Critique de la critique michéenne – Uzestival hivernal, Uzeste, 25 février 2018

Dimanche 25 Février

« Aujourd’hui c’est plus facile d’imaginer la fin du monde  que celle du capitalisme »


 Jean-Claude Michéa

Bienvenue pour la suite de ce dimanche poïélitique où nous allons tenter une fois encore de « donner une forme sensible à la présence de l’Idée » comme le proposait Hegel. Ce poïélitique dominical nous allons l’expérimenter cette fois en compagnie de Jean-Claude Michéa qui nous fait donc le plaisir d’être parmi nous aujourd’hui pour une conférence-débat qu’il a choisi d’intituler par une formule du penseur marxiste Fredric Jameson mettant bien en exergue l’un des paradoxes centraux de notre temps : « il est aujourd’hui plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme ».

Personnellement, il me revient de présenter l’invité de Bernard Lubat, les principaux jalons de son travail et d’animer la discussion qui s’ouvrira par après.

Présenter Jean-Claude Michéa n’est pas chose simple. On peut évidemment s’appuyer, et je n’en ferai pas l’économie, sur les habituelles variables descriptives : Jean-Claude Michéa est né en 1950 dans une famille communiste issue des classes populaires. Il passe l’agrégation de philosophie en 1972. Avant de prendre sa retraite dans les Landes, il a enseigné en tant que professeur de philosophie au lycée Joffre de Montpellier. Il a également milité au Parti communiste durant quelques années avant de s’en éloigner au mitan des années 1970.

Dans un entretien donné à la revue en ligne À Contretemps, ce bain communiste familial lui fera dire que, je cite, « le communisme a été [s]a langue maternelle, pour le meilleur comme pour le pire ». Pour le meilleur parce que l’idéal communiste ou socialiste reste l’horizon d’attente souhaitable pour l’instauration d’une société « libre, égalitaire et décente » selon la formule de Georges Orwell. Pour le pire, parce que le « socialisme réellement existant » incarné par le stalinisme, dont Jean-Claude Michéa fera l’expérience en se rendant à plusieurs reprises dans les pays de l’ex-bloc soviétique, a bien évidemment tout les atours d’un dévoiement, si ce n’est une dégénérescence de cet idéal.

Jean-Claude Michéa pourrait donc être désigné par trop rapidement comme étant un « homme de gauche », formule qu’il s’empresserait de suite de récuser. Sans doute est-il plus adéquat de le qualifier « d’homme du peuple », voire de philosophe populiste ou de penseur critique ambiguë, un peu à la façon dont Bernard Lubat se définit comme un amusicien pas très clair. De fait, Jean-Claude Michéa fait l’objet de nombreuses accusations, émanant parfois de personnes que l’on aime bien et dont certains sont des amis : Luc Boltanski, Philippe Corcuff, Serge Halimi, Isabelle Garo, Anselm Jappe…

Force est de constater que la pensée michéenne agace… à tort ou à raison ; elle agace les tenants de la « gauche de gauche » qui sous la plume de Jean-Claude Michéa sont souvent dépeints comme les idiots utiles du libéralisme, elle irrite les tenants des sciences sociales critiques et plus particulièrement les sociologues qui sont souvent qualifiés de « sociologues d’État » ou, pire encore, « de gauche » ; elle crispe également les sentinelles de la bien-pensance qui considère la critique du libéralisme de gauche comme un adoubement des politiques de droite ; elle tourmente enfin les constructivistes post-matérialistes de tout bord qui considèrent toute exigence de vérité, d’éthique ou de totalité comme le ferment de la pensée totalitaire. Ces derniers préfèrent évidemment miser sur le chaos libérateur de l’individualité exacerbée, l’aliénation consumériste, le narcissisme des petites différences, la prolifération des identités, la quiétude négativiste, la culture du dissensus, le nihilisme techniciste et l’abrogation de toute norme de conduite commune. Passons…

Force est de constater que, parfois, la polémique se fait rude… de part et d’autre. Frédéric Lordon, accuse notre hôte de dessiner, je cite, « une image angélique et désincarnée d’un peuple vertueux et digne par nature » ; Serge Halimi résume la supposée figure du prolétaire que dresserait Michéa comme celle d’un homme blanc « Musclé, français et chef de famille » ; Philippe Corcuff dénonce des penchants essentialistes, conservateurs et réactionnaires ; Jean-Louis Amselle considère que notre invité est à ranger du côté des rouges-bruns, etc. Comme le souligne Emmanuel et Mathias Roux, je les cite, Jean-Claude Michéa est « un auteur que tout classe a priori à gauche, alors que la quasi totalité de la gauche politique, universitaire, médiatique l’identifie comme un penseur de droite ». Sans doute la chose est-elle un tant soi peu exagérée, mais le constat est intéressant…

