Mots d’UZ Operandi — Imagin’actions Éduc’actives – Uzeste/Théâtre amusicien – 29 juillet-2 août 2019

MOTS D’UZ OPERANDI – 10h30/11h

Julie Denouël – Fabien Granjon (sociologues)

Mots d’uz operandi est une « pastille » quotidienne qui n’a vocation à dorer la pilule de personne. Bien au contraire ! En partant des pratiques du front culturel de résistance populaire qu’est Uzeste et desnotions qui en rendent compte (individuation, improvisation, créolisation/poïélitique, intervalle, intranquillité), nous partagerons avec vous – sur la base d’un format court (20-30 mn – dosage homéopathique) – quelques réflexions critiques et spéculaires (il s’agira bien de se/nous réfléchir) sur les manière uzestoises de faire et d’opérer.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est radio-UZ2-768x1024.jpg.

Les Imagin’actions Éduc’actives sont sur RADIO UZ

La bande son des « pastilles »

Chaque matin un accueil en musique faisant écho au thème du jour…

Tom Rainey trio
Steve Lehman & Sélébeyone
Sylvain Rifflet
John Coltrane

Individuation (Julie) ___________________________________

Improvisation (Fabien) _________________________________

Je vous propose que l’on commence cette deuxième séance de Mots d’UZ Operandi, avec aujourd’hui un gros morceau, puisque je vous propose de plancher ce jour sur le vocable « Improvisation ».

Pour vous dire deux mots de l’improvisation, permettez-moi de partir d’un peu plus en amont, c’est-à-dire de l’art. L’art, quand il est critique se donne pour objet de lever le voile de la mise en acceptabilité d’un monde aux ordres qui ne dit pas toujours son nom. L’art est en cela, pour reprendre les mots de Georges Bataille un « dérangement de l’ordre où nous étouffons » (1988). L’art esquisse des lignes de fuite imaginaires, prend ses distances avec la « réalité » et tente ainsi de faire œuvre de « vérité » en désajustant momentanément les correspondances entre des façons d’être, de penser et d’agir et les nécessités présentes auxquelles elles correspondent. En d’autres termes, l’art véritable contribue à mettre en énigme le quotidien – à l’instar du travail des sciences sociales, mais depuis une perspective propre –, à « changer les consciences » (Marcuse, 1979), mais aussi à travailler les sensibilités et les imaginaires dans un sens qui vise à éloigner les sujets sociaux de leurs rapports aux mondes habituels. 

Cette recherche d’une efficace perturbatrice se trouve également au cœur de l’improvisation, art de l’éphémère et du pari dont le principe est d’expérimenter des intervalles(Badiou, 2013), c’est-à-dire de faire l’expérience de situations où s’ouvrent des possibles non prévus. « L’improvisation,affirme Bernard Lubat,c’est prendre le maquis » ; manière de signifier qu’il s’agit de résister en s’éloignant des espaces de consentement qui réifient, en travaillant son opacité, son équivocité. L’improvisation nécessite donc des individualités singulières – il s’agit de « sonner comme personne », i.e. aussi « en tant que personne » –, mais la rencontre de ces individualités singulières est toujours une émergence pour partie inattendue en ce qu’elle dessine un commun qui ne se confond pas avec leur simple somme. 

En cela, l’improvisation dessine despolitiquesqui font travailler ensemble les différences individuelles dans une action conjointe mise en publicité. L’« identité » ou plus précisément les ressourcesde chacun constituent alors la matière première à des actions communes qui les transcendent et font retour sur elles en les certifiant nécessaires tout en démontrant qu’elles ne sauraient constituer, seules, le principe de l’agir-ensemble qu’elles ont contribué à faire émerger. À Uzeste, l’agir improvisé est donc aussi ce par quoi se forge un sujet politique, lequel ne saurait seulement se résumer à l’individualité ou à l’identité qui se trouve pourtant à son fondement. L’improvisation se présente ainsi comme une « éduc’action » qui fait de l’agir-ensemble la clé essentielle de la subjectivation et de la construction politiques (Tassin, 1997). 

Nous y voyons également, et complémentairement, une forme de parrêsia permettant d’aller à la découverte de soi et de reconnaître le rôle que l’autre joue dans le fait que le Je(u) advienne. Permettez-moi de développer cette idée de parrêsia :

Si l’on prend au sérieux cette hypothèse de l’improvisation comme parrêsia, cela nous oblige à considérer  l’improvisation comme une mise en Je(u) de soi permettant de se sortir des « cadences » de la musique et de la vie. Bernard évoque souvent la nécessité d’une « musique à vivre » qui ne vaut rien, « désagréable à l’oseille », laquelle serait l’antithèse d’une musique « à vendre ». La mosique« sans papier » qu’il appelle de ses vœux et qui se pratique à Uzeste est, de facto, une musique vivante « qui n’a pas de prix » en ce qu’elle s’oppose à la « musique en boîte » des industries culturelles et au caractère fétiche de la musique (Adorno, 2001). Une musique est vivante parce qu’elle permet d’« expérimenter des inutilités radicales » (Lubat, 2009) et mobilise le vif du sujet, c’est-à-dire ses capacités à devenir.

L’improvisation est donc envisagée, à Uzeste, comme un « art de vivre libre », une maïeutique permettant d’aller à la découverte d’un soi que l’on ne connaît pas nécessairement bien, dans la mesure où l’improvisation oblige à des réactions qui ne peuvent être réellement prévues. L’improvisation est en cela une éducation à soi et à l’autre, car il est bien clair que c’est par cet autre que le Je(u) advient. 

