Lettre ouverte à mes enseignant.e.s de l’Université Rennes 2 — Mona, étudiante rencontrée en manif
Mon nom est Mona. J’ai 22 ans. Je suis étudiante. Avant de venir faire mes études à Rennes, j’étais scolarisée en Centre-Bretagne, en milieu rural, war ar maez. Mon père est ouvrier. Il travaille comme cariste dans l’industrie agroalimentaire. Après plus de vingt dans le même groupe, il gagne, à quelques euros près, 1700 euros brut par mois, auxquels s’ajoute une prime de Noël. La « prime des dindes » comme il dit. Une farce. Quelques centaines d’euros dont ma mère se sert pour acheter nos cadeaux et nous organiser un repas de fête qu’elle tient chaque année à arroser de mauvais champagne : « Nous aussi on y a droit ! ». Ma mère, elle, est employée. Employée de maison pour être précise. Une manière bien aimable pour dire qu’elle fait partie de ce salariat subalternisé, essentiellement féminin, qui travaille à temps partiel au service de personnes âgées ou de riches familles, pour pas grand-chose. Une grande partie de son salaire passe d’ailleurs dans les frais d’essence de ses trajets professionnels. Chez nous, les fins de mois sont difficiles, cela va de soi. D’autant que mes deux frères aînés sont au chômage et restent à la charge de mes parents. Maël sort d’un BTS et n’a le droit à aucune indemnité. Gurvan, un CAP de boulanger en poche, ne travaille qu’en intérim… quand il travaille. Il a vu ses allocations chômage fondrent comme neige au soleil ces derniers temps. Moi, je suis boursière, je vis en cité U à Villejean. Mais j’ai aussi des petits boulots à côté : du baby sitting, des inventaires ; caissière ou vendeuse, c’est selon.
Nous sommes une famille de Gilets jaunes. Mes frères ont longtemps squatté les ronds-points avant de se faire déloger et sont de toutes les manifs. Ce week-end, c’était l’acte 66. Ils sont montés à Rennes pour dire qu’« ils étaient là », pour gueuler leur colère de n’être rien et se prendre au passage quelques mauvais coups de matraque. Forcément, se faire taper dessus, ça agace et ils ne se sont pas laissés faire. Je suis fière d’eux, de leur détermination à rester debout et à se battre. Ne pas se laisser faire, ne pas se laisser aller à la résignation, ne pas se laisser détruire, reprendre ne serait-ce qu’un peu la main sur son existence. Comme de plus en plus d’individus, mes frères sont déterminés à ne plus se laisser prendre au jeu de la cadence et de l’ordre. C’était chouette cette manif. Des femmes et des hommes qui se battent pour leur dignité, pour ne pas s’abîmer davantage, pour ne pas crever.
En fin de manifestation, avant de repartir, ils m’ont payé une bière en terrasse. Je préfère au champagne. Il faisait froid, mais nous étions bien. Je les trouvais beaux tous les deux. Beaux comme la lutte. J’aurais aimé vous les présenter mais vous n’étiez pas là. Quelques heures avant, quand nous avons réussi à « prendre le centre ville », je vous ai pourtant aperçu. Vous flâniez après un retour du marché des Lices, vous vous baladiez en famille, à vélo, vous sortiez d’une librairie avec quelques bouquins en poche, vous rentriez dans un cinéma. La vie peut être douce. J’ai envie d’y croire. Cette douceur est néanmoins réservée à quelques-un.e.s. Ni mes parents, ni mes frères, ni moi n’y avons franchement droit. Dans quelques mois, je décrocherai un bac+5. Ma mère ouvrira une de ces mauvaises bouteilles de champagne. Pourtant, j’irai certainement grossir les rangs des dominé.e.s aux études longues (j’ai lu ça dans un livre passionnant d’Olivier Schwartz). L’inflation-dévaluation des titres scolaires me fera rejoindre Pôle emploi, ou bien je trouverai un job sous-payé pour sur-qualifié.e, à moins que ça ne soit juste un énième stage croupion. Alors peut-être devrais-je plutôt continuer à étudier ; faire une thèse. Ma directrice de mémoire me l’a proposé à demi-mots, mais seulement si j’ai un financement. On ne prête qu’aux riches répète souvent mon père.
La Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) contre laquelle vous devriez être logiquement tou.te.s vent debout ne m’y invite pas. Pourquoi me lancer dans un doctorat ? Pour gonfler les rangs du précariat de l’ESR ? Pour assurer vos TD, corriger des tombereaux de copies et faire la petite main sur vos projets de recherche, sous pression – surtout ne pas décevoir –, en étant payée moins que le SMIC horaire, plusieurs mois après avoir effectué avec zèle ces missions ? Et puis ça ne sera évidemment pas suffisant pour assurer ma survie matérielle. Alors il faudra que je continue un « travail à côté ». Condamnée à prendre le premier bullshit job ? Surveillante de musée me permettrait de pouvoir lire pendant le temps de travail, ou bien me lancer dans le travail du sexe, nettement plus rémunérateur. Mais quel temps me resterait-il pour mes propres recherches ? À la précarité s’ajouterait sans doute le surmenage, voire le mépris de soi. On y passe tou.te.s paraît-il. Et en admettant que je m’en sorte, ce serait quoi la suite ? L’Université à la sauce LPPR ne donne pas très envie : précarisation accrue, mise en concurrence généralisée, course à l’excellence, marchandisation des savoirs, recul des solidarités, bureaucratisation mortifère. Devenir une sorte d’intello camériste allant de tenure tracks en CDI-chantiers pour espérer peut-être, à près de 40 ans et après avoir porté nombre de vos valises, devenir titulaire d’une institution à la main du néolibéralisme ? C’est ça la promesse ? Et puis c’est sans compter la réforme des retraites : bouffer de l’amphi jusqu’à 67, 68, 69 ans… pour finir épuisée et être finalement pensionnée au lance-pierre ? Ça existe la pénibilité pour port de charge cognitive lourde ?
Si parmi les 37 % d’enseignant.e.s-chercheur.e.s qui ont voté Macron dès le premier tour, il en est sans aucun doute qui se repaissent de la sélection, de l’augmentation des frais d’inscription et de ce que cela permettra de politiques discrétionnaires dont ils.elles s’imaginent tirer idiotement quelque bénéfice, je sais aussi, pour vous avoir fréquentés, que la plupart d’entre vous voyez dans le macronisme pas autre chose que ce qu’il est : une saloperie qui signe la fin de la citoyenneté sociale, de l’État redistributeur et de tous les services publics (ESR, santé, justice, énergie, etc.). Je me doute que vous n’êtes pas d’accord pour que la pension des femmes soit inférieure à celles des hommes, que vous êtes contre la prolifération des emplois précaires, contre la compétition généralisée, les logiques d’exclusion et les discriminations. Vous pensez que l’Université doit être ouverte à tou.te.s, fondée sur la coopération, qu’elle doit produire des connaissances critiques et transmettre des savoirs émancipateurs. Alors pourquoi êtes-vous si peu solidaires du mouvement social ? Pourquoi restez-vous si timoré.e.s à vous engager pleinement dans cette grève dont nous avons tant besoin ?
Ma colère est grande de vous voir englué.e.s dans des réflexes corporatistes, dans le narcissisme de vos petites différences, dans vos postures d’intellos embourgeoisé.e.s défendant votre tout petit pouvoir symbolique (faire cours, nous dispenser vos lumières, nous évaluer). Comment pouvez-vous imaginer qu’un engagement de gréviste puisse ne pas être au moins aussi formateur que vos enseignements ? Dans la grève, on apprend à travailler collectivement, à argumenter, débattre, à élaborer du commun politique. Autant de choses auxquelles vous avez, en temps normal – reconnaissez-le –, bien du mal à nous éduquer. J’en rage de vous voir accroché.e.s à vos si insignifiantes prérogatives, alors que nous nous trouvons à un tournant historique. Notre avenir, celui de vos enfants et petits-enfants, mais aussi le vôtre, celui de mes parents et de mes frères se joue maintenant. Il nous faut mener la lutte aux côtés des autres secteurs mobilisés pour qu’ensemble nous obligions le gouvernement à retirer l’ensemble de ses contre-réformes. Nous n’avons pas le choix. Contre la marchandisation de nos existences, contre les violences policières et la fascisation rampante de la société, contre les inégalités et les injustices sociales, contre une université à la main du néolibéralisme nous avons le devoir de faire gronder encore plus fort notre colère. Vous avez le devoir d’y prendre votre part. Le 5 mars prochain débutera une autre phase du mouvement universitaire, à l’appel de la Coordination des facs et des labos en lutte : une grève sectorielle illimitée qui pourrait bien prendre des allures de grève majoritaire et générale.
Parce que vous m’avez tant apportée et que nous nous sommes tant aimés – comme titre le film –, je n’ose croire que vous resterez figé.e.s dans ces comportements crépusculaires à défendre une identité et des préséances professionnelles qui ne correspondent à aucune des nécessités portées par les luttes actuelles. Le monde universitaire est en crise. Non parce qu’il va mal (bien que ce soit le cas), mais parce qu’il bouge, que ses structures sont fragilisées par les coups de boutoir d’un macronisme pour qui le travail n’est devenu qu’une variable d’ajustement. Nous n’avons d’autres choix que de faire le pari que nous pourrons profiter de cette crise pour imposer pratiquement une autre vision de l’avenir. Si nous devions en rester là et donner, par inertie, avantage au probable sur le possible, nous le payerions au prix fort. Je sais que vous savez. Et si je vous écris cette lettre, c’est que je nourris l’espoir de vous voir pleinement engagé.e.s à nos côtés et, ensemble, de participer à ce mouvement général de construction d’un monde meilleur. J’aimerais, enfin, donner une bonne raison à ma mère d’ouvrir une bouteille de champagne digne de ce nom.
Rennes, le 17 février 2020.
Mona R.