiques qu’ils produisent, mais il est également une manière de s’approprier ce panachage de culturèmes critiques. Le poïélitique est ainsi lié à des compétences pratiques et à des schèmes dispositionnels, c’est-à-dire à un ensemble de ressources qui invitent les sujets qui en sont porteurs à penser la culture et le politique, à être sensible à cette dernière, tout comme à la connaissance, laquelle se doit d’être tout comme que l’art, engagée dans des pratiques concrètes.

En actes, le poïélitique est donc la rencontre de propriétés sociales inscrites dans des contextes (qui sont tour à tour contraintes et opportunités), avec des propriétés qui sont celles de sujets sociaux. Sous cet angle, Uzeste pourrait être considéré comme une instance auprès de laquelle il serait possible de s’éduquer à cette appropriation, lieu de contact avec des traces objectales poïélitiques et transartistiques, mais aussi lieu de socialisation où peuvent s’éprouver et s’engrammer des manières d’être au monde leur correspondant.

Aussi peut-on considérer que les « poly-vaillants » uzestois s’efforcent de faire travailler ensemble, pour eux et leurs publics, moments artistique, théorique et politique, de conjoindre imaginaires, sensibilités, pensées et actions, et de faire coïncider champs d’expérience et horizons d’attente (Koselleck, 1990). D’une part, en donnant aux artistes avec lesquels Lubat & Cie produisent et se produisent, la conscience de leur propre fonction critique dans les domaines économique, politique et social. D’autre part, en essayant de construire, par leurs activités poïélitiques, une volonté collective de « formation polyvalente de l’individu », en faisant sentir et prendre conscience au peuple qui manque (Deleuze, 1985), c’est-à-dire à la communauté politique uzestoise/uzestienne à venir, qu’elle a précisément la responsabilité de s’organiser depuis les lieux qui sont les siens. À l’instar de Glissant qui considère que l’action artistique et culturelle participe à cette tâche d’invention d’un peuple et doit ouvrir, je cite, « à l’action politique, seule en mesure de réaliser cette union des foyers, implicites ou déclarés, de résistance », Lubat & Cie estiment qu’il est de leur ressort de mobiliser celles et ceux qu’ils côtoient. Depuis le poïélitique, inventer ce « peuple qui manque », c’est l’inventer par l’imaginaire, mais aussi par la praxis – dans la lutte –, et en raison, c’est-à-dire le théoriser. L’invention dont il est question ici n’est donc une adresse à un peuple qui serait déjà là, mais un processus qui invite, par des sollicitations appariées (à parier), celles et ceux qui en sont les destinataires à se considérer comme une force individuelle et collective en puissance.

Toutefois, dans les faits, les « œuvriers » d’UZ ne semblent pas nécessairement suivre Glissant quand celui-ci ajoute, dans un élan gramscien, que « l’action politique [n’est] capable d’opérer une telle jonction qu’à partir des analyses assemblées dans une théorie de ce réel » (1997b : 800). S’ils conviennent de l’importance de la théorie, ils n’en font pas pour autant la poix par laquelle les assemblages poïélitiques gagneraient leur efficacité. S’il fallait trouver un liant aux combos poïélitiques produits « d’ici d’en bas », sans doute se trouverait-il davantage du côté de la poétique. En premier lieu, parce que celle-ci correspond davantage au principium de la « mosique à vivre » que crée la Compagnie Lubat, à savoir l’improvisation, laquelle est considérée comme une ressource artistique, mais aussi existentielle : une imprévisibilité essentielle pour les « œuvriers » d’UZ.

En second lieu, parce qu’il est estimé, toujours avec l’appui de Glissant, que la poétique est la médiation la plus à même de toucher le plus grand nombre et d’être au principe d’un rapport au monde critique plus direct en ce qu’il s’adresse à la sensibilité, alors que d’après Glissant « aucun concept ou aucun système conceptuel ne pourrait le faire ». L’intention poétique est ainsi considérée comme étant plus agissante quant à la nécessité de « concevoir que dans [la] relation à l’autre, aux autres, à tous les autres, à la totalité-monde, je me change en m’échangeant, en demeurant moi-même, sans me renier, sans me diluer » (Glissant, 1997 : 102).

Toutefois, de la même manière que la culture marchande n’est pas directement aliénante, en tant qu’elle aurait des effets immédiats et directs sur les comportements, la culture poïélitique d’UZ n’est pas non plus immédiatement émancipatrice. Comme le souligne Jacques Rancière, on « ne passe pas de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde et d’une compréhension intellectuelle à une décision d’action » (2008 : 74). Les effets attendus d’une culture en résistance relèvent également de la mise en résonnance de ferments ou de penchants critiques – du côté des publics –, avec des esthétiques, des pratiques et des théories – du côté des artistes –, qui en maintiennent ou en développent l’efficience en en faisant des ressources au principe desquelles se créent des relations sociales, des mobilisations, des identités collectives, des raisonnements, des désirs, etc., susceptibles de s’opposer à l’hégémonie dominante .

