Choses lues, vues et entendues – Le premier mouvement de l’immobile (documentaire) – Pratiques de Formation Analyses
d’Ayala Valva (Sebastiano),Le Premier Mouvement de l’immobile, France/Italie, Les Films de la Butte, 81 minutes, 2018.
Le Premier Mouvement de l’immobile est un long métrage documentaire de Sebastiano d’Ayala Valva, réalisateur sensible qui nous a habitué à traiter avec finesse des troubles et des malheurs du monde (la fin de vie et la relation père-fils avec Farewell to the father– 2021 ; la Shoah avec Léo – 2020 ; le handicap avec Performants autrement – 2016, Différents comme tout le monde – 2015 et Adapté(s)– 2012 ; l’exil et la transsexualité avec Angel – 2011 et Les Travestis pleurent aussi – 2006). Ses productions relèvent pour l’essentiel d’un cinéma documentaire de l’intime qui raconte avec la pudeur curieuse de la distance impliquée, la difficulté des existences, au plus près de celles et ceux qui vivent ces existences abîmées. Le Premier Mouvement de l’immobile n’est pas son dernier film (2018), mais celui-ci a, comme on dit, une actualité, dans la mesure où il continue à être régulièrement sélectionné dans les festivals et à y remporter de nombreux prix (récompensé par la Société civile des auteurs multimédia aux Étoiles du documentaire ;meilleur premier film à l’International Documentary Film-Festival d’Amsterdam ; Prix spécial du Jury au Torino Film Festival, etc.).
De quoi Le Premier Mouvement de l’immobile est-il le nom ? À l’évidence, il s’agit d’un point de rencontre de certains des intérêts filmiques récurrents de son réalisateur, qui prolonge et croise un questionnement sur la transmission f(am)iliale et sur le processus de création, thèmes qu’il a respectivement abordés dans Farewell to the father (2021) et dans Taulé, la nuit s’efface[1](2016), documentaire qui nous plongeait dans les affres émotionnelles de l’élaboration picturale – entre Dali et Hopper – du peintre espagnol contemporain Antoni Taulé. Dans ce dernier film, Sebastiano d’Ayala Valva mettait en images d’autres images et tentait, par cette mise en abyme, de révéler – i.e. de faire mieux apparaître – les espaces intermédiaires, les seuils et autres passages qui, rendus accessibles par l’art, relient les êtres à des « ailleurs » qui, quels qu’ils soient et quoi qu’en disent leurs créateurs, sont des supports permettant possiblement de s’arracher aux pesanteurs d’un quotidien qui cadre, maintient, asservit. Le rapport au père et à l’art traité dans ces œuvres interroge finalement un lien à la mort, qu’elle soit physique, symbolique ou sociale.
Le Premier Mouvement de l’immobile s’inscrit dans le sillage thématique de ces documentaires, mais il s’attaque à une gageure supplémentaire puisqu’il s’agit, en l’espèce, de rendre visible des créations qui ne relèvent pas de l’œil mais de l’oreille[2]. Car ce à quoi s’intéresse, ici, le documentariste tient au sonore. Non pas tant à la musique qu’aux sons ; ceux pour le moins inquiétants, de profundis, tout droit sortis de l’imaginaire du compositeur italien Giacinto Scelsi (1905-1988). Scelsi est de la famille de Sebastiano d’Ayala Valva. C’est un cousin de son père qu’il n’a jamais eu l’occasion de rencontrer (celui-ci vivait quasi reclus à Rome et souhaitait qu’aucune image de lui ne circule), mais dont la musique, enfant, le terrifiait. Mais Scelsi n’est pas (que) l’original de la famille ; c’est aussi « un nom » respecté de la musique contemporaine[3], féru d’ésotérisme, une sorte d’anthroposophe imprégné de culture orientale qui affirmait être traversé par une inspiration qui lui venait de divinités indiennes et dont il ne serait finalement que le « facteur[4] ». Il fera notamment l’acquisition d’un des tout premiers instruments électroniques, précurseur du synthétiseur, l’ondioline – dont il se servira comme d’autres compositeurs s’appuient sur le piano – qui lui permet de développer un travail d’improvisation autour du timbre[5], de la microtonalité et de la monodie (certaines de ses pièces sont fondées sur une unique note jouée par un orchestre de chambre).