Sans doute pourrait-on alors suggérer que l’improvisation est une pensée-pratique de l’errance, de l’exil intérieur ; non pas comme le suggère Édouard Glissant, je le cite : « l’éperdue pensée[-pratique] de la dispersion, mais celle de nos ralliements non prétendus d’avance, par quoi nous migrons des absolus de l’Être aux variations de la Relation, où se révèle l’être-commun-étant, l’indistinction de l’essence et de la substance, de la démesure et du mouvement » (2009 : 61). Il s’agit en quelque sorte de laisser la place au précipice de chacun, à son ignorance, sa connaissance, ses peurs, ses désirs, ses habitudes, son imagination ; de tout prendre et de ne rien épargner. 

L’improvisation peut être alors envisagée comme relevant d’une « esthéthique »de l’existence (Foucault, 2001a) visant l’auto-transformation, l’institution de soi, un exercice de soi sur soi, via l’autre, en opposition à des normes qui obligent à rester dans l’immobilité de ce qu’on est tel que la société nous a fait. L’improvisation serait ainsi, comme une esthétiqueéthiquedu refus, certes personnelle, « mais toujours adossé[e] à un souci du monde » (Macé, 2016 : 224). La vérité de soi ne se trouverait donc pas tant dans une immuabilité ontologique que dans la capacité à se mettre en Je(u) sur une scène collective en explorant des vies singulières, en créant de la différence, de l’altérité, un mouvement qui ne relève jamais de l’identique, mais toujours du Divers, de la variation, même la plus infime (métastabilité), c’est-à-dire ce par quoi la vie administrée peut se fissurer et ouvrir les voies à des imaginaires et des actions alternatifs : « une puissance morale et politique d’écartement » (Macé, 2016 : 225). 

À Uzeste, l’improvisation est envisagée comme « une matrice pratique de l’expérience de soi » (Foucault, 2015 : 88)mêlant souci de soi – epimeleia heautou–, souci des autres et souci du monde. Autrement dit, l’improvisationest ce par quoi il devient possible de faire de sa vie une œuvre, non dans le sens d’une esthétisation stylistique de son existence, mais dans celui d’envisager le soi comme une structure éthique de personnalité à l’œuvre : non une subjectivité préalablement définie et vers laquelle il faudrait tendre ou qu’il faudrait retrouvée, mais plutôt un processus de subjectivation à conquérir en permanence sur le prescrit, l’attendu, le tolérable et leurs contradictions. « Le soi, suggère Foucault, c’est une œuvre d’art. C’est une œuvre d’artqu’on a à faire, et qu’on a en quelque sorte devant soi. […] Le soi est donc une création, une création de soi-même : on se fait son propre soi » (2015 : 155). 

L’improvisation nous ramène donc, pour citer de nouveau Foucault, « au bios, à la vie, à l’existence et à la manière dont on mène son existence […] : un mode d’existence qu’il s’agit d’examiner et d’éprouver tout au long de cette existence même » (2009 : 148). À Uzeste, L’existence comme esthétique, c’est-à-dire la subjectivité comme objet pour une forme esthétique est un couplage particulièrement prégnant dans la mesure où il est à la fois lafin, mais aussi le moyenpar lequel l’individuation, dont Julie vous a parlé hier, prend corps. 

Autrement dit, l’improvisation relève d’une forme de parrêsia. Elle se conçoit comme un travail de constitution de soi, mais également comme une pratique de véridiction qui enjoint celle ou celui qui s’y adonne à prendre le risque de dire la vérité de soi, des situations et de pousser les autres à faire de même. Il s’agit alors de se construire au risque de la violence de la Relation et plus précisément de ses potentielles contradictions, c’est-à-dire du développement de propositions en tension, mais néanmoins dépendantes les unes des autres. 

L’improvisation parrèsiastique est donc une forme de courage dont, je cite encore Foucault, « la forme minimale consiste en ceci que le parrèsiaste risque de défaire, de dénouer cette relation à l’autre qui a rendu possible précisément possible son discours » (Foucault, 2009 : 13). Elle est, à Uzeste, la principale technique de soi qui a vocation à permettre à l’individu dans le rapport qu’il entretient à soi-même et aux autres de se constituer en sujet autonome. L’improvisation est donc, depuis cette perspective, ce par quoi il faut passer pour rater, rater encore, rater mieux (Beckett), afin d’organiser une déprise d’avec un soi extro-déterminé puis d’initier une reprise de soi(Marx)que l’on espère moins dépendante des déterminations communes pesant sur le sujet.

De même, Bernard affirme assez souvent qu’il s’est « mis minable » afin de décrire certaines de ses improvisations. Non que celles-ci aient été particulièrement ratées, mais plutôt parce qu’elles ont été des moments durant lesquels, en difficulté, il n’a pourtant jamais flanché, n’a pas consenti à accepter ses faiblesses, ses manques, a résisté pour ne pas s’avouer vaincu par des situations qui, pour diverses raisons, ont pu être défavorables à l’expression de sa liberté et heurtantes s’agissant de sa dignité d’homme libre. « Ne jamais céder sur son désir », comme l’affirmait Lacan (1986) pourrait être une formulation équivalente à ce « mettre minable » lubatien. Désir de conjurer le pire et, pour ce faire, avoir le courage de s’engager, de s’opposer – celui d’essayer plus que de réussir –, de ne pas se résigner, de prendre des risques, de déroger aux prescriptions et aux solutions « sur mesure », de faire problème, de tenir bon plutôt que de faire (du) bienou de faire correctement.

L’improvisation exprime alors, à l’instar du théâtre de Jean Genet commenté par Lucien Goldmann, « la dimension du possible et du dépassement » (1971 : 93). Sa fonction critique tient ainsi, tout autant au travail de relativisation, voire de sape des ordres musicaux qu’elle permet, qu’à ce qu’elle montre en acte des alternatives et du désordresensible qu’elle produit. Travail esthétique du négatif et critique pratique de l’existant, elle est, dans le même mouvement, une actualisation positive de possibles « non conformes ». L’improvisation est en ce sens un improbable qui ne cesse d’advenir, de surgir, qui fait événement. Elle se fait ouverture d’intervalles de dignité permettant de « tenter la possibilité d’un sculpture de soi » (Quan Ninh, 2010 : 37).

