Séminaire – Penser les dominations au sein du vivant – Séance 1 (suite)
Du vivant
Bien… Ceci étant précisé, j’aimerais commencer par essayer de définir ce que l’on entend par le vocable vivant. Les définitions sont évidemment fort nombreuses. Dans sa note sur la Vie pour l’encyclopédie Universalis, Georges Canguilhem fait remonter les premières tentatives à la Grèce antique et tout particulièrement à Aristote : « Nous entendons par vie, nous dit le philosophe, le fait de se nourrir, de croître, et de dépérir par soi-même » (De l’âme, II, 1). La religion, la philosophie, la médecine, la biologie, la physique ont évidemment fourni leur lot de définitions, considérant tour à tour la vie comme animation, comme mécanisme, comme organisation ou comme information (Canguilhem, ibid.), et ce, dans des perspectives allant de l’animisme (tout est vivant de la même manière) au mécanisme (il n’y a pas de différence fondamentale entre le vivant et le non-vivant) en passant par la métaphysique et le créationnisme (la vie a été créée par Dieu, des extraterrestres, une entité qui nous dépasse).
Ces dernières années, ce sont les recherches portant sur l’origine de la vie et faisant conséquemment l’hypothèse d’une vie possiblement extraterrestre (ce qu’on appelle l’exo- ou l’astro-biologie) qui ont renouvelé les manières de considérer le vivant. La NASA (la National Aeronautics and Space Administration – agence fédérale responsable de la majeure partie du programme spatial civil des États-Unis) a par exemple proposé que l’on puisse considérer comme vivant, « tout ensemble d’éléments interagissant chimiquement entre eux selon un principe d’auto-entretien et capable d’évolution darwinienne ».
Cette définition sous-entend que tous les systèmes vivants ont donc des caractéristiques communes : ils possèdent une structure ; des fonctions ; des liaisons structure/fonctions qui définissent un métabolisme ; une frontière qui délimite l’intérieur de l’extérieur du système ; une capacité à puiser dans son environnement des ressources, notamment en énergie, pour assurer son maintien ; une capacité à évoluer, c’est-à-dire à se transformer, à s’adapter et à se reproduire.
Cette définition nous invite, d’une part, à considérer qu’en tant qu’ensemble d’éléments interagissant selon un principe d’auto-entretien, le vivant relèverait d’un système de diversités enchâssées et, d’autre part, que ce système répond à la théorie de l’évolution darwinienne. Prenons le temps de préciser ces deux caractères du vivant :
-Donc premièrement, le vivant est composé d’éléments organisés en système : ça veut dire quoi ? Plusieurs points :
-1/ premièrement, que le vivant est composé d’une multitude de systèmes composés eux-mêmes d’éléments organiques (des organismes), qui possèdent une frontière définissant un intérieur et un extérieur, mais qui sont ouverts sur cet extérieur, c’est-à-dire en relation avec tout ou partie d’autres systèmes, au point qu’il soit parfois possible de considérer que ce composé de plusieurs systèmes forme un autre système. Le parasitisme mutualiste se compose par exemple de deux systèmes vivants où hôte et symbiote vivent en association durable sinon constante au point ou ces deux entités peuvent être considérées comme un seul système (e.g. le lichen, mix d’algues et de champignons). À une autre échelle, la biosphère répond également à ce type d’intrication systémique ;
-2/ deuxièmement, les éléments d’un système vivant sont en interaction via des relations de différentes natures, dont des relations de rétroaction (feedback) qui pose le principe d’une causalité récursive. En l’occurrence, ces interactions sont en grande partie chimique et définissent ce qu’on appelle le métabolisme ;
-3/ troisièmement, si le vivant est un ensemble d’éléments, il ne s’y réduit pas. L’ensemble des éléments en interaction produisent des émergences, c’est-à-dire des caractéristiques propres à cet ensemble qui ne peuvent se résumer à une addition des caractéristiques de chaque élément. Par exemple la somme des caractéristiques des organes d’un corps humain ne dit rien des caractéristiques et des capacités de ce corps ;
-4/ enfin, quatrièmement, le vivant répond à différents niveaux d’organisation qui correspondent à l’agencement d’une totalité en fonction de la place de ses éléments, de la manière dont ils sont reliés et produisent des propriétés en rapport avec cet agencement. Autrement dit, les propriétés d’un système dépendent moins (autant) de la nature et du nombre de ses éléments que de la structure relationnelle qui s’instaure entre ces éléments et qui permet notamment de traiter d’une certaine manière la matière, l’énergie et l’information. Le « système cerveau » dépend par exemple moins du nombre de neurones que de la complexité synaptique qui les relie et qui va déterminer la manière dont l’information reçue va être traitée, mémorisée, transmise, et produire au sein du système « individu » des émergences, par exemple des actions. En tant qu’organisation, un système a donc un aspect structurel et un aspect fonctionnel.