Le film se présente comme une sorte d’enquête organisée autour de « pièces à conviction » (les bandes enregistrées par Scelsi à la fin de sa vie, durant cinq nuits consécutives, qui ont servi de matériaux de base à ses mémoires[6] ; ses enregistrement pour orchestre) et de témoins privilégiés : quelques-unes des musiciennes qu’il avait choisies pour donner corps et âmes à ses œuvres. Le documentaire que nous livre Sebastiano d’Ayala Valvan’est pas très loin d’une forme de réalisme magique conjoignant réalité et fiction, planification et accidents, écriture et improvisation, dans un mix filmique qui laisse une grande place à l’étrangeté, à l’émotion et plus particulièrement à une intranquillité qui semble aussi avoir été celle des interprètes-intercesseuses[7]de Scelsi : « Quand je l’ai rencontré, j’avais peur de me perdre. Je savais où il voulait m’emmener, mais j’avais peur de ne pas en revenir. Maintenant, avec l’âge, je sens que je peux y aller, sans me perdre » confie la clarinettiste Carol Robinson dans une mise en scène qui fait inévitablement penser à… un tableau d’Antoni Taulé. D’autres moments mettant à l’honneur la poétique sonore du maestro montrent fort bien l’intensité, l’épreuve et les tourments qui lui sont attachés, à l’instar de la séquence dans laquelle la contrebassiste Joëlle Léandre, spécialiste de musique improvisée libre, joue dans un jardin public de Montmartre une pièce ponctuée de hurlements, ou celle de fin, qui montre le chœur et l’orchestre philarmonique de Radio France interprétant la symphonie chorale Uaxuctum[8], œuvre majeure de Scelsi qui sonne comme un catafalque sonore pour la fin des temps.
Le Premier Mouvement de l’immobile est un documentaire qui, « à l’image » de la musique de Scelsi, est étrange. Il sort et, surtout, fait sortir de l’ordinaire, de par son objet d’abord, mais aussi par une construction formelle qui, en apparence assez sage, est entièrement au service du sujet qu’elle traite. Certains plans de coupe, les scènes balnéaires, celles de chirurgie, la présence du père du réalisateur qui semble divaguer (double de substitution de Scelsi), etc. sont autant de suggestions visuelles qui ramènent le spectateur-auditeur à la puissance créatrice du son. C’est sans doute le principal intérêt de ce long métrage documentaire que de nous inviter à réfléchir à cette musique qui, certes agencée (organisée), est surtout une musique de la profondeur. Il nous pousse à porter attention aux sons ici orchestrés, mais aussi, par extension, aux sons du quotidien, à ce qu’ils son(t), à ce qu’ils font, à ce(ux) qu’ils servent, à leur genre et, pourquoi pas, à leur « race » ou à leur classe… (à quand une « sonologie » intersectionnelle ?). En cela, le film de Sebastiano d’Ayala Valva résonne avec certains travaux (e.g. ceux de Juliette Volcler[9], de Salomé Voegelin[10], de la revue Syntone[11], etc.) portant sur les usages et enjeux du design, de l’écologie ou de la pollution sonores et qui envisagent le son comme une matière sociale et politique façonnant les existences. Au moment où l’éducation critique aux images et aux médias se développe en différents secteurs (scolaires, militants, etc.), sans doute serait-il utile d’y greffer d’autres intérêts de connaissance portant, eux, sur l’agentivité des matériaux sonores. Là où Scelsi s’interrogeait, depuis un mystique personnelle, sur l’essence des forces fondamentales du son, il, s’agirait, depuis une perspective scientifique critique de ressaisir les puissances sonores comme participant aussi de rapports sociaux.
[1]https://www.antonitaule.com/art-documentary/.
[2]Plusieurs plans du film portent sur des expériences cymatiques (la cymatique est une technique découverte au XVIIIesiècle par le physicien allemand Ernst Chladni et popularisée par le médecin et artiste suisse Hans Jenny au XXesiècle, permettant la visualisation des vibrations acoustiques) dont on nous donne à croire qu’elles sont en lien avec la musique de la bande-son. Or ce n’est pas le cas. Seules les fréquences pures provoquent des figures telles que celles que l’on voit à l’écran.
[3]Notamment rattaché au « courant spectral », fondé sur le travail du timbre et de sa perception. Il a écrit près de 150 pièces.
[4]Il est interné en psychiatrie à plusieurs reprises, notamment atteint pas un trouble du comportement l’empêchant d’écrire. Aussi fera-t-il appel à des assistants-copistes mettant en partition des bandes magnétiques qu’il leur fournissait. Certains de ses enregistrements de travail qu’il fait donc transcrire (et augmenter ?) par d’autres se sont révélés être des collages de génériques, lus à l’envers ; pratique qui a remis en cause, un peu plus encore, la paternité de ses œuvres. Après la mort de Scelsi, le compositeur italien Vieri Tosatti a par exemple affirmé être l’auteur d’une partie des œuvres signées par celui-ci.
[5]Le timbre est une sorte d’« épaisseur » sonore essentiellement perceptive, dont on ne peut rendre complètement compte par des mesures physiques.
[6]Il Sogno 101 (Actes Sud, 2009).
[7]La plupart du temps, des femmes : Muriël Jaer, Marianne Schroeder, Michiko Hirayama, etc.
[8]https://www.youtube.com/watch?v=XgFlNB3QeOo.
[9]E.g.son plus récent ouvrage : L’orchestration du quotidien. Design sonore et écoute au 21esiècle (La Découverte, 2022).
[10]E.g.The political possibility of sound. Fragments of Listening (Bloomsbury, 2018).