On pourrait ainsi dire que l’improvisationparrèsiastiqueest un cadre pour « se devenir et s’apprendre ». C’est une éducation à l’individuationintranquille, celle d’avoir à produire ses propres (impro)visions ; l’intranquillité d’avoir à détruireen soi ce qui nous rappelle à l’ordre, d’avoir à s’exiger un impossible présumé que l’on croît hors de portée et donc à s’engager : « L’improvisation,et je cite là Bernard, ça fabrique des individus qui ne sont pas des couillonnés, mais des personnes qui se demandent, qui doutent, à commencer de ce qu’elles sont » (mars 2017). 

L’improvisation qui se pratique à Uzeste est donc une manière de se « constituer en tant que sujet éthique » (Foucault, 2015 : 115). Parrêsiatenant, en premier lieu, à la sphère de l’éthique personnelle, elle n’est toutefois pas étrangère à une pratique politique désindividualisée, c’est-à-direà l’organisation d’un communen partant du « chaos absolu de différences » (Arendt, 2014 : 168). À leur manière, les « œuvriers d’ici d’en bas » en tant qu’« êtres différents » et cultivant leurs singularités d’artistes et de citoyens développent un « style d’existence » qui est un témoignage par la vie manifestant « directement, par sa forme visible, par sa pratique constante et son existence immédiate, la possibilité concrète et la valeur évidente d’une autre vie, une autre vie qui est la vraie vie » (Foucault, 2009 : 170). Lubat & Cie forment ainsi une communauté qui, de par l’existence même qui est la sienne, tend à donner témoignage de ce qu’est l’art de l’improvisation dans sa vérité, et porte, par là, une charge politique spécifique. L’improvisation parrèsiastique établit bien au réel, je cite encore là Foucault, « un rapport qui n’est plus de l’ordre de l’ornementation, de l’ordre de l’imitation, mais qui est de l’ordre de la mise à nu, du démasquage, du décapage, de l’excavation, de la réduction violente à l’élément de l’existence » (Foucault, 2009 : 173).

À Uzeste, on rêve l’irruption de sujets politiques imprévisibles, on travaille même à les faire émerger en portant haut les principes de la Relation glissantienne et de ses incertitudes, en accordant « l’imaginaire de l’imprévisible avec les nécessités du faire et de l’agir » (Glissant, 2009 : 108), en tentant de penser ce qui pourrait être décrit comme une pluriversalisme, c’est-à-dire l’existence « d’un monde où de nombreux mondes aient leur place » (Garcia, 2015 : 115) et nous garderaient « d’être persuadés d’une essence ou d’être raidis dans des exclusives » (Glissant, 1997 : 26). Cette éthique poïélitique qui porte la nécessité de formes de vie composites est assurément un pari mélancolique (Bensaïd, 1997) qui s’incarne dans un désir de transformation de soi, des autres et du monde qui passe par des conflits à proprement parler politiques. Résolu, convaincu, il n’en reste pas moins traversé par une intranquillité fondamentale qui prend pleine conscience de la fragilité des personnes, des luttes qu’ils mènent malgré elle et de l’héritage des vaincus. L’improvisation parrèsiastique peut paraître éloignée, à première ouïe, de cet élan mélancolique ; elle en est pourtant l’expression singulière dans l’ordre de l’art et de la Relation, puisqu’elle fait fond sur un imprévisible et parie sur des potentialités libératoires qu’il resterait à mettre « à l’œuvre », c’est-à-dire à faire vivre en chaque individu, puis en une praxis collective. Sans doute s’agit-il là d’un optimisme de la volonté, mais celui-ci n’a, pour autant, rien du décret arbitraire ou de l’avant-garde morale. Il est l’espoir raisonné et concret maintenant la fragile luminescence des « lUZioles » résistantes « d’ici d’en bas » et la possibilité d’un art politique « capables de mettre en œuvre un épanouissement humain qui s’inscrit dans l’horizontale plénitude du vivant» (Breleur et al., 2009 : 12). 

L’improvisation contribue donc, à sa manière – i.e.modestement –, à entretenir une certaine « folie d’être » (de Certeau, 1993 : 222), à valoriser le risque d’exister et à maintenir possible un avenir commun en faisant « surgir la différence comme pouvoir de révision des normes » (Le Blanc, 2014 : 64). C’est bien là une vision politique qui met au cœur de son principe le fait que chaque individu se révèle à soi et aux autres (se singularise) comme sujet politiquepar la manière qu’il a d’agir avec, contre et devant les autres, sur scène, dans les coulisses et dans la vie. 

Créolisation (Fabien) _________________________________

Je vous propose aujourd’hui de faire un point sur cette autre catégorie centrale à Uzeste qu’est la créolisation.

La créolisation (et non la créolité) est un terme qui est emprunté à  l’un des penseurs qui, à Uzeste, ont été tout particulièrement « agissants » en ce qu’ils y ont été lus, entendus, travaillés, discutés et qu’ils s’y sont engagés fidèlement en y étant régulièrement présents et actifs, à l’instar d’André Benedetto (1934-2009), de Bernard Manciet (1923-2005)ou de Félix-Marcel Castan (1920-2001). Au nombre de ces indispensables compagnons de route « uzestiens », il en est un qui a tenu un rôle éminemment singulier en ce qu’il a notamment offert les outils conceptuels et réflexifs permettant à Uzeste Musical d’appréhender le répertoire étendu de ses principes d’action et de ses pratiques concrètes comme une totalitélabile, fragile, dialectique, mais somme toute cohérente. Ce précieux et regretté compagnon est le poète martiniquais Édouard Glissant (1928-2011). 

