Jack Goody – Technologies (de l’intellect), pouvoir et politique – Chapitre
« Les systèmes de communication sont clairement en rapport avec ce que l’homme peut faire de son monde à la fois intérieurement en termes de pensée et extérieurement en termes de son organisation culturelle et sociale. Des changements dans les moyens de communication sont donc liés de façon aussi bien directe qu’indirecte à des changements dans les modes d’interaction humaine. » Jack Goody, Entre l’oralité et l’écriture (1994).
Sir John Rankine (Jack) Goody est né le 27 juillet 1919 à Londres. Il décède le 16 juillet 2015 à Cambridge dont il connaissait parfaitement l’Université pour y avoir commencé un cursus en littérature anglaise dont il sort diplômé en 1946 (notamment influencé par le courant New Criticism de Franck R. Leavis), y avoir terminé ses études (un doctorat en anthropologie en 1954), puis y avoir été élu fellow du St John’s College en 1960, directeur d’études en 1969, reader en 1971, professeur en 1973 et y avoir dirigé le département d’anthropologie jusqu’en 1985 (Grillot, 2012). Il y rencontre notamment Eric Hobsbawm et Ian Watt avec qui ils partagent des engagements socialistes et un goût affirmé pour le jazz. Engagé volontaire durant la Seconde Guerre mondiale, il sera amené à séjourné en Égypte, à Chypre, en Palestine, en Cyrénaïque et en Italie où il sera détenu durant une année après avoir été capturé par l’armée allemande à Tobrouk en juin 1942. Il s’échappe lors d’un transfert ferroviaire. Recueilli et caché par des bergers des Abruzzes analphabètes, il affirme que cette situation aurait été à l’origine de son intérêt pour la communication, la literacy et notamment les différences entre les sociétés avec et sans écriture (Goody, 1996c ; 2004a ; 2009b). De nouveau fait prisonnier, il est envoyé en Allemagne dans le camp de prisonniers de Moosburg, au sein duquel il restera une année durant laquelle il lira notamment The Golden Bough. A Study in Magic and Religion (1890) de l’anthropologue écossais James G. Frazer et What Happened in History (1943) du préhistorien australien d’obédience marxiste Gordon Childe (MacFarlane, 2015)[1] :
« Il [Childe] ébranla mes préjugés eurocentriques en attirant mon attention sur les accomplissements magistraux de l’ancien Proche-Orient durant l’âge de bronze, avec l’invention de l’écriture, de la vie urbaine spécialisée, d’une multitude de métiers, d’une agriculture plus avancée (y compris l’irrigation et la charrue tirée par des animaux) ainsi, bien entendu, que celle de la roue. […] Pour quelqu’un comme moi qui avais passé quelques années en Méditerranée, le compte rendu de Gordon Childe sur les développements de l’âge du bronze à travers le monde fut vraiment stimulant. Ce développement incluait l’invention de l’écriture et de la charrue, un autre sujet qui m’intéressait de par son absence dans l’Afrique sub-saharienne – une absence que j’essayai de lier à la nature du droit de la propriété et à la stratification de nombreux artisanats et techniques me paraissant essentiels au déploiement de l’histoire culturelle » (Goody, 2004c : 181-182 et 216).
À la sortie de la guerre, il reprend ses études, cette fois en anthropologie, à Oxford, où il devient notamment l’étudiant d’Edward E. Evans-Pritchard, figure importante de l’anthropologie sociale britannique. Il sort diplômé en cette discipline une année plus tard (1947). Après une expérience de deux années dans le domaine de la formation pour adultes (il devient superviseur d’une section de l’enseignement postscolaire dans le Hertfordshire), il retourne à l’Université de Cambridge pour y faire son doctorat, qu’il soutiendra sous la direction de Meyer Fortes (Goody, 1962). Il obtient une bourse du Colonial Social Science Research Council qui va lui permettre de partir en Afrique pour mener ses premières enquêtes ethnographiques. Elles portent sur les LoDagaa établis au nord-est du Ghana (sur les territoires de la colonie britannique de Gold Coast – e.g. Goody, 1957 ; 1962), notamment sur leurs traditions orales et plus particulièrement sur le Bagré[2], mythe relatant la création de l’homme et ses relations à la divinité et aux esprits de la nature sauvage – au principe d’un rite d’initiation – dont il recueille et compare les récitations qu’il va enregistrer[3], transcrire, traduire et qu’il va passer à l’écrit (Goody, 1972 ; 1977 ; Goody, Gandah, 1980). Ce travail minutieux qui lui prendra plusieurs années l’amène à insister sur la créativité des récitants du mythe, qui en proposent des variations et des déclinaisons incrémentales. Les « conteurs » ne sont pas de simples passeurs qui racontent à l’identique, modulo quelques altérations, mais co-produisent, lors de leurs performances orales, l’invention du grand récit qu’ils narrent. Ce constat portant sur les récitations actives du Bagré constituera, pour Goody, une clé de lecture centrale lui permettant de saisir les situations de communication comme mobilisant des entités (personnes et objets) participant de la configuration de la praxis transmissive et sémiotique.
Ses terrains africains le renforcent dans ses intérêts pour la literacy (Goody, Watt, 1963), le passage de l’oralité à l’écriture, l’alphabétisation, ainsi qu’à leurs conséquences sur les structures sociétales (institutionnelles, étatiques, marchandes, etc.) et celles de l’individu, notamment quant aux aspects cognitifs : « dans quelle mesure la diffusion de l’écriture peut‑elle expliquer [les] différences [entre les cultures] ? En prenant en compte les contextes formels de l’écriture, tels le tableau ou la liste, quelles peuvent être les implications de la représentation graphique du langage sur les processus cognitifs ? Comment les usages de l’écriture ont‑ils participé du développement de la pensée abstraite manifestée dans les grandes religions, le commerce, les administrations étatiques ? etc. » (Segalen, 2016 : 7). La publication de The domestication of the savage mind en 1977 (traduit deux ans plus tard aux éditions de Minuit sous le titre La raison graphique, le sous-titre reprenant le titre original) synthétise ses analyses en ce domaine d’intérêt. L’ouvrage fait date – il s’agit du premier ouvrage de Goody traduit en français. Il met en lumière les principes analytiques qui lui permettent de se saisir des objets assez divers[4] (la chose culinaire – 1984 ; 2006d ; Goody, Goody, 1995 –, la famille européenne et les systèmes de parenté – 1985 ; 1996a ; 2000 ; 2001 ; 2003a –, la culture des fleurs – 1994a –, les représentations, la religion et notamment l’influence de l’Islam, etc. – 1994b ; 2004b, 2006a/b). Il y montre en quoi l’écriture est une technologie de l’intellect (Goody, 2006c ; 2007 : 193 et seqq.) d’importance décisive, hégémonique, dans la mesure où elle charpente nombre de milieux associés et de pratiques sociales.
Ses travaux de renommée internationale, dont Martine Segalen estiment qu’ils ont été « comme un heureux contrepoids aux théories structurales lévi‑straussiennes » (2016 : 5), se caractérisent par le déploiement d’une anthropologie érudite, encyclopédique, fortement mâtinée d’histoire[5] (Goody, 1997), mêlant intérêt pour le présent et le temps long[6], et qui, par ailleurs, se fonde sur un comparatisme ample (Grillot, 2012), portant notamment sur les aires géographiques européennes, asiatiques et africaines. À cela, s’ajoute une attention à saisir la concaténation des facteurs et des faits sociaux, culturels, religieux, techniques, économiques, politiques. Aussi prône-t-il, « une approche dynamique, [prenant] en compte, sur la longue durée, ces deux données que sont d’une part le mode de circulation de l’information, et d’autre part le mode d’évolution et de transmission de schémas de comportements complexes » (Goody, 2010 : 384-385). Ses intérêts de connaissance « grand-angle » l’amène, d’une part, à battre en brèche l’idé(ologi)e d’une supériorité occidentale européenne pour montrer que le Vieux Continent s’est en fait codéveloppé en lien étroit avec l’Asie (il parle à cet égard, plus volontiers, d’Eurasie – Goody, 2000 ; 2002 ; 2009a) et, d’autre part, à souligner la singularité africaine concernant nombre de faits socio-anthropologiques (groupes familiaux, transmission des biens, cuisine, rapport à la nature sauvage et domestiquée, etc.). Goody s’attache à mettre en lumière les singularités des sociétés humaines et à pointer les différences « entre les cultures de la houe et de la charrue, entre celles qui possèdent une écriture et celles qui n’en ont pas, entre celles dont les femmes sont exclues de l’héritage et celles où elles y ont leur part, etc. » (Segalen, 2016 : 5). Il insiste, néanmoins, sur le fait que les singularités ne doivent en aucun être essentialisées, mais sont à considérer comme des différentiels ne devant pas figer des démarcations anthropologiques entre « Eux » et « Nous » (Goody, 1973).