-Deuxième élément, le vivant répond à la théorie de l’évolution darwinienne : qu’est-ce que cela signifie ? Que le vivant est soumis aux lois de l’évolution et notamment de la sélection naturelle, principe qui avance que sont donnés des avantages concurrentiels aux variations organiques et aux instincts les plus adaptables (davantage qu’adaptés), par confrontation entre les individus et l’environnement – précisons au passage que Darwin préférait le terme « préservation » à celui de « sélection ». Les individus les plus adaptables se maintiennent en évoluant et les organismes qui se perpétuent sont ceux qui possèdent une plus grande valeur sélective. Cette valeur sélective est aussi appelée fitness. Elle décrit donc l’aptitude d’un variant génétique à se perpétuer par la survie, la fécondité et la génétique. Les organismes les mieux adaptables laissent davantage de descendants à la génération suivante et « si cette attitude est héréditaire, elle sera transmise aux descendants. Il s’ensuit [alors] une évolution vers des individus de plus en plus adaptés à leur environnement » (David, 2021, p. 99). L’évolution passe donc par la reproduction qui est le médium de la transmission de l’information héréditaire. La reproduction participe à la sélection par la transmission d’un patrimoine génétique (hérédité) à des individus, patrimoine qui n’est par ailleurs jamais parfaitement identique à celui de leurs géniteurs. Qui dit reproduction dit aussi accident, mutation, apparition d’une variance héritable (il y a en moyenne chez l’être humain 70 mutations nouvelles qui le différencient de ses géniteur :15 par rapport à la mère et 55 par rapport au père). Il y a donc, selon les termes de Charles Darwin, « descendance avec modification » entre les parents et leurs descendants (sélection naturelle). Cette variation peut aussi être aléatoire, due au hasard (dérive génétique). Elle peut affecter les gênes et leur expression phénotypique et/ou causée par des variations environnementales majeures auxquelles il n’est pas possible de s’adapter et conduire par exemple à des phénomènes d’extinction. Le darwinisme postule donc une adaptabilité par mutations génotypiques, organiques et phénotypiques, à la fois sélectives et aléatoires, et passant par la reproduction.
Quand, au début des années 1990, la NASA a demandé à James Lovelock, chimiste à qui l’on doit le concept de Gaïa(1979), notamment repris par Bruno Latour, quelle définition peut-on donner au vivant, il aurait répondu que pour « trouver de la vie », il faut chercher « des réductions d’entropie ». Autrement dit, il suggère qu’une définition acceptable de la vie pourrait avoir, certes, partie liée avec la chimie, mais aussi avec la thermodynamique, c’est-à-dire avec la branche de la physique qui traite de la dépendance des propriétés physiques des corps aux échanges thermiques et qui s’intéresse aux transformations énergétiques.