Pour Glissant, la créolisation désigne un processus général de subversion de la sensibilité, de la raison et des pratiques « ordinaires ». Il y voit un mouvement d’interpénétration de manières de sentir, penser et agir dissemblables, mais dont la pleine efficace tient surtout au domaine de l’imaginaire ; un imaginaire politique qui permet, selon lui d’effleurer la réalité complexe du Tout-monde : « c’est, affirme-t-il, par l’imaginaire que nous pouvons faire sur nous-mêmes l’effort intense et difficile de transformation de l’être qui fasse que nous ne concevions plus l’être comme être pour soi, et que nous commencions à concevoir l’être comme être en relation » (Glissant, 2002 : 77). Or l’imaginaire est ce « secteur » dont l’artiste serait l’acteur central et auquel incomberait la tâche de créer des lieux-communs, c’est-à-dire des espaces de rencontre des imaginaires et des idées, des paysagesqui, tout en préservant les singularités, ouvrent à la diversité. 

La créolisation se présente donc d’abord comme une poétiquequi, selon Glissant, je cite : « n’est pas un art du rêve et de l’illusion, mais […] une manière de se concevoir, de concevoir son rapport à soi-même et à l’autre et de l’exprimer » (2010 : 44). Connaissance singulière du réel, la créolisation est, fondamentalement, je cite encore : « la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes […] avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments » (Glissant, 1997a : 37). 

À Uzeste, il nous semble que le type de créolisation qui s’y joue, tient principalement à deux formes particulières. D’une part, une première forme de créolisation qui, à Uzeste, est désignée par le néologisme « poïélitique », terme forgé par Bernard dont il affirme qu’il est, je cite, une «provocation qui met en énigme les amours-carrefours de l’art, de la création, de la poïèse et du politique » (une culture composite critique).D’autre part, une autre forme de mise en Relation qui nous invite à penser que s’élabore, à Uzeste un front culturel de résistance populaire (Granjon, 2016b) qui, lui, s’appuie sur des combinaisons mariant la grande Histoire et les histoires locales, tout en faisant s’enchâsser culture populaire et avant-garde artistique. En principe comme en pratique, ces enchevêtrements sont eux-mêmes associés les uns aux autres et conduisent à un art incertain de la Relation où, comme nous l’avons vu hier, « toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre» (Glissant, 1990 : 26).

Commençons donc par la dimension poïélitiquede la créolisation. Poïélitique est une catégorie uzestoise qui fusionne différents signifiants : le poïen-faire, la poïèse-créativité, la poïesis-artet la polis-politique, signifiants qui résonnent fortement avec les principes glissantiens d’une philosophie de la Relation qui rassemble d’après Wald Lasowski, spécialiste de Glissant, je cite : « l’imaginaire et le poétique, qui réunit le politique et l’esthétique, qui relie l’utopique et le créatif » (2015 : 406). Ce dont le poïélitique rend compte relève donc d’une mise en jonction d’activités critiques fondamentales qui, généralement disjointes et souvent réservées à des espaces sociaux spécifiques, sont, à Uzeste, travaillées « de concert » pour « s’atteler au développement concret des potentialités propres à chaque singularité » (Perrier, 2015 : 32). En émergent des configurations critiques inédites ouvrant des possibles pour l’individu qui, sous certaines conditions, voit ses espaces de pensée (intellect), de sensibilité (affect) et d’action infléchis et densifiés.

Les hestejadas de las artssont les lieux-moments qui, par excellence, sont porteurs de cette diversité critique. Tous les fronts des arts y ont une place : la musique, le cinéma, le théâtre, la poésie, l’édition, la danse, la contorsion, le cirque, la peinture, la sculpture, le conte, l’architecture, la pyrotechnie,le tricot et j’en passe. Ces expressions artistiques se mêlent par ailleurs à des intérêts de connaissance qui invitent à mobiliser les sciences humaines, sociales et les sciences de la nature, sous leurs aspects les plus directement politiques et trouvent concrètement à s’incarner dansdes conférences, des projections, des discussions, etc. Uzeste devient alors une sorte de zone de voisinage (Deleuze)où échangent (et se changent) citoyens, artistes, critiques d’art, élus, syndicalistes, scientifiques, etc., sous les auspices d’une diversité manifestive, joyeuse et engagée.

À Uzeste, le poïélitique, ne va donc pas sans le principe du transartistique. Celui-ci répond, du point de vue de la théorie critique, à cette nécessité, maintes fois énoncées, qui en appelle à ne plus respecter les frontières de la division sociale du travail en domaines de pratique clôturés (dont le parangon est évidemment la séparation entre activités manuelles et activités intellectuelles), à  ne plus respecter la parcellisation des connaissances, l’hyperspécialisation, etc. Il s’agit de valoriser, a contrario, des points de vue consistant à prendre en compte, simultanément, plusieurs dimensions de la réalité sociale et leurs relations avec un système social dans son ensemble, ses contradictions et ses antagonismes. Ainsi, pour Glissant, l’artiste est « un réactivateur », il est celui (avec d’autres) qui permet de, je cite « relier librement une vivacité du réel à une autre » (Glissant, 2009 : 57), afin qu’elles s’éclairent réciproquement. 