Resté fidèle à ses engagements socialistes de jeunesse, Goody a continuellement essayé (et réussi) à mettre au jour les liens étroits qui existent dans différentes cultures – et qui les spécifient –, entre les dynamiques de production, les structures socio-économiques, leurs contextes techniques, les modes de communication[7] (physiques et symboliques) et les logiques de pouvoir et de domination entre sociétés et à l’intérieur de celles-ci (e.g. Goody, 1962 ; 1967 ; 1985 ; 2000 ; 2012). Ainsi en va-t-il, par exemple, des pratiques culinaires chez les LoDagaa et les Gonja, qu’il met en lien avec les mécanismes/techniques de production (agriculture, transaction), de distribution (stockage, transport, impor-expor-tation) et de consommation de nourriture (préparation, sustentation), ou encore de la culture des fleurs qui ne saurait être pleinement analysée sans être mise en perspective avec le niveau technique et de hiérarchisation des sociétés où elle (ne) se développe (pas) :
« On ne cultive pas de fleurs dans l’Afrique traditionnelle, sauf dans certains secteurs directement placés sous l’influence de l’islam. La cause en est, nous l’avons souligné, une agriculture archaïque, limitée à l’usage de la houe, qui ouvrait peu de perspectives au développement d’une société et d’une structure stratifiée et complexes ; peu de perspectives à l’émergence d’une culture du luxe et de formes de vie différenciées, inspiratrices d’une horticulture axée sur des objectifs ‘‘esthétiques’’, ‘‘non utilitaires’’ – d’une agriculture qui ne serait plus strictement ordonnée aux nécessités alimentaires de la population ou à l’effort de guerre, mais répondait à d’autres besoins, liés aux pratiques religieuses, aux rituels d’offrande et, par-dessus tout, au culte du beau » (Goody, 1994a : 507).
Éloigné de toute forme de dogmatisme théorique, il n’hésite pas à discuter et à prendre ses distances avec les tentatives structuralo-marxistes notamment inspirées des travaux de Louis Althusser, mais aussi avec certaines notions marxiennes :mode de production (notamment asiatique), travail, capital (Goody, 2010 : 393 et seq.) ou classes sociales (Goody, 1955), sans pour autant lâcher les principaux acquis du matérialisme historique ; par exemple, en ce dernier cas, l’intérêt de penser les appartenances sociales, leurs rapports avec les cultures ordinaires/fonctionnelles/de consommation et spécialisées/ornementales/de luxe (Goody, 1984 ; 1994a) et les styles de vie qui leur correspondent. Pour reprendre, une nouvelle fois, l’exemple de la culture florale :
« La culture des fleurs et les offrandes florales, souvent ‘‘emblématiquement’’ associées à une consommation ostentatoire, se sont heurtées à la réprobation des philosophes chinois, des stoïciens romains, des clercs islamiques et des réformateurs chrétiens. Toute motivation spécifiquement religieuse mise à part, le ‘‘luxe’’ des fleurs revient constamment dans la ligne de mire des premiers Pères chrétiens, et la virulence de leur critique est certainement un facteur du déclin de la culture florale – de la culture des fleurs, de leur connaissance et de leur usage – qui accompagne le dépérissement progressif du ‘‘paganisme’’ romain ; mais les moralistes romains avaient déjà vu, comme Ibn Khaldun au Moyen Âge, que le luxe effréné des classes dominantes était le funeste présage de la fin des empires » (Goody, 1994a : 514-515).
Goody a œuvré en social scientist hétérodoxe, faisant fi des communautarismes disciplinaires, des loyautés de chapelle et de la hiérarchisation des objets de recherche. Dans une veine critique du capitalisme et, à sa façon, postcoloniale[8], ses derniers travaux[9] (décrit par Segalen comme « son grand combat final » – 2016 : 10) n’auront de cesse de dénoncer l’ethnocentrisme occidental (eurocentrisme), téléologique, et la manière dont « l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde » (sous-titre de l’ouvrage Le vol de l’histoire – 2010), notamment en primitivisant l’extra-européen et en survalorisant le « miracle occidental ». Pour ce faire, il n’hésite pas à s’« attaquer » à certaines figures tutélaires tels que Joseph Needham, Fernand Braudel ou Norbert Elias[10] (Goody, 2003a) et n’hésite pas davantage à remettre en cause certaines vérités historiques parmi les mieux établies, à l’instar de la singularité de la Renaissance, dont l’anthropologue (2003a ; 2020a) montre qu’elle n’est pas seulement un phénomène occidental, tant s’en faut.
Son histoire culturelle des fleurs l’amène, par exemple, à démentir l’idée d’une avancée rapide vers la modernité propre à l’Occident et propose d’envisager le phénomène comme un rattrapage d’autres grandes traditions, plus anciennes et extra-européennes (Goody, 1996b). De même, s’agissant de l’individualisme et de la démocratie, qui en est son expression politique, Goody (2010 ; 2020b) estime qu’ils ne sont pas des singularités européennes puisqu’il est, d’une part, possible de retrouver ce couplage dans d’autres aires géographiques (e.g. au Japon, en Inde, en Chine) et, d’autre part, que celui-ci n’a pas toujours été le principium des formes de vie politique du monde occidental. L’anthropologue réaffirme, au passage, la nécessité de « pendulariser » (Verdrager, 2010 – Goody défend, par exemple, l’idée d’une alternance au sein des grandes civilisations eurasiennes) les Grands Partages (Goody, 2009b ; 2014) entre les sociétés « primitives » et avancées (Goody, Watt, 1963), l’Europe et l’Asie (Goody, 2009a ; 2022), l’Orient et l’Occident (Goody, 1999 ; 2002), la modernité et la tradition, la science et la technique (Goody, 2010), les objets et leurs usages (Goody, 1994a ; 2012) :
« Tout d’abord il me semble que les renaissances doivent être comprises comme le mouvement de retour d’une oscillation pendulaire. À certains moments le dogmatisme d’une religion du Livre peut ou doit être contrebalancé par un retour à des savoirs originaux, aux textes considérés comme fondateurs d’une civilisation. Le regard se porte alors sur les origines – c’est l’étymologie du mot re-naissance –, le plus souvent dans un regain de maîtrise de l’écriture : c’est elle qui permet de remonter ce passé à la surface. C’est aussi le moment où le théâtre et la sculpture ont de nouveau droit de cité, après des interdits qui peuvent avoir duré mille ans, comme en Europe. Le livre, de sacré, redevient profane. Ma seconde idée est que l’Occident n’a pas le monopole des renaissances. La Renaissance européenne a opéré un retour à la tradition intellectuelle des Grecs. Mais ce mouvement n’est pas propre à l’Europe. Les Arabes aussi, par périodes, ont vu le livre redevenir profane. Bagdad a connu au IXe et au Xe siècles une période d’intense foisonnement, où la quasi-totalité des ouvrages de science disponibles à l’époque furent traduits en arabe – courant qui a gagné ensuite l’Europe via le sud de l’Espagne, et a contribué à ‘‘notre’’ renaissance. Cette renaissance arabe s’est éteinte quand la maîtrise de l’écriture s’est affaiblie et le livre est redevenu sacré. L’Inde et la Chine ont connu elles aussi de « nouvelles naissances ». La Chine, après que le bouddhisme a étendu son emprise – un peu à la façon du catholicisme, même si la référence au texte sacré était plus distanciée –, a connu lors de la dynastie des Sung, aux XIe et au XIIe siècles, un retour au confucianisme, plus laïc, et un fort regain de l’activité intellectuelle et scientifique. Je ne veux pas minimiser l’ampleur de la Renaissance européenne. Mais les théories européocentriques qui en découlent ne tiennent pas. Marx et Weber ont présenté l’histoire de l’Europe comme un phénomène linéaire, à la fois original et déterminant, seul capable d’expliquer notre succès dans les sciences et les techniques : l’enchaînement d’un Moyen Âge féodal avec une Renaissance, suivie d’un capitalisme pur aurait produit ce ‘‘Grand Partage’’ qui a distingué l’Europe du reste du monde, et les sociétés modernes des sociétés primitives » (Goody, 2009b : 9)
L’œuvre de Goody est considérable (46 livres et près de 400 articles) et il ne peut, ici, être question d’en dresser un panorama exhaustif[11]. Nous nous intéresserons à l’une de ses lignes de force qui consiste à considérer le rôle que joue la technique dans la production des sociétés (Guichard, 2016) : « essayer de définir la nature de l’humanité dans les sociétés industrielles et même préindustrielles sans parler des outils dont nous nous servons, de la machine qui nous permet de faire le tour du monde en vingt-quatre heures ou moins, c’est laisser de côté un facteur crucial concernant nos opérations et notre compréhension du monde » (Goody, 1994b : 261). Aussi, souhaiterions-nous, dans la suite de cette contribution, revenir plus particulièrement sur les travaux de l’anthropologue qui concernent, d’une part, l’écrit, l’écriture et ce qu’il nomme les technologies de l’intellect (1979 ; 2018 [1986] ; 1994a ; 1996d ; 2007 – Thomas Grillot parle à cet égard de « tropisme technologiste de la pensée » – 2012) et ceux qui, d’autre part, touchent aux cultures matérielles et technologiques, notamment au travers de deux ouvrages qui n’ont pas été traduits en français (contrairement à nombre d’autres ouvrages de Goody) : le court essai Technology, Tradition and the State in Africa (1971a) et son dernier livre, Metals, Culture and Capitalism (2012). Ces deux livres soulignent, de manière plus centrale qu’en d’autres travaux, l’importance des déterminations matérielles et de la technique dans la construction des cultures et des sociétés[12] :
« On reconnaît aujourd’hui que la Chine a été en avance sur l’Europe jusqu’au XVIe siècle. À cette période le philosophe Francis Bacon pensait implicitement de même : il considérait que trois grandes inventions avaient changé le monde, la poudre à canon, le compas magnétique et l’imprimerie ; or toutes trois venaient de Chine. […] D’une façon générale, je ne crois pas que le capitalisme (comme le voudraient les théories de Marx), un rapport particulier à la religion (avec Weber) ou des phénomènes démographiques (selon Malthus) puissent expliquer seuls l’évolution des civilisations et de leur rapport aux savoirs. Les relations entre communication et invention jouent tout autant. Le développement du commerce, par exemple, prend souche sur une part d’échanges (d’objets, de savoir-faire, de savoirs) et une part d’activité plus personnelle, faite d’invention et d’ingéniosité technique. La technologie de l’intellect qu’est l’écriture y a d’ailleurs toute son importance » (Goody, 2009b : 9-10).