Toutefois, comme chacun sait, l’expéditif est une des tentations du polémiste et Jean-Claude Michéa en fait également, en certaines occasions, son miel. Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard et Bourdieu gagneraient sans doute à ne pas être mis dans le même sac, à tout le moins pour Bourdieu ; la sociologie bourdieusienne est me semble-t-il bien autre chose qu’un « dogme déterministe » ou qu’un « spinozisme simplifié » et une partie des sciences sociales se trouve fort heureusement à mille lieux de l’anthropologie libérale ou de l’industrie de l’excuse ; l’Université, quant à elle, est, certes, en certains de ses espaces le siège des « salonards » de la nouvelle gauche mandarinale bouffie de suffisance et en d’autres, la casemate académique des fronts politiques les plus libéraux, mais elle est aussi un lieu de résistance que d’aucuns essaient de tenir critique quoi qu’il en coûte. Concernant Mai 68, si l’on sait évidemment qu’il n’a été la répétition générale d’aucune révolution comme l’a construit une forme de léninisme juvénile et pressé, il n’est toutefois peut-être pas seulement, je cite, « l’abolition de tous les obstacles culturels au pouvoir sans réplique de l’économie » et la matrice culturelle de l’extension du contrôle social.

Un récent ouvrage écrit par Emmanuel et Mathias Roux a pour titre Michéa l’inactuel, c’est une autre option, pour dire combien la pensée de notre invité est une pensée à rebrousse-poil qui souhaite ne rien concéder à l’air ou à l’esprit du temps ni à ses catégories les plus en vue et au premier chef celle de progrès. Etre inactuel c’est refuser de vivre avec son temps tout autant que de faire table rase du passé. Aussi, Jean-Claude Michéa pourrait-il être qualifié pour paraphraser une formule de Nietzsche, de « vieux philosophe attrapeur des rats-tionalisations libérales ». Il est assurément socialiste et se dit, je le cite : « fidèle au principe d’une société sans classe, fondée sur les valeurs traditionnelles de l’esprit du don et de l’entraide ». Il avance, je le cite encore, être : « un démocrate radical, c’est-à-dire quelqu’un qui pense que la démocratie ne saurait être réduite aux seuls principes du gouvernement représentatif, lequel dépossède le peuple de sa souveraineté au profit d’une caste de politiciens professionnels et de prétendus experts ».

On l’aura compris, Jean-Claude Michéa est un philosophe critique iconoclaste. Il développe, depuis plus de 20 ans, dans une quinzaine de livres écrits avec une plume acérée et buissonnière, une pensée dialectique exigeante, abusant certes, formellement, des parenthèses et des scolies (i.e. des remarques critiques complémentaires à un développement qui les précède), mais qui s’astreint précisément à mettre en œuvre un principe d’argumentation et d’explicitation le plus complet possible.

Je ne me risquerai pas à résumer l’œuvre de Jean-Claude Michéa, mais je me permettrais toutefois d’en dire deux mots. Son travail se nourrit de multiples sources : Karl Marx, George Orwell, Pier Paolo Pasolini, l’Internationale situationniste et au premier chef de Guy Debord, Cornelius Castoriadis, Christopher Lasch, Karl Polyani, le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (le MAUSS), ou encore le mouvement décroissantiste.

Au risque de la caricature, il me semble qu’il est possible de considérer qu’une large partie des ouvrages de Jean-Claude Michéa ont vocation à creuser un même sillon critique qui se fonde un travail du négatif épousant deux directions complémentaires mais dont le point commun est de prêter attention à la longue durée et de mettre au jour les soubassements politiques, économiques, ou encore philosophiques du projet de la modernité libérale qui se caractérise par la recherche de la paix, l’apologie de l’individu et des intérêts personnels :

-la première direction critique qu’emprunte Jean-Claude Michéa s’appuie sur une critique radicale du capital et de la société libérale dont la force et la pérennité tiendrait à la mise en œuvre d’une dialectique négative fondée sur l’articulation des sphères juridiques et économiques, articulation qui assure l’extension des logiques de marché et que Jean-Claude Michéa présente comme caractéristique d’une double pensée à la fois économique et culturelle qui est celle de la democratic marketplace et de l’homo œconomicus ;