La culture d’UZ est précisément poïélitique en ce qu’elle mise sur l’utilité et l’avantage des formes d’intervalorisationde pratiques hétérogènes qui sont pensées comme étant les « points de bascule » au travers desquels le sujet social doit passer pour se constituer en sujet critique. De facto, elle est constituée d’agencement de sons, de bruits, de cris, d’écrits, de langage, de songes, de réflexions, d’affects ; mix poïélitique qui se veut engendrement de conscientisation, de connaissance et de sensibilité à un « divers critique ». Le poïélitique vise donc à la « formation polyvalente de l’individu », en faisant sentir et prendre conscience au peuple qui manque(Deleuze, 1985), c’est-à-dire à la communauté politique uzestoise/uzestienne qu’elle a précisément la responsabilité de s’organiser depuis les lieuxqui sont les siens. Depuis le poïélitique, inventer ce « peuple qui manque », c’est l’inventer par l’imaginaire, mais aussi par la praxis–dans la lutte –, et en raison– le théoriser. L’invention dont il est question ici n’est pas une adresse à un peuple qui serait déjà là, mais un processus qui invite, par des sollicitations appariées (à parier), celles et ceux qui en sont les destinataires à se considérer comme une force individuelle et collective en puissance. 

Toutefois, de la même manière que la culture marchande n’est pas directement aliénante, en tant qu’elle aurait des effets immédiats et directs sur les comportements, la culture poïélitique d’UZ n’est pas non plus immédiatement émancipatrice. Comme le souligne Jacques Rancière, on « ne passe pas de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde et d’une compréhension intellectuelle à une décision d’action » (2008 : 74)Aussi, n’est-il jamais certain que ce qui est expérimenté à UZ puisse être réellement « métabolisé » et puisse servir de ferments à d’autres processus de libération/singularisation. Il s’agit toujours d’un pari.

La créolisation telle que pratiquée à Uzeste, et c’est là le second point, peut aussi être considérée comme une culture-action populaire radicale. Radicale non parce qu’elle serait « extrême », mais parce qu’elle est foncièrement enracinée, c’est-à-dire à la racine d’un contexte social régional et d’une culture locale, mais tout en ayant pour ligne de fuite des ailleurs vers le Tout-monde glissantien. La créolisation fait donc d’Uzeste un lieu ouvert à cette Totalité-monde, mais en préservant notamment un commun historique, à l’instar, nous dit Glissant, je le cite, de « la parole [qui] ne prend pas naissance dans une abstraction, dans une élévation abstraite [mais se trouve] liée à un paysage, à un temps, […] elle essaie de rencontrer tous les paysages et tous les temps du monde » (Glissant, 2010 : 63).À l’image, également, si l’on veut prendre cette fois un exemple musical, de la bossa nova de João Gilberto, ou de la Musique Populaire Brésilienne et surtout du mouvement tropicalistequi émerge au Brésil à la fin des années 1960, mélange d’avant-garde et de traditions, de samba et de jazz cool, la culture créolisée uzestoise est, pour sa part, fidèle à l’esprit frappeur et à l’expressivité de l’avant-garde free, sans pour autant renoncer aux idiomes des cultures traditionnelles occitanes. 

Pour Uzeste, le lien avec l’histoire est un lien critique dans sa nature comme dans sa visée. Dans sa nature, parce qu’il est critique du respect des coutumes sacralisées et des cultures mortes. Critique dans sa visée, parce qu’il est riche de ressources permettant de construire un diagnostic du présent et d’envisager des possibles différents. L’ancrage de la culture uzestoise dans les traditions populaires d’Occitanie ne participe donc pas aux nostalgies déploratoires des passéismes pittoresques et traditionnalistes. Elle ne fait aucunement œuvre de patrimonialisation, mais bien de culture, une culture-actionvivanteen «perpétuel renouvellement : [une culture critique] qui appelle le changement, la ‘‘réinvention’’, en utilisant les éléments apportés par la tradition, [mais] pour lui donner de nouvelles formes d’expression (Chombart de Lauwe, Thomas, 1970 : 43). 

La culture créolisée d’UZ convoque bien une mémoire populaire, mais celle-ci n’est ni complaisante, ni déférente. Elle refuse, en effet, d’être déterminée par le haut et constitue une ressource permettant auxsubalternités uzestoises de s’appuyer sur un passé qui leur permet de se créer un avenir, de ne plus se considérer comme objets de l’histoire, mais comme sujets de celle-ci. Pour Uzeste Musical, la ruralité n’est pas une culture sans valeur, inférieure à la « haute culture » dont il faudrait être complexé et se défaire, mais la culture passée d’un peuple, c’est-à-dire d’une communauté localisée qui est devenue politique en se mobilisant, en se constituant en sujet de l’histoire, et qui porte des aspirations progressistes au nom desquelles d’autres combats peuvent être aujourd’hui menés. 

La culture créolisée d’Uzeste pourrait être décrite comme un travail critique aux antipodes de ce que Glissant nomme le « folklore », c’est-à-dire cette forme d’idéologie (d’aliénation) par laquelle il est donné, au sujet, à contempler – je cite là Glissant –, « ce qu’on ne fait plus collectivement, et non pas l’élan non concerté de ce qu’on rêve de faire ni la somme agie de ce que l’on a fait » (Glissant, 1997b : 365). La culture uzestoise cherche en effet à produire des formes concertées de réflexion populaire et porte plutôt son attention sur ce qu’Antonio Gramsci nomme le folklore philosophique, c’est-à-dire la philosophie spontanée et plutôt partagée par tout un chacun, viale langage, les formes de catégorisation, les croyances, les opinions, les dispositions à agir, penser et sentir, lesquelles s’avèrent historiquement, culturellement et socialement situées. Or parce qu’il n’est jamais entièrement figé, le sens communconstitue une matière culturelle organique, en mouvement, sur laquelle il est possible d’intervenir pour lui faire prendre des directions allant dans un sens qui, pour autant qu’il est commun, peut être également progressiste. 