Literacy et technologies de l’intellect
Dans un article écrit avec son collègue et ami Ian Watt (1963), les auteurs mettent à l’honneur la notion de literacy, qui, en l’espèce, ne se rapporte pas seulement à un référentiel de compétences ou à une capacité à maîtriser l’écrit, mais plutôt à un dispositif au sens où pourrait l’entendre Michel Foucault (qui n’est pas cité), c’est-à-dire un agencement sociotechnique qui fonde un enracinement du scripturaire dans « l’ensemble du réseau social » (2001 : 1059) et dans sa distribution sur des entités hétérogènes, notamment des objets techniques (papier, presse, crayons, etc.) et des systèmes sociaux imbriqués[13] « où l’incorporation de l’écrit ne va pas sans le maître de l’abécédaire, où le tableau ne va pas sans la table de multiplication, où les lignes de compte ne vont pas sans les secrétaires à leurs machines, où la mémoire des hommes ne va pas sans la mémoire des ordinateurs, bref à l’empire d’un habitus littératien qui se généralise… » (Privat, 2015 : 256) :
« Mais notre intérêt pour ces thèmes était dû également à nos expériences dans les camps de prisonniers où, pour la première fois, nous nous étions retrouvés sans rien à lire. Plus tard, alors que je travaillais en Afrique de l’Ouest, j’avais la même question à l’esprit : comment ces sociétés fonctionnent-elles en l’absence de communication écrite et qu’est-ce que cette absence entraîne dans leur vie mentale et dans leur organisation socioculturelle ? […] Nos expériences avaient éveillé en nous, mais au début surtout en Ian, un intérêt pour les sociétés sans écritures, purement orales – comment les gens percevaient-ils le monde sans papier ni crayon ? – et, plus généralement, pour les conséquences de l’écriture sur les sociétés humaines. Dans quelle mesure la diffusion de l’écriture pouvait-elle expliquer les différences entre les cultures, et plus spécifiquement ‘‘le miracle grec’’ ? Nous voulions mieux cerner comment certaines sociétés pouvaient être passées de l’utilisation de la logique, dans le sens d’un raisonnement séquentiel commun à tous les êtres humains, au développement d’une ‘‘logique’’ spécialisée au sens aristotélicien du syllogisme, sans faire appel à de vagues explications se rapportant aux mentalité » (Goody, 2004c : 223-224).
Dans « The consequences of literacy », Goody et Watt s’appliquent, dans le sillage de ce que développent Eric Alfred Havelock (1982) ou Walter Jackson Ong (1982 – respectivement spécialistes de la littérature du monde classique et de la Renaissance), à saisir les conséquences que le système d’écriture alphabétique a eu sur la production symbolique des traditions orales, sur les modes de pensée et sur les institutions. Aussi ne réfèrent-ils plus « les différents modes de pensée à de purs états de conscience irréductiblement clos sur eux-mêmes [en s’imaginant pouvoir les] considérer indépendamment des conditions concrètes de leur communicabilité » (Bazin, Bensa, 1979 : 7). Munis de l’écriture – dont l’apparition tient, d’après Goody et Watt, de l’effet conjugué du développement des échanges commerciaux, de l’usage plus répandu du fer et d’un système politique peu centralisé –, les Grecs de l’Antiquité deviennent, par exemple, en capacité de parfaire des argumentations, de réviser et de complexifier des systèmes de pensée, de développer le raisonnement logique, critique, comparatif, réflexif ou encore de transformer des faits passés en connaissances cumulables. « Facteur habilitant » (Gough, 1968 : 84) d’un point de vue cognitif et permettant que « les relations humaines ne [soient] plus limitées à l’impermanence de la conversation orale » (Goody, Watt, 1963 : 344), la réduction de la parole à des formes graphiques alphabétiques participe aussi, à un niveau plus global, à la construction de structures sociales et de traditions culturelles plus ou moins (in)égalitaires, y compris au sein des sociétés ayant des écritures dites « démocratiques » (i.e. plus aisément appropriables – Diringer, 1962).
Quelques années plus tard (1968), Goody dirige l’ouvrage Literacy in Traditional Societies, qui traite de l’irruption de l’écrit au sein des cultures orales et des effets inhérents à la matérialisation du langage, quand l’idéel et le matériel se rencontrent et font émerger une visibilité du langage et une « raison graphique » qui en bouleverse l’économie des pratiques. Les thèses que développent Goody et ses co-auteurs (le texte écrit avec Watt y est repris et devient la base d’une discussion collective) sont notamment proches des travaux de Ong (1982) qui envisage l’écriture comme une technologie des mots offrant au langage un nouveau régime de visibilité lié à la vue (et non plus seulement à l’ouïe) et transformant les modes de pensée et de la conscience. Avec l’écriture qui spatialise les productions langagières, ce sont de nouveaux modes de connaissance, de description et de raisonnement qui émergent et façonnent à nouveaux frais les représentations du monde :
« Si le langage est inextricablement associé à la ‘‘culture’’, c’est l’écriture qui est liée à la ‘‘civilisation’’, à la culture des cités, aux formations sociales complexes, bien que peut-être pas d’une façon tout à fait aussi directe. La question ne se résume pas non plus au jeu des conséquences exercées sur l’organisation sociale, tout aussi radicales qu’elles puissent être à long terme. Il ne s’agit pas seulement de fournir les moyens permettant d’étendre le commerce et l’administration mais de changements dans les processus cognitifs dont l’homme est l’héritier, c’est-à-dire les façons dont il comprend son univers » (Goody, 1994b : 21).
Par-là, Goody souligne que les opérations cognitives (mémorisation, classement, sémiose, etc.) tiennent de la rencontre des contenus symboliques avec les formats médiatiques (les modes de communication) qui en sont les supports, les cadrent ; couplages qui, par ailleurs, s’inscrivent eux-mêmes dans des rapports sociaux : « Qu’est-ce que la culture, après tout, sinon une série d’actes de communication ? La variation des modes de communication est souvent aussi importante que celle des modes de production[14], car elle implique un développement tant des relations entre individus que des possibilités de stockage, d’analyse et de création dans l’ordre du savoir » (Goody, 1979 : 86). C’est dans ce livre que va apparaître, dès l’introduction, la notion centrale de technologies de l’intellect (TI). Pour Goody, une technologie est ce qui équipe, les activités humaines. À l’instar de Marcel Mauss qui a mis en lumière l’existence de techniques du corps (1934), il considère qu’il existe des usages de la cognition qui sont modalisées par des outils symboliques et matériels, au nombre desquels le langage oral qui se déploie en divers codes langagiers (langues) et l’écrit qui prend forme via des systèmes d’écriture variés, dont notamment l’alphabet qui, par sa simplicité, permet une appropriation large. Mais d’ajouter : « en Grèce, ce n’est pas seulement l’alphabet qui est introduit, mais l’écriture sous toutes ses formes […]. Certaines caractéristiques de la culture grecque que nous associons à l’‘‘alphabétisation généralisée’’ devraient peut-être être liées à l’écriture elle-même » (Goody, 1968 : 20).