 À la créolisation des composés critiques doit donc s’adjoindre une Relation avec des « publics » – une « aisthétique » (Amey, 2012 : 82) –, or celle-ci n’est pas une vérité absolue, mais une hypothèse, c’est-à-dire quelque chose qui ne cesse d’être soumis à l’épreuve des faits, de la réalité concrète. Aussi, n’est-il jamais certain que ce qui est expérimenté à UZ puisse être réellement « métabolisé » et puisse servir de ferments à d’autres processus de libération/singularisation. Sans compter que les sujets uzestois/uzestiens n’ont pas nécessairement la possibilité de cette disponibilité à la critique. La coïncidence n’est donc jamais certaine. Fluctuante et conflictuelle, elle reste vulnérable aux agencements, aux rapports conjecturaux et (in)consciemment négociés entre des histoires « faites choses » et d’autres « faites corps ».

Le poïélitique est un pari, un pari mélancolique dont le dénouement positif a, en certaines de ses actualisations, partie liée avec un politique qui doit trancher entre des possibles ; un politique qui serait un art, mais un art de la stratégie (Bensaïd, 2011), lequel ne saurait se contenter d’une Relation dépourvue de morale et qui aurait pour objet de créer, selon Glissant, « des poétiques et [d’]engendrer des magnétismes entre les différents » (Glissant, 2009 : 73). Or, pour Lubat & Cie, la tentation est grande de considérer que l’intérêt central tient dans la possibilité de produire des surgissements poétiques dont il est estimé qu’ils ont « autant de chances que les pensées politiques » (Glissant, 2010 : 81). Il y a, là, comme un refus d’aller à la rencontre de cet « art de la stratégie » dans la mesure où il est estimé que, s’y investir, pourrait, en quelque sorte, remettre en cause la possibilité même de continuer à miser sur l’imprédictibilité, les pratiques archipéliques, la dérive, le détour, l’improvisation, etc. Si le choix de la poétique n’est évidemment pas un renoncement à se gouverner (Glissant, 1997a : 31), suffit-elle pour autant à couvrir, sans reste, l’ensemble des impératifs du politique ? Lubat serait tenté de répondre positivement.

La création artistique libre et collective d’UZ dessine bien les contours d’une politique de l’individuation par la confrontation à la différence de l’autre et de soi ; elle ouvre des espaces locaux et momentanés d’autonomie ; elle enjoint à un engagement dans et par la pratique, mais elle diffère la question – qui n’est pas, à proprement parler, de son seul ressort –, du déport de cet engagement vers des situations et des épreuves relevant d’autres domaines que celui de l’art, et pouvant conduire à des formes libératoires plus générales et pérennes. Autrement dit, la culture poïélitique d’Uzeste ne s’occupe pas de déterminer les orientations générales à prendre, ni les moyens à utiliser pour suivre ces directions possibles. Elle se situe en amont de cette nécessité stratégique, pour épouser la nécessité essentiellement « tactique » de l’art, qui vise d’abord à produire des alternatives sensibles et à rendre sensible les alternatives. Pourtant, le rôle de la stratégie est notamment de rendre possible le maintien de la relation dialectique entre la construction critique de soi et l’émergence de nouvelles formes collectives de résistance. Le politique comme art stratégique ne peut se résumer à une simple planification. Il est préparation du théâtre des luttes, construction d’une volonté collective et d’une capacité d’initiative, intensification du présent par des possibles. Cette démarche ne présage en rien d’une forme organisationnelle, mais rappelle néanmoins l’importance de la constitution d’un intellectuel collectif (Gramsci) qui « invente en permanence sa fonction et ses objectifs au feu de la pratique » (Bensaïd, 2016 : 66). Sans s’opposer franchement à cette manière de penser le politique, la culture d’UZ a néanmoins tendance à se saisir dudit politique sur un mode qui se voudrait davantage mineur (Deleuze, Guattari, 1980).

Appréhendé par Lubat & Cie, le rôle du poïélitique serait donc, d’abord, de fournir les ingrédients de base à des révoltes intimes, permettant d’assurer les conditions de possibilité d’un « soulèvement de la vie », pour reprendre le titre du film censuré de Maurice ClavelLe poïélitique se trouverait au fondement de « l’invention fugitive et précaire de micro-normes orientées du côté d’un changement des vies ordinaires selon leur puissance propre (le Blanc, 2014 : 128). Ainsi, l’art d’UZ serait politique dans la mesure où, surtout, il « radicalise[rait] sa pratique et assume[rait] son autotélie comme contre-autorité ; ce serait là son message, celui de l’émancipation requise par la souveraineté affirmée du sujet, qui n’exprime pas forcément de combat collectif, mais est exemplaire pour tous » (Amey, 2010 : 69). Toutefois, de par son caractère sensible, cette exemplarité du questionnement identitaire n’est jamais parfaitement claire pour celui qui en est le témoin, avant d’en être éventuellement le continuateur. Et sans doute ne suffit-il pas de tabler sur le fait que, comme le suggère Glissant, « le projet de l’existence individuelle suit généralement le cours de la recherche d’une existence collective » (Glissant, Leupin, 2008 : 37), encore faut-il s’attacher à construire collectivement ce commun. Aussi, les « œuvriers » d’UZ ont notamment ressenti l’utilité d’une musique faite également de mots, laquelle désambiguïse partiellement en mettant en voisinage affects et concepts par cette pratique d’engagement qu’est l’improvisation, mais sans pour autant s’attacher à cette nécessité de formaliser des expériences de lutte collectives. La culture poïélitique d’UZ est un opérateur précieux d’individuation critique, mais elle n’organise ni ne dirige stratégiquement. C’est en cela une « logique émancipatrice de la mise en capacité » et une tentative de formation d’une nouvelle personnalité, davantage qu’une « logique de la captation collective » (Rancière, 2008 : 54).