Mais travailler le sens commun nécessite de lutter contre le bon sens empirique qui, précisément, invite à ne pas s’exposer, à ne pas prendre (sa) part, d’une quelconque manière. Or c’est bien en prenant partque l’on peut réintroduire de la créativité dans le quotidien ; opération dont il est estimé, à Uzeste, qu’elle constitue le premier pas vers une conscience politique et une production culturelle autonomes. Aussi, n’est-il pas insensé de considérer, qu’à Uzeste, on œuvre à la construction d’une sorte d’intellectuel collectif, un centre contre-hégémonique de création, un « Art Ensemble » critique qui fait exister un lieu en tentant de mettre en capacité les individus qui y vivent, à s’y inventer. À Uzeste, il s’agit en effet de provoquer un intérêt et un engagement politiques, de faire de tous desintellectuelscapables d’exercer sur leur vie et les collectifs auxquels ils participent, des fonctions organisationnelles, éducatives, intellectuelles allant dans le sens de la réalisation de soi et de celle du plus grand nombre. Uzeste fait vivre et prospérer un espace de construction de résistances qui offre les conditions de possibilité d’une intellectualité nouvelle, d’un pouvoir culturel populaire pouvant conduire à une réforme intellectuelle et morale– selon les mots du Breton Renan, repris par le Sarde Gramsci –, pouvoir culturel donnant donc les moyens d’une conscience politique élargie. 

Depuis leur persévérance à organiser Imagin’actions, uzestivals, hestejadas de las arts, etc., Uzeste Musical écrit à sa manière, le manifeste qu’évoque Alain Brossat à propos des Écrits corsairesde Pasolini, une sorte d’Uzeste manifeste« en faveur de la défense des espaces politiques, des formes politiques (le débat, la polémique, la lutte), contre l’indifférenciation culturelle. Contre le régime généralisé de la tolérance culturelle » (2005 : 62). Contre-modèle de la culture-patrimoine qui sclérose l’histoire, la créolisation uzestoise s’oppose également à la culture-reproduction de l’ordre marchand qui devient, comme le souligne Glissant, « ce qui reste quand on a tout oublié (de soi et de son pays) » (1997b : 290) et qui confond, je cite toujours Glissant : « la beauté, lieu-commun des rencontres des différences, et les spectacles du beau, qui en a toujours été le figement » (Glissant, 2009 : 77). A contrariodes formes culturelles qui, d’une manière ou d’une autre, produisent de la conformité aux modèles de comportement normalisés des ordres mémoriel et marchand, la culture créolisée d’UZ invite donc à rompre, à détourner, à dépasser, à créer, à « désynchroniser les attentes convenues », à « réaménager l’usage du sensible » (Amey, 2010 : 37 et 98). 

Cette orientation peut également s’appuyer sur des phénomènes de créolisation qui se fondent sur les signes de la culture de masse. Ainsi, l’intérêt pour la chanson n’est pas une concession à la musique « en boîte » des industries culturelles, mais une manière de travailler des sensibilités correspondant à un fond culturel commun, par des contenus qui s’en font l’écho, mais en déplacent également l’actualisation. Il s’agit par là de travailler « à récupérer des formes déjà établies, ou du moins influencées ou infiltrées [par des cultures dominantes] » (Said, 2000 : 301) pour en faire le support d’une expression critique nouvelle. Se mettre à apprécier quelque chose qui, relevant d’un identique, porte une différence dont il est fait le pari qu’elle peut constituer un exorde au sens rhétorique du terme – i.e.un (re)commencement et la captation d’une attention habituellement dirigée vers un autre type de cibles –, est le type même de médiation qui pourrait caractériser l’art créolisé d’UZ. Un art qui invite celles et ceux qui s’y exposent à s’interroger sur leurs goûts et, partant, sur ce qu’ils croient, la société civile, l’État et les appareils d’hégémonie qui leur sont liés en tant que dispositifs organisant rapports sociaux, imaginaires, sensibilités, etc.

La culture créolisée d’Uzeste peut, en cela, être décrite comme une culture-action populaire(Chombart de Lauwe, 1975) qui cherche à mettre en correspondance la production culturelle avec l’expérience des luttes populaires. Mais le topos populaire est toujours à construire, il n’est jamais donné d’avance. S’il prend racine dans des conditions sociales d’existence similaires et des positions subalternes semblables bien que non assimilables les unes aux autres, le populaire émerge nécessairement dans la lutte, dans le partage d’une négativité analogue, mais aussi, nécessairement, dans un projet de dépassement de ces conditions dans un commun à inventer ensemble. Le populaire a donc également partie liée une nouvelle fois avec ce peuple qui manquequi n’a pas d’autres alternatives que de s’inventer. 

Modestement et non sans difficulté, se déploient ainsi à Uzeste des dynamiques sociales qui tendent à faire recouvrer ou découvrir aux individus et aux collectifs qu’ils composent une puissance-autonomie, certes toujours précaire, mais permettant cependant, un tant soit peu, de desserrer l’étau des contraintes et, notamment de se désaligner – de se désidentifier – des attentes portées par les modèles culturels dominants. La culture d’Uzeste est, répétons-le, une culture créoliséequi se tient à distance des folklores complaisants, des métissages inopérants et qui s’efforce de retisser « intellectualité objective et spontanéité subjective » (Amey, 2010 : 82) dans un enthousiasme à l’articulation du sensible, de la raison et de l’action. Foncièrement poïélitique, elle tend à déstabiliser les pensées, les sensibilités et les pratiques les plus convenues, les ré-agence, les met en voisinage. Son objectif est de défaire dans la théorie, la sensibilité et la praxis, les signifiants, affects et pratiques ajustées à l’hégémonie, par une ouvertureà la différence, au Tout-monde. 

Intervalle (Julie) _________________________________

Intranquillité (Fabien) ____________________________

Nous allons donc terminer ces Mots d’UZ Operandi par une notion qui nous est chère et qui est d’ailleurs sans doute au fondement de notre propre intérêt pour Uzeste. Cette notion c’est l’intranquillité.