Cette attention portée plus globalement à l’écriture qui ouvre à « la possibilité du jeu de l’intellect sur la langue » (Bazin, Bensa, 1979 : 9) va notamment trouver à s’exprimer dans l’ouvrage pour lequel Jack Goody s’est fait connaitre en France : La raison graphique (1979 – paru dans la collection Le sens commun dirigée par Pierre Bourdieu, la même année que La distinction). Goody estime, d’une part, avoir trop insisté, dans ses écrits antérieurs, sur l’écriture alphabétique occidentale (Goody et al., 1991) et, d’autre part, ne pas avoir assez pris en compte ce que l’écriture elle-même fait au langage et à la langue. Il va alors s’intéresser aux « implications de la représentation du langage dans les processus cognitifs et, surtout [à] l’emploi partiellement décontextualisé du langage dans contextes formels » (Goody, 2018 : 31). Aussi, porte-t-il attention aux listes, tableaux (Goody, 1976), formules et recettes qui ne sont pas seulement des opérations formelles de présentation du savoir, mais des régimes d’énonciation qui participent à la (re)production et à la mise en forme des modes de pensée, et qui ont notamment été d’une grande importance pour les civilisations de l’écrit au Moyen-Orient. L’anthropologue indique la manière dont ces technologies de l’intellect formatent la production symbolique, mais aussi les structures cognitives et saisit également les manières d’appropriation de l’écriture par les sociétés d’Afrique de l’Ouest jusqu’alors restées orales (Goody, 1971b ; 1977), usages qui en modifient les systèmes de connaissance, mais aussi nombre d’aspects sociaux. L’écriture en tant que pensée écrite et savoir graphique ouvre des possibilités inédites d’examen du discours, de manipulation du sens et d’agencement des significations et des catégories de l’entendement. Elle implique « des modifications à l’intérieur même du psychisme[15] » (Goody, 1979 : 192 – dispositions cognitives, « aptitudes intellectuelles »), renforce par exemple le sentiment d’individualité et permet « d’accroître le champ de l’activité critique, favoris[e] la rationalité, l’attitude sceptique, la pensée logique ».
« Les possibilités de l’esprit critique s’accrurent du fait que le discours se trouvait ainsi déployé devant les yeux ; simultanément s’accrut la possibilité d’accumuler des connaissances, en particulier des connaissances abstraites, parce que l’écriture modifiait la nature de la communication en l’étendant au-delà du simple contact personnel et transformait les conditions de stockage de l’information ; ainsi fut rendu accessible à ceux qui savaient lire un champ intellectuel plus étendu. Le problème de la mémorisation cessa de dominer la vie intellectuelle ; l’esprit humain put s’appliquer à l’étude d’un ‘‘texte’’ statique, libéré des entraves propres aux conditions dynamiques de l’‘‘énonciation’’, ce qui permit à l’homme de prendre du recul par rapport à sa création et de l’examiner de manière plus abstraite, plus générale, plus ‘‘rationnelle’’. […] Une tradition critique continue ne peut guère exister quand les pensées sceptiques ne sont pas notées par écrit, ni transmises à travers le temps et l’espace, ni mises à la disposition de chacun de manière qu’on puisse les méditer en privé et pas seulement les entendre en public » (Goody, 1979 : 86-87 et 96).
Les technologies de l’intellect sont donc des manières de coder, d’agencer, de stocker, de mémoriser, de diffuser, de raisonner, de s’exercer à des « ruminations constructives », etc., qui sont l’expression de cultures et dont les usages font retour sur ces cultures via des boucles récursives. Elles sont façonnées autant qu’elles façonnent et sont appropriées et mobilisées par des individus, des collectifs et des institutions à des fins fonctionnelles et en lien avec des intérêts qui sont enchâssés dans la dynamique sociale :
« Ce que j’appelle l’écriture comme technologie de l’intellect permet aux gens de faire des choses qu’ils ne peuvent pas faire avant d’avoir appris et acquis cette technologie. […] Si je sais écrire, cela me permet d’être quelqu’un d’autre que si je ne possède pas cette technologie. Pour moi, cette réflexion avait une fonction d’explication des différences entre les individus et les cultures » (1996c : 215).
L’écriture est par exemple produite par certaines sociétés, mais elle induit aussi une structure sociale (Goody, 2006c). Non par sa seule force, mais en couplage avec d’autres forces (marchandes, religieuses, politiques, etc.) qui en sont inséparables et fondent un système de relations causales. Les TI sont une catégorie particulière de techniques qui participent notamment de la dynamique dialectique domination/émancipation et de rapports de pouvoir. Goody (1968) estime que les mots donnent sous certaines conditions – notamment de maîtrise –, des capacités, de la puissance, du pouvoir et qu’il existe donc des mots qui peuvent être mis au service de logiques de contrôle[16] et d’emprise, mis aussi de résistance. Autrement dit les TI sont ambivalentes dans leur plasticité à être mises au service d’entités sociales diverses, même s’il est bien évident que les dominants s’arrangent pour en régir l’accès (raréfaction, réservation, massification), l’acculturation (compétences, dispositions), l’usage et en orienter les bénéfices. L’alphabétisation a par exemple été contrôlée pour des raisons religieuses à l’instar du monopole brahmanique régissant l’apprentissage védique (Goody, 1994b : 121 et seqq.) :
« Je ne pense pas seulement à ces professions qui tirent avantage d’un accès privilégié, sinon exclusif, à la lecture et à l’écriture, tels les scribes, prêtres, clercs, etc. Je pense aussi à ce fait massif : pendant 5000 ans, depuis l’apparition de l’écriture quelque part au Proche-Orient jusqu’à une période très récente, l’histoire sociale de l’humanité a été celle de la domination politique, économique, culturelle, d’une minorité de lettrés sur une majorité de non-lettrés. Ce n’est pas tant que les uns ont accès, grâce à la maîtrise de l’écriture, à des ressources dont les autres seraient privés, en particulier au savoir. Non plus qu’une petite caste exerce, par l’écrit, une dictature féroce sur la multitude. C’est que la culture écrite, bien que minoritaire, influe sur la culture populaire, même lorsque celle-ci reste orale » (Goody, 2009b : 7).
C’est dans La logique de l’écriture (1986) que Goody va s’intéresser de plus près aux implications sociales de l’écriture dans différents secteurs d’organisation des sociétés au Proche-Orient, dans l’Europe médiévale et en Afrique de l’Ouest contemporaine[17]. Car les technologies scripturales de l’intellect induisent des opérations cognitives « qui [ont] des effets cognitifs bien sûr, mais aussi sociaux – un accès plus ou moins large aux élites diplômées, par exemple – et souvent politiques » (2009b : 6). La religion, l’économie, l’État ou le droit, sont des domaines de pratiques qui ont évolué avec l’introduction et le déploiement de l’écriture (sur les aspects juridiques et les guides de conduite, cf. aussi Goody, 2009c).
Concernant la religion, sans l’écriture, « aucune propagation, pas de prosélytisme, pas d’obligation de conversion, encore moins de dissidences, d’hétérodoxies, de spécialisation dans les rôles, aucune herméneutique ni scolastique, aucun contrôle possible de la communication » (Bert, 2019 : 411). Goody montre qu’il existe un lien intrinsèque entre les caractéristique des religions universelles du Livre (formes d’attachement, de fixation canonique, de propitiation, de conservation, etc.) et le mode écrit qui fixe les idéaux « dans un texte plutôt que dans un contexte » (Goody, 2018 : 60-61) et produit tendanciellement du conservatisme. S’agissant de l’économie, l’écriture permet l’émergence à grande échelle de la comptabilité, de la mesure normée, d’une mémoire des transactions, d’un enregistrement des dettes. Cartes, listes, tablettes, livres de compte, billets à ordre, etc., se trouvent au principe de l’activité marchande aussi bien locale qu’intercontinentale qui, pour se développer, eut besoin de fixer des mots et des nombres (un emploi non syntactique du langage) dans des mémoires externes, des moyens d’échange (notamment monétaires) et de crédit, dans des preuves fixant des quantités, des volumes, des valeurs, des possessions (actions). Quant à l’État et ses bureaucraties, ils sont une extension politique des manières de gouvernement, inenvisageables sans l’écrit, lequel rend possible l’administration à distance de formations sociales de plus en plus étendues (taxation, comptabilité nationale, correspondance administrative, recensement, traités, etc.). L’écriture permet de rendre spatialement et temporellement présente la parole du pouvoir, la diffusion de l’information, ainsi que le contrôle de vastes populations (Mattelart, 1994). Elle participe également à l’instauration d’un domaine juridique qui s’autonomise (qui se différencie des coutumes) et se spécifie dans des législations diverses. L’écriture permet de stabiliser et de généraliser des ensembles de croyances, de règles, de normes, de standards, de valeurs, de doctrines, de procédures, de rituels, etc., partageables dans le temps et dans l’espace et qui, combinés, donnent lieu à l’extension d’une variété de formations sociales, qui organisent, découpent et stratifient les mondes sociaux qui les constituent, permettent leur contrôle et leur reproduction :
« Avec l’écriture apparaît une situation nouvelle, puisque le prêtre a un accès privilégié aux textes sacrés (au singulier ou au pluriel) dont il est le principal interprète. En tant que médiateur, il bénéficie d’un lien unique avec le Dieu, dont il est souvent le seul à pouvoir lire la Parole. Au commencement était le Livre, mais c’était le prêtre qui lisait et l’interprétait. C’est pourquoi les religions du Livre sont souvent liées à des restrictions dans les usages et l’apprentissage de l’écrit. […] L’écriture a longtemps conféré une position éminente à ceux qui la pratiquaient. […] Dans les nations nouvelles de l’Afrique […] la position des hommes politiques, celles des prêtres, des professions libérales et des hommes d’affaires dépendent toutes de leur capacité à lire et à écrire et l’universalisation de ces compétences fait partie d’un credo incontesté » (Goody, 2018 : 55 et 167).