-la seconde direction critique que suit Jean-Claude Michéa vise à remettre en cause un certain « libéralisme de gauche » qui a lâché depuis longtemps les classes populaires – bien avant les rapports de Terra Nova – et qui fait le jeu du capitalisme et de l’idéologie dominante. La gauche ainsi désignée est évidemment celle de la social-démocratie rose pâle, mais c’est aussi la « gauche de gauche » ou ce que Jean-Claude Michéa appelle « l’extrême nouvelle gauche » qui feraient, chacune à sa manière, l’apologie des transgressions morales, du multiculturalisme, du métissage « hipe » et des luttes contre les discriminations (de Touche pas à mon pote aux Indigènes de la République) et ce, au détriment du populaire, des exigences démocratiques et de la question sociale. Il y aurait donc comme une connivence entre ces gauches et le projet libéral, notamment s’agissant de « privatiser toutes les valeurs communes » ;

Pour Jean-Claude Michéa, la concomitance des libéralismes de droite et de gauche se serait historiquement constituée pour assurer la coexistence pacifique d’individus dont on aurait admis, notamment du fait des guerres de religion, qu’ils n’ont aucune valeur morale ou philosophique commune. La réponse du libéralisme économique consiste à faire valoir les qualités du marché pacificateur, tandis que le libéralisme politique et culturel joue plutôt la carte de l’État, d’une redistribution minimale et d’une neutralité axiologique qui permettrait à chaque citoyen de vivre sa vie comme il l’entend, sous la seule condition que son usage de la liberté ne nuise pas à celle d’autrui. En théorie, l’État libéral et l’idéologie démocratique qui l’accompagne ont donc pour seule fonction de maintenir l’équilibre entre les différentes libertés rivales, d’éviter une guerre trop violente de tous contre tous, ou à tout le moins, d’arbitrer en fonction de « l’évolution des mœurs », de lâcher du leste quant aux demandes identitaires, communautaires et de reconnaissance, mais sans remettre en cause le marché, le libéralisme économique et la marchandisation accrue du monde.

Outre ce travail du négatif, Jean-Claude Michéa tente de repérer les jalons nécessaires à l’édification d’une société socialiste. L’un des piliers de cette refondation n’est autre que celui des valeurs morales portées par la culture populaire et dont la formulation conceptuelle tient à la notion orwelienne de common decency que Jean-Claude Michéa tente d’enrichir de l’anthropologie du don de Marcel Mauss autour de la trinité « donner, recevoir et rendre ». Dans une société socialiste, ce triptyque doit se développer sous les auspices de l’égalité et de l’autonomie individuelle. Aussi, la common decency dans sa version michéenne est une forme, je cite, de « réappropriation de cet esprit du don, sous la forme de règles intériorisées par la “conscience morale” individuelle » toujours indexée à des situations sociales concrètes et non à une supposée nature humaine ou du populaire. Par ailleurs, cette « décence ordinaire » ne suffit pas par elle-même à définir la totalité du projet socialiste. Jean-Claude Michéa ne cesse de le rappeler, tout comme de préciser que la logique du don n’est pas l’unique matrice de la common decency.

Cependant, la charge morale de la common decency est sans aucun doute un élément central dans l’instauration de résistances conséquentes. Le film Bricks que nous avons visionné la semaine dernière montrait par exemple combien l’une des conditions de possibilité de la lutte tenait précisément à la réinscription des sociabilités dans une common decency permettant que puissent se développer des dynamiques d’individuation nouvelles à partir de formes de bienveillance, d’entraide et de générosité. Passer de la souffrance et de la déploration à une prise de conscience active désaliénée et à l’indignation suppose un travail qui, d’une part, n’est généralement pas strictement personnel et, d’autre part, ne recouvre pas complètement la portée effective de la décence commune. Le film de Quentin Ravelli montrait, me semble-t-il, que le recouvrement d’une puissance d’agir et de penser passait par des solidarités, un collectif, mais aussi par des stratégies politiques dont la mise en œuvre permet l’émergence, sous certaines conditions, d’une contre-société solidaire, évidemment toujours fragile.

Le changement social à une plus grande échelle peut-il se suffire de la common decency et se passer de médiations comme celles du parti, de l’organisation ou de la raison stratégique. Il est évident que non à moins de vouloir dissoudre la question sociale dans les questions identitaires et l’exploitation dans les problèmes de reconnaissance. À l’évidence, Jean-Claude Michéa n’est pas de ceux pour qui l’agrégation d’identités fluctuantes doit pouvoir se substituer au sujet historique, au peuple ou à la classe. L’intérêt pour l’intersectionnalité, c’est-à-dire la combinaison des formes de domination et d’oppression, a tendance à faire des minorités opprimées l’alpha et l’oméga des nouvelles résistantes qui ont une fâcheuse propension à délaisser la nécessité d’une résistance globale et d’un projet révolutionnaire. Assurément, l’émergence d’une société socialiste ne proviendra certainement pas de l’unique transgression ludique des règles qui brident les identités minoritaires. Le croire c’est s’interdire de combattre sérieusement le capitalisme mortifère.