Néologisme absent des dictionnaires, l’« intranquillité » est un vocable plutôt rare, que l’on rencontre plutôt au sein de la critique culturelle où il est utilisé pour décrire des œuvres et des sensibilités esthétiques singulièrement heurtées (Michaux, Pessoa, Garouste, etc.), qu’au sein de travaux relevant des sciences sociales. Telle que nous l’envisageons, l’intranquillité est un rapport au monde critique qui pourrait être décrit comme « le tiraillement entre les exigences auxquelles [les individus] sont confrontés, leurs manques divers, leur liberté de choix croissant et la nécessité de vouloir faire ce qu’ils doivent faire » (Spurk, 2010). L’intranquillité pourrait donc être appréhendée, en première approximation, comme un ensemble de processus de subjectivation politique s’opposant à la normativité dominante, laquelle tend à faire verser dans l’hétéronomie – et parfois la souffrance –, mais auxquelles les œuvriers résistent par leurs pratiques artistiques poïélitiques, luttant a contrariopour l’instauration d’un rapport à soi toujours plus autonome. 

L’intranquillité ressentie – et parfois exprimée – est donc le fait de bagarres constantes entredes « forces de rappel » extrodéterminées qui pèsent sur l’individu et amoindrissent ses raisons d’agir – par défection, consentement, adaptation, etc. – et des élans visant précisément le dépassement de ces agir passifs et de ces vécus d’impuissance par la tenue d’un projetau sens sartrien du terme : échapper à ce que l’on est. De fait, Uzeste Musical s’oppose aux cadres normatifs des sphères sociales auxquelles il prend part – à commencer par ceux des industries culturelles – et, par cette lutte, devient, en quelque sorte, disposéà envisager « [son] potentiel d’être autre chose que ce qu’ils [est] [et] de pouvoir se dépasser » (Spurk, 2010 : 141). L’éthique ou la morale pratique sur laquelle repose l’intranquillité uzestoise se voit donc relayée par des engagements et des activités improvisatoires qui semblent ouvrir, non sans difficulté, à la possibilité d’un dépassement conscient de son être social et celle d’un développement de « la transcendance de [ses] manques et souffrances, de penser au-delà de ce qui existe et d’en envisager le dépassement » (Spurk, 2007 : 26). 

De par le refus de s’accommoder aux principes de réalité du monde tel qu’il va, les subjectivités peuvent s’avérer intranquilles d’au moins trois manières pouvant se coupler les unes aux autres : a) elles peuvent être, d’une part, offensées par le fait qu’on leur impose des logiques d’existence qu’ils estiment illégitimes et dégradantes ; b) elles peuvent être, d’autre part, éprouvées par la faible efficience des réponses pratiques qu’elles tentent d’apporter aux situations qu’elles dénoncent et auxquels elles s’affrontent; et enfin c) elles peuvent être blessées par leur éventuel manque de radicalité, leur propre consentement et leur participation effective à cette société pourtant réprouvée (connivence, autodiscipline, autocensure, etc.). Comme le rappelle Jean-Paul Sartre dans ses Cahiers pour une morale, je cite: « être contre la société qui en même temps m’aliène, c’est toujours être contre moi-même en tant que j’en fais partie comme objet. Je suis à la fois dedans et dehors » (1983 : 119). Mais ces subjectivités malmenées sont également, dans le même temps, travaillées par des passions joyeusesqui leur fournissent « une précieuse part d’indépendance par rapport au monde extérieur » (Freud, 2010 : 64), les habilitent, les affermissent, leur donnent d’autres raisons d’agiret ouvrent un peu plus l’horizon potentiel d’un monde meilleur. 

Les luttes menées à Uzeste sont âpres. Si elles ne portent pas un devenir historique proprement révolutionnaire, elles n’en sont pas moins intenses car elles touchent aux trajectoires existentielles, professionnelles et s’arriment à des passions à la fois tristes et joyeuses,des bonheurs et des tragédies personnels. La valorisation croisée de l’individuation, de l’improvisation, de la créolisation, de l’engagement comme modalités pratiques d’être au monde conduit à de fortes exigences quant aux capacités des œuvriers et de leur entourage à devoir s’ajuster à un environnement qui est envisagé comme devant être impermanent afin de demeurer fertile et d’éviter le confort du consentement. Être capable de composer avec l’instabilité et le déséquilibre chroniques nécessite d’accepter d’évoluer dans un milieu erratique qui rejette la facilité, la planification, la stratégie ; incite à prendre des risques et à se mettre en danger.

L’incertitude uzestoise est maintenue par un recours ordinaire à des formes de désorganisation, de déstabilisation collective, de mauvaise foi, de mentir-vrai, d’exagération, de jugement qui ne cessent de mettre à l’épreuve (de soi) les prenants-part. Les actions qui conviennent – valorisées et valorisantes – sont alors celles qui s’avèrent ou semblent capables de traiter et de répondre à la précarité ambiante et – encore une fois – au surgissement de l’événement ou de l’accident, lequel peut d’ailleurs être provoqué à dessein afin de mettre à l’épreuve. 

Échafauder, prévoir, planifier ou répéter en deçà du nécessaire, faire du « just in time » et du hic et nuncdes formes d’intensification du présent, chercher la discordance et la rupture plutôt que l’accord, exprimer l’insatisfaction plutôt que l’agrément, etc., sont autant de modalités concrètes qui invitent à développer des comportements « d’urgence » estimés comme essentiels à une individuation critique. Le « chorus » ou le « solo » – formes musicales faisant la part belle à l’expressivité personnelle – sont par exemple promus en dehors même de la scène, au risque de la majoration de postures de type show off, pouvant relever de simulacres et, a contrario, n’évitant pas l’écueil de la sous-estimation d’actes fortement structurés et préparés qui, s’ils laissent de factopeu de place à l’improvisation, peuvent néanmoins être sources d’épochèspratiques, i.e. « de mises en suspens de l’adhésion première à l’ordre établi » (Bourdieu, 1981 : 69). De même, les situations de conflit ne sont pas seulement envisagées comme l’un des moyens possibles d’une mise en condition critique, mais semblent aussi, parfois, constituer une fin en soi.