Comme nous l’avons déjà suggéré supra – et Goody n’a de cesse de le rappeler –, les personnes qui dominent (par) l’écriture (scribes, clergés, castes, classes, élites, etc.) peuvent imposer et stabiliser leurs intérêts, leurs représentations, leurs lois, aux autres corps sociaux qui ne la maîtrisent pas ou peu. La maîtrise du scriptural peut aussi permettre, a contrario, de révolutionner les mondes sociaux, à l’instar des esclaves de Bahia qui, en 1835, parce que musulmans lettrés (notamment éduqués à lire le Coran) avaient, par-là même, les moyens de s’organiser plus aisément que les colons blancs chrétiens, peu cultivés et pour certains analphabètes, qui les asservissaient (Goody, 2007 : 129et seqq.) :
« des billets servaient à transmettre des instructions, à planifier des incendies simultanés, à fixer des rendez-vous – on est bien du côté de la technicité de l’écriture, des savoir-faire qu’elle transmet, des capacités qu’elle accroît. Ensuite, les insurgés se sont servis des pouvoirs magico-religieux prêtés au livre : ils cousaient des sourates du Coran dans leur manteau pour se protéger des balles et se donner du courage. Mais l’islam a un autre avantage en termes de mobilisation collective, lié à son statut de religion écrite davantage qu’à ses préceptes eux-mêmes : écrit, donc détaché de ses conditions d’énonciation, donc universaliste, il a la capacité de traverser les appartenances tribales, ce qui contribue à l’unité des insurgés. Le contraste est grand entre la série d’insurrections qui secoue Bahia entre 1807 et 1835 et la rareté des révoltes d’esclaves non musulmans en Afrique occidentale, divisés par des affiliations ethniques résiduelles, exploitées par les maîtres » (Goody, 2009b : 7).
Autrement dit, l’écriture est une technologie de pouvoir, elle met capacité, procure de l’agentivité (« nous considérons l’écriture comme ouvrant des possibilités » – Goody, 2007 : 22) : « Si l’on considère que la politique traite de la distribution du pouvoir, il est alors nécessaire de rappeler que l’écriture constitue une dimension importante du pouvoir » (Goody, 2018 : 136). Elle donne, en premier lieu, quelque avantage aux cultures qui la possèdent et la maîtrisent sur celles, orales, qui n’ont pas ou moins cette forme d’habilité. Mais l’écrit et ses usages spécialisés conduisent aussi à une répartition du pouvoir à l’intérieur même des sociétés ; à l’évidence du côté des dominants, mais également, comme nous venons de le voir, du côté des dominés, qui ont su, en diverses occasions, en faire un instrument de lutte. Quand ils ne sont pas réservés à un groupe social qui en fait usage afin de se réserver une position culturelle, sociale, économique et/ou politique enviable, les modes de communication peuvent être des outils critiques de résistance et de mobilisation (Granjon, 2017). Et concernant l’écrit, force est de constater que les combats pour l’émancipation « ont souvent été liés à un mouvement en faveur de la littératie universelle, afin que le peuple puisse tirer des enseignements non seulement [des] écrits [protestataires], mais aussi de toute la culture écrite » (Goody, 2007 : 232).
Technique et politique
L’approche matérialiste de Goody[18] ne s’applique pas seulement aux faits de langage et d’écriture, mais porte plus largement sur les faits anthropologiques et la production des sociétés et des cultures : « les capacités humaines sont accrues par l’emploi d’instruments variés de nature matérielle et intellectuelle ; toute hypothèse allant dans un autre sens pose de sérieuses limites à la fois pour la recherche et les règles d’action » (Goody, 1994b : 295). Les technologies de l’intellect, mais, plus globalement, les techniques se trouvent au principe de la production de normes, de règles, de procédures, d’institutions, d’États, de marchés, etc. L’économie mondiale est, par exemple, considérée, avant sa phase d’industrialisation, comme un ensemble d’échanges commerciaux, mais aussi technologiques (Goody, 2004a).
Goody, se réclame notamment du préhistorien marxiste Gordon Childe (Goody, 2006d), pour qui l’âge du bronze (1930) est « un phénomène unitaire […] apparu au Proche-Orient ancien, puis qui, sans discontinuité se répandit vers l’est en Inde et en Chine, au sud en Égypte et à l’ouest en mer Égée » (Goody, 2010 : 520) en précédant de plusieurs siècles la renaissance européenne. À cette aune, le capitalisme n’est pas tant une invention de l’Occident qu’un développement particulier dû à des « séries explicatives » (au nombre desquelles il insiste fortement sur le facteur technologique : éducation, écriture alphabétique, science, imprimerie, etc. – Goody, 2004a), qui relève d’un contexte d’« intensification de l’activité économique et d’autres activités au sein d’un cadre à long terme qui serait celui des développements des villes et des activités de production et d’échange » (ibid. : 521). Pour l’anthropologue, la modernité et le processus de civilisation n’ont pas débuté dans l’Antiquité grecque et la notion de capitalisme n’est qu’une catégorie eurocentrique utilisée pour décrire un phénomène qui s’avère historiquement et géographiquement plus vaste (il existe par exemple une bourgeoisie instruite dans toute l’Eurasie) de stratification économique aux conséquences sociales, culturelles et politiques ; phénomène qui trouve son origine dans la révolution urbaine de l’âge du bronze. Si Goody reconnaît que la révolution industrielle du XIXe siècle a singularisé le développement européen de ce phénomène, il s’agit de facteurs conjoncturels qui ont différencié la continuité des civilisations urbaines. Le schéma évolutionniste antiquité-féodalisme-capitalisme censé caractériser le développement occidental n’est pas opérant pour Goody, qui estime que faire du capitalisme une spécificité européenne est au mieux « une parodie d’histoire mondiale » (2006d). Par exemple, en Europe, « la production industrielle de textiles n’a certainement pas commencé avec l’industrie cotonnière anglaise au milieu du XVIIIe siècle. Elle avait déjà commencé en Italie au XIIIe avec le dévidage de la soie, ce qui conférait à l’industrie du pays un avantage comparatif considérable. Ces procédés ont été développés en concurrence avec la soie importée de Chine et du Proche-Orient, où l’on trouvait déjà une certaine production industrielle » (ibid. : 508).
Dans Technology, Tradition and the State in Africa (essai publié une première fois en 1971 aux presses de l’université d’Oxford, puis republié chez Routledge en 2018), Goody produit notamment une critique du concept de féodalisme appliqué à l’aire subsaharienne, dont il estime qu’il ne permet pas de rendre précisément compte des phénomènes à l’œuvre et conduit même à des erreurs grossières d’interprétation comme de prétendre que la forme État serait née du contrôle des terres rares par des propriétaires terriens, alors que les terres furent en réalité abondantes mais pauvres et ne pouvaient donner lieu à un système féodal fondé sur la propriété foncière et le servage. Outre cette critique d’une analyse dont le modèle théorique ne permet pas d’expliquer convenablement les faits à l’étude, du fait de comparaisons à l’emporte-pièce et d’un « attachement rigide à un schéma européen particulier, que celui-ci découle d’un engagement idéologique explicite ou d’une incapacité à voir au-delà de notre propre tradition culturelle » (Goody 1971a : 13-14), Technology, Tradition and the State in Africa est surtout un ouvrage dans lequel Goody fait des techniques (de production/agraire et de destruction/militaire) un facteur analytique pertinent pour étudier les sociétés de l’Ouest Africain et les rapports sociaux et politiques qui les traversent.
Ce sont, pour lui, les systèmes techniques qui jouent un rôle prépondérant dans la production des formes sociales[19]. Ainsi, les sociétés africaines précoloniales ont-elles été configurées par leurs réseaux d’échanges commerciaux (des économies pour partie monétarisées et un commerce géographiquement étendu), mais leur originalité tiendrait surtout à leurs moyens de production, notamment agricoles (sans usage de la roue, de la charrue et de la traction animale).