« Nous sommes une solitude solidaire » aime à répéter Lubat. L’Amusicien d’UZ envisage la dialectique individu/collectif en faisant sienne une formule des Carnets d’Albert Camus (2013) que Glissant adopte également. La solitude et la solidarité, sont les appuis du poète qui cherche à se tenir debout : « Solitaire : il y a préservation de l’individuel en tant que ressource, et solidaire : il y a recherche du continuum collectif dans le temps, en tant que poétique. [Et Glissant d’ajouter :] Je dirais qu’en deuxième lieu, pour un poète, se dessinent à la fois une politique du maintien de son individualité et une poétique de la recherche de sa communauté » (Glissant, Leupin, 2008 : 38). Il s’agit de maintenir vivant un lieu commun et de garder vivaces les liens qui rassemblent et « rattache[nt] chacun aux épreuves et au sentiment d’une communauté d’expérience partagée » (Méniel, 2011 : 46). Mais placer l’individu du côté du politique et le collectif du côté de la poétique n’aurait-il pas pour danger, d’une part, de valoriser un fractionnisme narcissique du côté du politique dont les politiques de l’identité serait un symptôme, et, d’autre part, de minorer la nécessité du rassemblement des luttes dans une communauté politique à construire qui n’aurait rien de commun avec les replis identitaires différencialistes ? À Uzeste, la question reste ouverte. 

Ce qui est certain c’est, qu’à Uzeste, l’émancipation se travaille dans la rencontre d’un partage du sensible, des idées et de la lutte, dans l’épreuve d’un mode d’être au monde commun qui est d’abord apporté par le fait de partager les réalités d’une même localité, mais doit aussi s’enraciner profondément dans les existences, les aspirations et les problèmes individuels et collectifs. Aussi, l’inscription d’un sens critique dans la communauté ne saurait faire l’économie d’un poïélitique qui ne dissocie pas sensibilité, savoirs et luttes sociales et devient la condition de possibilité d’une intensification insigne du présent par une ouverture utopique permettant d’être en avance sur la réalité et, ainsi, de se sentir en mesure de convoiter l’impossible.

La culture d’UZ se veut ainsi « la négation déterminée de ce qui suscite sans cesse le contraire de la chose possible qu’on espère », selon la formule d’Ernst Bloch (2008 : 54). Modestement et non sans difficulté, depuis ce village du Sud Gironde, se déploient des dynamiques sociales qui tendent à faire recouvrer ou découvrir aux individus et aux collectifs qu’ils composent une puissance-autonomie, certes toujours précaire, mais permettant cependant, un tant soit peu, de desserrer l’étau des contraintes et, notamment de se désaligner – de se désidentifier – des attentes portées par les modèles culturels dominants.

Utilisant la connaissance théorique pour penser et se saisir de leur milieu et de l’environnement sociétal duquel il participe, initiant des luttes sociales qui permettent notamment de prendre conscience de la force des engagements dont le principe est de poser a minima des refus, et expérimentant par l’art des imaginaires qui ouvrent un avenir jusqu’alors interdit, une part non négligeable d’Uzestois et d’« uzestiens » résiste volens nolens, de manière somme toute singulière. La culture-action populaire d’UZ s’appuie sur un travail de politisation au principe duquel se trouve un art des mots, du rythme, de l’improvisation, de la Relation et de la créolisation, lequel vise à peser sur les imaginaires, à instituer des significations et à encapaciter les sujets (Alinsky, 2017). C’est une culture composite qui se tient à distance des folklores complaisants, des métissages inopérants et qui s’efforce de retisser « intellectualité objective et spontanéité subjective » (Amey, 2010 : 82) dans un enthousiasme à l’articulation du sensible, de la raison et de l’action. Foncièrement poïélitique, elle tend à déstabiliser les pensées, les sensibilités et les pratiques les plus convenues, les ré-agence, les met en voisinage. Son objectif est de défaire dans la théorie, la sensibilité et la praxis, les signifiants, affects et pratiques ajustées à l’hégémonie, par une ouverture à la différence, au Tout-monde. « Saisir l’impossible au collet » (Breleur et al., 2009 : 2) pour esquisser la possibilité d’un agir visant à un accomplissement de soi et du plus grand nombre : voilà ce que cherche à faire le poïélitique d’UZ.