Précisons également que, pour Jean-Claude Michéa, la « décence commune » n’est évidemment pas une idéologie du bien ; elle n’est pas une valeur qui tomberait du ciel, mais bien, à l’instar de la classe qui est toujours une communauté politique en construction (le peuple qui manque), un ensemble de normes, de règles et de valeurs qui sont à définir, non en principe, mais en fonction de nécessités pratiques, concrètes, réelles, qui ne peuvent a priori se détacher de la lutte sociale et de la construction d’un peuple sujet politique capable, comme l’affirme Jean-Claude Michéa, je le cite, « de se mobiliser et de faire cause commune pour défendre à la fois ses intérêts – qui sont ceux du plus grand nombre – et sa dignité ».

Pour terminer cette introduction déjà trop longue, je me permettrais d’y mettre un peu de ma propre sauce, laquelle pourra agrémenter le plat principal dont Jean-Claude Michéa va nous gratifier dans quelques instants. Cet assaisonnement part d’une analyse de la période que je soumets donc à la sagacité de notre hôte et que je traiterais en 4 points qui sont à mon sens quatre nécessités à prendre en compte si l’on veut espérer faire un tant soit peu bouger le monde :

-première nécessité : réévaluer la place à donner à la démocratie directe ou radicale, au consensus, au peuple, aux processus constituants et ce, bien sûr au détriment de la démocratie représentative formelle et d’un personnel politique élitaire. Cet allant pour instaurer une démocratie nouvelle doit passer, me semble-t-il, par la prise en compte de l’utilité d’un « populisme de gauche » tel que le conceptualisent Chantal Mouffe et Ernesto Laclau et de celle de l’utilité de leaders charismatiques à l’instar de Pablo Iglesias ou Jean-Luc Mélenchon qui incarnent la polarité « progressiste » des luttes sociales, mais toujours au risque de l’étatisme, du républicanisme, d’un certain laïcardisme et d’un progressisme aux ordres du capital ;

-deuxième nécessité : reconnaître une place importante aux stratégies électorales et au suffrage universel visant la prise du pouvoir dans les conditions formelles de la démocratie représentative, stratégies qui devront toutefois être débarrassées de tout fétichisme de l’État. Il s’agit donc de ne pas confondre les fins et les moyens. Ces stratégies électorales doivent notamment rompre avec la fonction essentiellement tribunitienne de candidatures qui n’imaginent pas pouvoir gagner et donc n’envisagent aucunement des jeux d’alliance ; elles doivent également s’appuyer sur une complémentarité entre partis et mouvements sociaux.

-troisième nécessité : donner une place à une pensée et à une pratique des communs et des pratiques socialisées non étatisées visant à instaurer davantage d’autonomie et à élargir les zones de pouvoir autogestionnaires et coopérativistes, notamment à l’aune des principes d’un écosocialisme dégagé du productivisme et de l’étatisme. Ce point me paraît essentiel parce qu’il met le doigt sur une vision du politique qui doit forcément être bicéphale, à la fois dissociative et associative si l’on voulait reprendre les concepts de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Dissociative parce que le politique doit être agonistique, il doit s’opposer, jouer à plein le travail du négatif et ses conséquences, associative par ce que les alternatives politiques doivent aussi jouer la carte d’un agir en commun qui ne peut se satisfaire des luttes micropolitiques, minoritaires et d’un politique qui se résumerait à l’individuation. Ces deux orientations dissociative et associative doivent pouvoir s’articuler, mais les nécessités pratiques de l’une et l’autre de ces phases nécessitent évidemment des logiques qui peuvent entrer en contradiction ;

-quatrième et dernière nécessité : accorder de la place à des nouvelles alliances afin de construire une volonté collective et une hégémonie nouvelles qui ne sauraient être seulement attachées à la seule mobilisation du prolétariat stricto sensu, mais qui ne peuvent toutefois pas s’en passer. Il s’agit évidemment d’éviter les élucubrations qui, à l’instar de Judith Butler, voient par exemple la drag-queen comme le sujet historique, mais la question des secteurs à articuler dans le cadre d’une dynamique de transformation sociale d’ampleur doit être prise au sérieux. Dans les sociétés capitalistes avancées, les restants du salariat organisé, les classes moyennes urbaines disposant d’un capital culturel important mais précarisées notamment dans leur fraction la plus jeune et les populations immigrées des quartiers semblent ainsi devoir se rencontrer. Reste évidemment à voir sous les conditions de quel type de conjoncture cette articulation pourrait être souhaitable, possible et gagnante.