« En Afrique, les machines agricoles, même élémentaires, étaient peu utilisées ; l’agriculture s’appuyait essentiellement sur l’usage de la houe […]. La force animale constitutive de la charrue eurasienne n’était pas utilisée. L’une des raisons évidentes de cette carence tient à ce que la roue […] n’a jamais pénétré l’Afrique précoloniale. […] L’absence de la roue signifiait que l’homme était non seulement incapable d’utiliser la force animale, mais aussi la puissance du vent et de l’eau. C’est pourquoi l’introduction récente du camion, de la bicyclette et du moulin à moteur a eu un effet si révolutionnaire sur l’économie rurale africaine. Mais l’absence de roue eut une autre conséquence pour l’agriculture, car elle limita les possibilités de maîtrise de l’eau » (Goody, 1971a : 25 et seqq.).
Parce que l’agriculture est par nécessité extensive, voire itinérante (une fois les sols épuisés, on déplace la production), Goody estime que les logiques de pouvoir à l’œuvre ne peuvent relever de la propriété des moyens de production, mais dépendent d’un contrôle plus direct des corps et des ressources : l’esclavage plutôt que le servage et la guerre de prélèvement (de biens et de personnes) et de conquête plutôt que la recherche de la productivité. Aussi, ce sont d’autres types de technique qui sont amenés à jouer un rôle éminent : les techniques militaires plutôt que de production. Celles-ci diffèrent à nouveau des techniques occidentales de destruction qui vont adopter les armes à feux, alors qu’en Afrique, ce sont majoritairement les armes blanches qui continuent à être produites, plus aisées à fabriquer dans le cadre d’une maîtrise moindre de la métallurgie. Si la cavalerie de combat existe, comme en Europe féodale, elle reste, constate Goody, une formation militaire légère[20] dont les armes offensives, autant que défensives sont de moindre efficacité et sont par ailleurs bridées par un facteur environnemental : la présence de glossines en certaines régions, susceptibles de transmettre des maladies parasitaires fatales aux chevaux (et aux animaux de trait). Toutefois, ce sont bien les cavaliers qui sont susceptibles de développer la puissance de pillage et de dommage la plus importante, ce qui en fait des candidats « naturels » pour occuper des places socialement et politiquement plus éminentes, du fait qu’ils soient en mesure de s’octroyer plus directement les bénéfices de leurs actions.
Avec cette même clé de lecture, Goody en vient à penser les systèmes politiques comme devant être saisis en rapport avec les systèmes techniques militaires qui les supportent, plutôt qu’en rapport avec la propriété des moyens de production. L’anthropologue s’intéresse notamment à leur niveau de sophistication et à leur coût. Plus une technique de destruction est élaborée et nécessite un travail spécialisé des métaux (et donc des compétences rares), plus elle s’avère réservée à une élite. La puissance militaire tend donc à être attachée à des régimes politiques qui ont tendance à se centraliser et à agir selon les instruments militaires qu’ils ont à leur disposition (épée-lance-cheval pour les royaumes des savanes – Mossi, Gonja, Bariba, Yoruba du Nord –, armes à feux importées d’Europe pour les royaumes des zones forestières et côtières – Ashanti du Dahomey et du Bénin) : « L’importation d’armes à feu et la demande extérieure d’esclaves ont [par exemple] encouragé les penchants guerriers des gouvernements centralisés et, par conséquent, la nature de leurs interactions avec les autres peuples » (Goody, 1971a : 39). Ce que Goody constate est que, plus la puissance de destruction est importante (i.e. techniquement évoluée et, de ce fait, rare), plus le pouvoir politique s’avère concentré, plus celui-ci contrôle et limite l’usage des technologies militaires, et plus la transmission du pouvoir s’avère par ailleurs étroite et réservée. Car ce sont les détenteurs dudit pouvoir qui bénéficient en premier lieu de la force de destruction militaire qui permet les conquêtes (butins et mises en captivité, en temps de guerre), assure l’exploitation du travail des esclaves (asservissement permanent par coercition) et de tirer bénéfices des transactions commerciales (taxes, droits de douane, frais de transports, etc., en temps de paix).
Le dernier ouvrage de Goody – Metals, Culture and Capitalism. An Essay on the Origins of the Modern World –, fait écho, quarante ans après, à l’essai que nous venons d’évoquer. Il s’appuie, sans surprise, sur les apports de Gordon Childe et la prépondérance que celui-ci donne à la technique dans le développement humain :
« C’est surtout au moyen de son équipement que l’homme […] agit et réagit sur le monde extérieur, en tire sa subsistance, en évite les périls ; qu’en termes techniques, il s’adapte au milieu ou même ajuste le milieu à ses propres besoins. […] [l’appareil technique corporel de l’être humain] s’est allégé si on le compare à ce qu’il fut aux origines. Des outils le remplacent, organes extra-corporels qu’il fabrique, emploie puis abandonne à volonté : pioches et pelles pour creuser, armes pour tuer le gibier et les ennemis, doloires et haches pour couper le bois, vêtements pour se maintenir à la bonne température, maisons de bois, de brique ou de pierre pour se mettre à l’abri » (Childe, 1961 : 14).
Metals, Culture and Capitalism est un ouvrage de synthèse, caractéristique des travaux menés par Goody dans la seconde partie de sa carrière[21]. Il y dresse un impressionnant panorama historique (à la manière du Mouvement de l’histoire de Childe) qui court des débuts de l’âge du bronze à nos jours, sous l’angle du rôle que jouent les métaux (cuivre, bronze, argent, fer, etc.) et la maîtrise de leur façonnage dans le développement des sociétés et des civilisations. Il identifie trois grandes périodes : celle des explorateurs (jusqu’au Moyen Âge), la période des marchands (jusqu’à la révolution industrielle) et, enfin, celle, contemporaine, des accumulateurs. Comme à son habitude, l’analyse relève d’un encyclopédisme universaliste et foisonnant qui lui permet d’insister sur les influences mutuelles entre grandes aires géographiques (Asie, Moyen-Orient, Europe) liées aux activités métallurgiques, à leurs conditions de possibilités (approvisionnement/importation, production, distribution, etc.) et à la manière dont elles se couplent à d’autres pratiques qu’elles permettent (e.g. l’invention de la poudre à canon et le développement des armes à feu), mais qui, aussi, les conditionnent (urbanisme, communication, commerce, exploitation du bois, écriture, etc.), et dont l’intrication conduit à des modalités de développement spécifiques. Le capitalisme est, une nouvelle fois (e.g. Goody, 2004a), décrit comme un long processus qui remonte à l’âge du bronze, a des origines agraires, et dépend, entre autres choses, des échanges eurasiatiques et de l’importance du commerce intercontinental, notamment dans la diffusion des techniques propres à certaines zones géographiques, à l’instar du développement de la métallurgie en Chine qui hérite par ailleurs de la culture de la poterie et de la maîtrise des hautes températures de cuisson. Et d’insister sur le fait que :
« dans ce processus d’échange, il n’y a pas de leader incontesté, pas de supériorité quasi permanente, pas de culture victorieuse, du moins de manière permanente. L’évolution varie selon les contextes. En matière de communication, les Chinois ont inventé le papier tandis que les Européens écrivaient sur des peaux ou des tablettes de cire. Ils ont inventé l’impression au tampon lorsque les Européens écrivaient à la main, souvent en copiant longuement. Mais c’est l’Europe qui a utilisé la presse, dérivée de celle utilisée pour presser les olives et le raisin, deux produits méditerranéens que la Grèce a exportés sous forme transformée. Les Européens ont ensuite développé la presse rotative et ont produit d’autres avancées, sur la base des découvertes chinoises, notamment en matière d’armes et de machines métalliques. Aucune région ni aucun peuple n’a le monopole des inventions et de la créativité dans ses diverse formes » (Goody, 2012 : 292).
La dernière partie de l’ouvrage (nettement plus courte) à laquelle s’ajoute une conclusion, porte sur la période qu’ouvre la révolution industrielle qui va donner des avantages temporaires à l’Occident, via le développement de la métallurgie :
« Mais la plus grande transformation est survenue avec l’avènement de l’utilisation massive du fer et du charbon lors de la révolution industrielle. Cela signifiait qu’une proportion considérable de la population ne travaillait plus seulement dans l’agriculture pour se nourrir, mais dans la production de biens pour les mines et les usines. Ce processus avait commencé bien avant, mais a maintenant fait un bond en avant, avec tant de travailleurs qui, non seulement produisent des biens et les transportent […] à travers le monde, où ils sont vendus. Toute cette activité impliquait l’expansion du savoir et la création d’un vaste système de production sous des formes écrites ; dès l’âge du bronze, l’écriture et les bibliothèques avaient vu le jour, d’une importance égale à celle des métaux. Les moyens de communication ont progressé parallèlement aux moyens de production, et c’est ainsi que le monde ‘‘moderne’’ a pris forme dans toute l’Eurasie » (Goody, 2012 : 252).