La Relation et la créolisation glissantiennes dont on a déjà dit deux mots et sur lesquelles fait fond la geste uzestoise sont certes censées produire des résultats insoupçonnés, mais cette imprédictibilité ne veut pas dire que le processus ne doit pas être enrichi et échafaudé par un travail préalable. Le lyannaj, pour parler comme Glissant, n’est jamais le produit d’une pure energeia libérée dans le moment de la rencontre, il est également le précipité de compétences, de ressources et de dispositions apprises et engrammées depuis des expériences passées. 

De fait, à Uzeste, le combat pour l’instauration d’une ruralité critique est envisagé comme devant nécessairement s’arrimer, d’une part, à la valorisation des milieux de mémoire (là où la mémoire est toujours vivante) et, d’autre part, à l’entretien d’une mémoire des luttes – gagnantes et perdantes – ainsi qu’à la création de lieux de mémoire dédiés (fêtes, symboles, archives, etc.) ayant vocation à pallier ou anticiper la disparition des milieux susceptibles de maintenir le lien rationnel et émotionnel avec l’héritage critique local.

Si le combat pour le maintien d’un front culturel de résistance populaire est bien vivant, il tient notamment cette capacité à se conjoindre à une histoire qui en révèle tant l’origine que la nécessité, car, comme le suggère Walter Benjamin, « c’est une image irrattrapable du passé qui menace de disparaître avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu comme désigné en elle » (2013, thèse V : 59). L’enjeu est double. En premier lieu : maintenir une filiation et la force d’un legs critique qui, tendanciellement, en bien des endroits, « ne survit pour ainsi dire plus que sous la forme spectrale » (Traverso, 2016 : 21) et/ou spectatorielle.En second lieu : accepter l’expression d’une dette, i.e. être redevable, pour pouvoir s’appuyer sur la force d’un héritage assumé et bénéficier de cet « accord secret entre les générations passées et la nôtre » (Benjamin, 2013 : 55). Lors de son retour à Uzeste à la fin des années 1970, Bernard a dû notamment travailler à rendre cet accord explicite. La mise en visibilité/publicité des ascendances critiques est alors passée par un aboutement des formes culturelles traditionnelles qui étaient en train de se perdre, avec celles de l’avant-gardefreedont les esthétiques fort dissemblables sont néanmoins, l’une et l’autre, les traductions musicales de collectifs sociaux en résistance. L’Estaminet a par exemple longtemps été le « temple » local d’une musique de bal exutoire qui permettait l’expression corporelle et sensorielle d’une difficulté à vivre, laquelle trouvait alors à se sublimer dans la dépense des corps, du jeu et de la rencontre. La musique de danse, quand elle n’est pas un pur produit de l’industrie du divertissement, a partie liée avec l’idée d’un partage et la possibilité de faire l’expérience concrète d’un vivre ensemblequi n’est pas sans rapport avec les luttes pour l’émancipation et la subjectivation politique.

Le pari de l’intranquillité « d’ici d’en bas » est donc aussi celui de l’entretien d’une « mémoire en marche ». D’une part, il s’agit de restituer aux uzestois/uzestiens le sentiment qu’ils appartiennent à une histoire culturelle, sociale et politique émaillée de luttes sociales : celles menées en défense de la langue occitane, le mouvement communal du Midi rouge, les luttes syndicales pour le maintien d’emplois locaux, le combat des gemmeurs et des métayers pour sortir du servage, etc. (Larzac, 1971 ; de Sède, 2013). L’objectif est ainsi de leur rappeler qu’ils ne sauraient accepter, en tant que sujets ruraux, d’être réduits et forcés au silence « étant censés n’avoir rien à dire et ne pas avoir les mots pour le dire » (de Sousa Santos, 2011), et d’être jugés incapables de construire valablement depuis les racines culturelles qui sont les leurs.D’autre part, il s’agit aussi d’affirmer que cet ancrage historique n’est en rien un point de fixationqui enclot dans le passé – « une nostalgie récitative » –, mais plutôt un point d’appuii.e. un soutien permettant que les forces critiques du présent soient portées par un vecteur qui cible le futur, sans présumer aucun teloset sans se laisser miner par « le sentiment de la récurrence du désastre » (Bensaïd, 1997 : 246). Le couplage de ces deux attendus passe essentiellement par ce qui est défini comme une « oralitude », c’est-à-dire un ensemble de pratiques artistiques et polémiques relevant moins de la conservationque de la conversation

Force est de constater que cette dernière a pour avantage de maintenir vivace le legs critique en l’inscrivant au cœur d’un réseau de discussions, d’échanges, de Relations et de spectacles vivants. Les traces des combats menés sont ainsi entretenues par une activité créatrice qui vise à s’inspirer de ceux-ci, mais sans les réifier. Si l’existence de lieux de mémoire(Nora) permet de documenter cet héritage en y rassemblant des productions matérielles auxquelles il devient plus aisé de se référer, ce sont essentiellement les discours vivants – témoignages, analyses, art, mythes, mauvaise foi, contrefactualités, etc. –, et les moments de partage autour de l’usage public d’une raison et d’une sensibilité politique singulière qui fait possiblement de la mémoire une vivacité critique du réel, c’est-à-dire un imaginaire fertilisant le désir de dé-cadence et la capacité à se remémorer ce qui n’a pas encore été

L’intranquillité uzestoise n’est décidément pas une nostalgie, mais une négativité (Hegel) visant à« ramasser ce passé qui se dérobe, de l’affûter et de l’aiguiser avec patience, d’en faire une lame qui taille à vif dans l’avenir » (Bensaïd, 2010 : 53).