Goody fait le lien entre les dynamiques d’accumulation du capital, la place prise par les métaux dans la production et les nécessités que ce développement porte : extraction massive de charbon (et de fer dont les gisements furent importants en Europe), de pétrole, développement des canaux de communication fluviaux, navals, ferroviaires, routiers, etc. Il relève également que le travail des métaux s’accompagne de développements dans le domaine des arts et de la science et réaffirme à cette occasion l’inanité à penser séparément les domaines idéels et matériels, tout comme il lui paraît inconcevable de continuer à penser indépendamment l’Orient et l’Occident.
*
Jack Goody n’a jamais eu l’âme d’un théoricien. Il est resté, toute sa carrière, fidèle à une approche inductive, méthodologiquement proche d’une forme de grounded theory, les hypothèses de travail émergeant chemin faisant d’un travail d’enquête minutieux qui s’efforce de relier différentes dynamiques sociales par l’enchevêtrement de liens de causalité :
« Il faut également dire que lors de mon premier séjour en Afrique, je me suis proposé d’étudier une société qui n’avait jamais été étudiée. Il y avait une sorte d’obligation de recueillir autant de données que possible sur ce peuple. Autrement dit, j’ai abordé mon terrain d’une manière non-directive. L’idée était de regarder tout ce qui se passait pendant la journée, et de passer mes soirées à noter tous les événements de la journée dont je me souvenais. Tout pouvait avoir une importance. Par exemple, il était nécessaire d’observer comment les gens se saluaient, ou comment les femmes cuisinaient. Bref, je m’intéressais à chaque aspect de la vie en société. Bien évidemment, avec le regard holiste que beaucoup d’anthropologues ont adopté, je devais essayer de trouver les rapports entre un aspect de la vie sociale et un autre pour aboutir à une sorte de relation d’interdépendances circulaire. Par exemple chercher à repérer le rapport entre la cuisine et la différenciation sociale, même si je n’étais pas parti sur le terrain avec l’idée a priori que ce type de relation pouvait avoir un intérêt » (Goody, 1996c : 205).
Par exemple, l’anthropologue n’apprécie pas les spéculations des tenants d’une histoire économique globale, mais il ne goûte pas davantage à l’élaboration théorique sur matériaux, démarche qui lui semble tour à tour triviale, trop abstraite[22] et susceptibles d’écraser les subtilités du terrain : « pour moi, le problème n’est pas de tester une hypothèse générale, mais de définir les implications de la littératie et de voir comment elles entrent en relation avec les théories générales, déclarations, hypothèses et catégories des autres chercheurs et en fournissent une meilleure explication » (Goody, 2007 : 18). À propos des travaux de Pierre Bourdieu qui l’a accueilli dans sa collection Le sens commun, il affirme, ainsi, apprécier ses enquêtes ethnographiques sur l’Algérie et le Béarn, mais il ne reconnaît guère l’intérêt d’élaborer une théorie de la pratique ou tout autre modèle d’analyse plus généraliste (Goody, 2004d).
C’est par la profondeur et la comparaison historiques à partir d’intérêts pour certains motifs (la famille, l’écriture, les métaux, etc.) que Goody fait en quelque sorte, en creux, théorie. Il conserve de ses premières amours ethnographiques, la passion du détail et l’élan de totalisation qui conduisent à des analyses « débordantes » dont le lecteur a parfois quelque difficulté à s’emparer, faute de disposer d’un cadre analytique en facilitant la synthèse. Son anthropologie historique « grand-angle » intéressée aux inégalités à l’échelle du monde est parfaitement érudite mais – malgré son ouverture interdisciplinaire[23] –, ignore certains travaux en histoire, anthropologie et sociologie dont la fréquentation aurait notamment pu lui permettre de se dégager pleinement des quelques restes d’un déterminisme technologique[24] (la technologie fait la pensée, les mentalités, la culture) inspiré par la Toronto School of Communication (notamment Harold Innis et Marshall Mc Luhan – Watson, Blondheim, 2007), pour dialectiser davantage conditions matérielles, culturelles et structures du pouvoir et par là, selon Brian Street (1985), se défaire véritablement de l’opposition analphabètes/lettrés qui rejouerait – malgré que Goody (1968 ; 1973 ; 1986, etc.) s’en défende à maintes reprises et avec force arguments persuasifs[25] –, le grand partage primitifs/civilisés.
Toutefois, parmi ses analyses les plus convaincantes, outre celles qui portent sur le développement de formes intensives d’agriculture, celles qu’ils consacrent à l’urbanisation et à la croissance des institutions bureaucratiques ou encore celles qui traitent de l’émergence des formes de « hautes cultures » en Eurasie, on trouve, en bonne place, ses travaux sur la place de la technique, les moyens de communication, les technologies de l’intellect et les conséquences au long cours du passage à l’écriture (Olson, Cole, 2006) :
« Les différences dans le cours du développement mondial, depuis la Renaissance, tiennent en partie à la rapidité croissante des communications, consécutive à la transmission des techniques et des connaissances. […] Dans ce processus, les contacts entre les personnes et les échanges de biens et de matériaux étaient essentiels. Avec les changements dans la nature des marchandises et l’augmentation des échanges marchands, ces contacts ont intensifié les échanges d’idées, ce qui a stimulé le développement culturel et technologique. Quels ont été les facteurs qui ont permis cette intensification ? L’amélioration des communications en est une, la prospérité en est une autre » (Goody, 2012 : 292).
Goody oscille en fait entre une vision à tendance déterministe qui envisage les technologies comme parées d’une force autonome, et une vision plus contextualiste, qui tient davantage compte de leur insertion au sein de formations sociales singulières (Gough, 1968) et, par exemple, de la division sociale du travail opérant en leur sein (Goody, 1973). C’est par cet effet de balancier entre les caractères déterminants et déterminés des techniques qu’il met en lumière l’importance des modes de communication dans les transformations sociale et historique[26], et attire notre attention sur le caractère éminemment sociotechnique des sociétés, des différentes sphères de l’existence, mais aussi des vies mentales : « la technologie n’est en aucune façon non humaine, puisqu’elle est développée et utilisée par des mains et des cerveaux humains. […] Les produits de la technologie ne sont extérieurs que dans un sens formel, puisqu’ils sont formés par l’humanité, et à leur tour forment l’humanité » (Goody, 2007 : 198). On regrettera, à cet égard, que Goody n’eut que peu d’intérêt à mettre ses analyses matérialistes à l’épreuve de faits technologiques contemporains et tout particulièrement des lignées techniques les plus récentes.
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[1] Pour le détail de ses années de prisonnier, cf. (Goody, 1991 ; 2004c : 9-136).
[2] « Quand j’en ai entrepris le recueil, à partir de 1950, je pensais qu’il n’y en avait qu’une version. Les gens avec lesquels je travaillais m’avaient dit qu’il était toujours le même ; ils m’en répétaient les premières lignes, qui étaient pratiquement identiques. Mais je disposais d’un magnétophone, outil qui à la différence d’une simple notation écrite, permettait l’enregistrement exact d’une récitation. Je l’ai transcrit avec un ami LoDagaa. Nous avions de la peine à décrypter, il fallut faire de nouveaux enregistrements. C’est alors que j’ai compris qu’il avait des versions différentes. Il était même impressionnant de voir à quel point elles l’étaient. […] Lorsqu’un récitant ne parvenait pas à se rappeler précisément ce qu’il avait appris, il faisait donc du remplissage, il inventait. Cette découverte fut une révélation pour moi. Mes amis LoDagaa ne répétaient donc pas simplement le même texte au fil du temps, ils n’étaient pas prisonniers d’une sorte de mentalité mythopoïétique ou primitive. Ils exploraient des questions fondamentales, déclinaient diverses solutions plutôt que toujours la même. Leurs variantes n’étaient pas par ailleurs des modulations superficielles du mythe mais significatives, qui permettaient de saisir la façon dont ils pensaient, appréhendaient la vie et la comprenaient » (2009b : 12).
[3] Sur l’usage de magnétophone en contexte ethnographique, cf. (Goody, 2005).
[4] Thomas Grillot (2012), note que « L’œuvre foisonnante produite pendant ces trente ans de carrière universitaire s’est vue parfois reprocher son éclectisme. Il paraît plus judicieux d’y discerner plusieurs sillons ouverts assez tôt dans la carrière de Goody et obstinément creusés depuis, non sans évolutions ».
[5] Martine Segalen précise : « Goody, assurément, ne traitait pas l’histoire de manière conventionnelle, cloisonnée en périodes et spécialités : d’abord l’ouvrage [L’évolution de la famille et du mariage en Europe] court de l’Antiquité au contemporain en passant par une longue analyse des Réformes du XVIe siècle ; il embrasse le vaste espace de l’Europe (même si la démonstration traite principalement de l’Angleterre et de la France). Enfin, il met en relation la doctrine religieuse, le droit, les normes et les pratiques en brassant une foule de sources différentes. On comprend que malgré l’accueil enthousiaste des grands médiévistes comme Georges Duby et Jacques Le Goff, certains spécialistes aient pu être plus réservés » (2016 : 9).
[6] « En tout cas, je me suis toujours intéressé à ce qui se passe en histoire, pas seulement l’histoire récente, mon intérêt pour l’écriture m’a sensibilisé à la longue durée. Je m’intéresse aux effets de l’écriture sur la société humaine, sur l’histoire culturelle. Dans un sens, cette problématique s’approche de l’histoire spéculative contre laquelle mes maîtres objectaient. Si je veux analyser les changements des modes de communication, j’ai forcément un regard porté sur la longue durée, il y a donc une part d’histoire conjecturale. Mais en même temps, j’inclus dans mon analyse d’autres types d’informations, les observations de terrain, l’évidence des différences psychologiques entre les personnes qui savent écrire et celles qui ne le savent pas, etc. » (1996c : 220).
[7] « Tout le monde s’intéressait aux moyens de production, et je m’intéressais aux moyens de communication et à leur rôle dans le changement et le développement des sociétés » (Goody, 1996c : 215).
[8] Goody a été proche des mouvements anticolonialistes : « Lorsque je suis arrivé en Afrique, j’ai adhéré au parti de Nkrumah pour l’indépendance au Ghana, le Convention People’s Party. Cependant, je dois avouer que c’était autant pour savoir ce qui se passait au village que par conviction politique ; les deux motivations étaient liées. Beaucoup d’anthropologues de l’époque étaient liés aux mouvements d’indépendance, connaissaient leurs intellectuels et s’identifiaient à ces mouvements. Certains sont restés pendant très longtemps dans ces pays nouvellement indépendants en Afrique, en tant qu’enseignants, etc. Il y avait un lien fort entre les anthropologues et le mouvement anticolonialiste. Mais ça ne date pas de cette époque-là. Plus tôt, dans les années trente, il existait une revue qui s’appelait Fabian Colonial Review, publiée par des socialistes ‘‘fabians’’ à Londres, à laquelle de nombreux anthropologues étaient abonnés » (1996c : 208)
[9] À sa retraite anticipée au mitan des années 1980, Goody commence, en quelque sorte, une seconde carrière, tout aussi prolifique.
[10] Outre ces trois auteurs que Goody critique pour leur européocentrisme, il n’hésite pas, en bien des passages de ces écrits à remettre en cause les thèses de beaucoup d’autres chercheurs : Marx, Weber, Freud, Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss, Derrida, Giddens, Landes, Pomeranz, etc.
[11] Pour une bibliographie complète, cf. Vermeulen (Han F.). « Bibliography of Jack Goody, 1919-2015 », Encyclopédie Bérose des histoires de l’anthropologie, 2025.
[12] Il s’agit toutefois d’un leitmotiv dans l’œuvre de l’anthropologue et dans nombre de ses travaux, l’explication de la culture par la technique est présente. Pour ne citer qu’un exemple, l’agriculture et les industries manufacturières européennes ont été particulièrement marquée par les connaissances issues des mondes arabes quant aux techniques d’agronomie, d’irrigation, d’adduction d’eau et de maîtrise de l’énergie hydraulique, et ce progrès dans l’ordre de l’agriculture va s’accompagner d’une évolution dans les connaissances botaniques, pharmacologiques et médicinales, etc. (Goody, 2006b : 71 et seqq.).
[13] « Lorsque je parle d’écriture en tant que technologie de l’intellect, en particulier, je ne pense pas seulement aux plumes et aux papiers, aux stylets et aux tablettes, aussi complexes que soient ces instruments, mais aussi à la formation requise, l’acquisition de nouvelles compétences motrices, l’utilisation différente de la vue, ainsi qu’aux produits eux-mêmes, les livres qui sont rangés sur les étagères des bibliothèques, objets que l’on consulte et dont on apprend et qu’on peut aussi, le moment venu, composer » (Goody, 2007 : 194).
[14] Et de préciser que, contrairement à la notion de mode de production, celle de mode de communication conçoit qu’« une forme nouvelle succède à une autre sans toutefois la remplacer. […] Un mode de communication s’ajoute à un autre, qui ne rend pas la forme antérieure obsolète, mais la modifie de diverses manières » (Goody, 2010 : 225).
[15] Sylvia Scribner et Michael Cole (1981) étudièrent le rôle transformateur de l’alphabétisation sur la cognition chez les Vaï du Libéria. Leurs travaux conduisirent Goody à préciser et relativiser l’impact direct de l’écriture sur les processus de mémorisation, de classification ou encore d’inférence. Il discute les travaux de ces deux anthropologues dans les chapitres 9 et 10 de son ouvrage Entre l’oralité et l’écriture (1994b) et revient notamment, à cette occasion, sur l’hypothèse vygotskienne, mentaliste, qui, selon lui, ne prend pas assez en compte les facteurs historiques et culturels quant aux implications de l’écriture sur les capacités cognitives. Pour Goody, les effets de l’écriture sur les changements culturels relèvent également du temps long (Goody, 2008).
[16] Pour Goody, le développement de la bureaucratie dépend par exemple de la capacité à contrôler les relations au sein des groupes secondaires, via des moyens de communication écrite. L’écriture affecte les méthodes de recrutement et les compétences professionnelles, mais aussi le rôle même que joue la bureaucratie : « La relation entre le dirigeant et les dirigés devient plus impersonnelle, faisant davantage appel à des ‘‘règles’’ abstraites énumérées dans un code écrit et conduisant à une séparation nette entre les fonctions officielles et les préoccupations personnelles » (Goody, 1973).
[17] L’ouvrage collige quatre conférences données à l’université de Chicago en 1984 en l’honneur de l’anthropologue Lloyd Ashton Fallers, puis, l’année suivante, au collège de France, à l’invitation de Françoise Héritier.
[18] Goody développe, de fait, une approche matérialiste de l’écriture. Il souligne, par exemple, l’importance de la technique de fabrication du papier dans la pénétration culturelle de l’islam en Europe. Le papier devient le support privilégié de l’écrit, notamment couplé à la presse à imprimer adaptée aux caractères latins. L’anthropologue insiste sur le fait que le développement de l’industrie du livre, des bibliothèques et des savoirs – arts, lettres et sciences – issus du monde musulman s’explique par la « rencontre » du commerce, du papier, de l’alphabétisation croissante des Européens et d’une appétence croissante pour la connaissance (Goody, 2006b)
[19] Et tout au long de sa carrière il n’aura de cesse de creuser cette idée en multipliant les exemples (e.g. Goody, 2006c).
[20] Pour une cavalerie lourde, « l’équipement nécessaire [est] coûteux à entretenir et un approvisionnement suffisant en cavaliers armés nécessit[e] un entraînement long et un investissement important » (Goody, 1969 : 35). L’usage des étriers joue également un rôle important.
[21] Il explique son intérêt pour les techniques métallurgiques du fait de sa participation à un régiment de mineurs du Nottinghamshire durant la Seconde Guerre mondiale.
[22] « Que l’on songe par exemple, en France, au style de philosophes réputés comme Derrida, ou de sociologues de renom comme Bourdieu, pour ne citer qu’eux. Il en va de même pour Lacan ou Kristeva. Du point de vue de la communication, leur travail écrit tirerait profit de l’apport d’une bonne dose du langage de l’homme de la rue, d’un renouvellement de l’écrit par rapprochement du discours parlé » (Goody, 2003b : 11).
[23] Goody affirme « la nécessité […] de transgresser ces frontières entre disciplines dès que nous voulons entreprendre quoi que ce soit dans le domaine de l’étude comparative du comportement humain » (1979 : 32). Il écrit, ailleurs : « je m’engage personnellement, en faveur de l’unité des sciences sociales » (1994b : 16).
[24] Bien qu’il s’en défende depuis ses premiers écrits avec Watt sur la literacy : « Notre argumentation initiale n’était pas formulée en termes de déterminisme technologique ; elle visait à examiner les effets libérateurs des changements dans les technologies [de communication]. L’article aurait peut-être dû s’intituler ‘‘Les implications’’ plutôt que ‘‘Les conséquences’’ de l’alphabétisation, mais il nous a semblé inutile d’insister (plus que nous ne l’avons fait) sur le fait que d’autres facteurs pourraient entraver la réalisation de son potentiel de changement »(Goody, 1968 : 4). Pour une présentation (très) synthétique des critiques à l’égard des travaux de Goody et les réponses qu’il y apporta, cf. (Olson, 2008).
[25] « En prenant pour sujet l’écriture et la tradition écrite, je ne donne pas à entendre un instant qu’il s’agit du seul facteur en jeu dans une situation spécifique, je prétends simplement qu’il s’agit d’un facteur significatif » (Goody, 2018 : 33). S’agissant des controverses engagées avec Brian Street, cf. (Goody, 2007 : 17 et seqq.).
[26] « Même si l’on ne peut pas réduire un message au moyen matériel de sa transmission, tout changement dans le système des communications a nécessairement d’importants effets sur les contenus transmis » (Goody, 1979 : 46).
















