Cette suggestion va conduire deux chercheurs en complexité et en astrobiologie Stuart Bartlett et Michael L. Wong à proposer, en 2020, une autre définition du vivant qu’il nomme LYfe, qu’ils écrivent avec un « Y » en lieu et place du « i » et qu’ils prononcent « Loïfe ». Leur but est de proposer la définition la plus large possible de la vie, notamment susceptible de convenir pour guider la recherche de la vie ailleurs que sur terre. Pour ces deux chercheurs intéressés par l’exobiologie (i.e. la vie terrestre et extra-terrestre), il y a vie quand on se trouve face à des systèmes qui sont des structures dissipatives capables d’autocatalyses, d’homéostasie et d’apprentissage :
« La vie, avancent-ils, est un phénomène hypothétique qui maintient un état de faible entropie via des conversions de dissipation et de déséquilibre, utilise des réseaux autocatalytiques pour atteindre une croissance et une prolifération non linéaires, [qui] emploie des mécanismes de régulation homéostatique pour maintenir la stabilité et atténuer les perturbations externes, et [qui] acquiert et traite des informations fonctionnelles sur son environnement » (ibid.).
Décortiquons ensemble cette définition : systèmes qui sont des structures dissipatives capables d’autocatalyses, d’homéostasie et d’apprentissage. La définition que Stuart Bartlett et Michael L. Wong donnent du vyvant s’appuie donc d’abord, elle aussi sur la notion de système ouvert qui nécessite, répétons-le que l’on identifie une structure définissant un intérieur et un extérieur, l’intérieur étant constitué de multiples éléments en interaction : « Tout système vivant est un système ouvert (vs un système isolé) qui dépend d’un apport constant de matière, d’énergie et d’information puisé dans son environnement afin de pouvoir se maintenir en vie (maintenir sa structure propre), et qui régule en permanence ses échanges avec l’extérieur » (Lahire, 2024, p. 206).
Outre le rappel de la nature systémique du vivant, quatre éléments sont mis en avant :
1/ premier élément : un système vivant est une structure dissipative (sur le concept de structure dissipative, cf. les travaux d’Ilya Prigogine). Cela veut dire qu’un être vivant est un système ouvert qui, pour assurer sa stabilité et maintenir sa structure, va nécessairement puiser dans son environnement des ressources de matière (e.g. de la nourriture) ou énergétiques (e.g. de la lumière)[1] qui lui permettent de se maintenir loin de son état d’équilibre thermodynamique, c’est-à-dire loin d’un état d’entropie, de désordre. Une structure dissipative agit donc en quelque sorte en « chaotisant » son environnement – on pourrait dire en en dominant certains aspects –, mais elle est aussi, de ce fait, dépendante de cet environnement[2], sans lequel elle ne peut se maintenir.
Contrer l’entropie intérieure (autrement dit, produire de la néguentropie) s’effectue donc au détriment de l’extérieur par la dissipation de gradients d’énergie libre de l’environnement (i.e. l’énergie non cinétique, non thermique). Quand un loup tue et mange une brebis, il augmente l’entropie de son système environnemental (à commencer par le système brebis) à des fins d’assurance de sa néguentropie, du maintien en état de son organisme. Parfois, le chaos engendré peut être tel qu’il se retourne contre ses producteurs et créent de l’entropie y compris pour le système qui souhaitait assurer son maintien. On pourrait par exemple considérer que l’ère de l’anthropocène relève de cet « effet rebond » dont le biologiste Olivier Hamant considère qu’il est une conséquence de la performance (2022) : à être trop performant comme structure dissipative, on en arrive à produire des effets contraire à l’objectif du maintien de soi du fait de la dépendance à l’environnement que l’on entropise pour son propre intérêt, mais passant un certain seuil, que l’on dégrade aussi à ses dépens. Si, par exemple, vous chassez trop de grands prédateurs en forêt, vous allez déséquilibrer l’équilibre écologique de la forêt qui aura davantage de mal à se régénérer, les cervidés plus nombreux mangeant davantage les jeunes pousses des arbres.
Par ailleurs, l’idée que tout système vivant suppose des couplages structurels avec un extérieur composé notamment d’autres systèmes vivants plurispécifiques qui peuvent interagir entre eux de différentes manières suppose que le vivant est composé de systèmes faisant possiblement collectif, c’est-à-dire constituant à leur tour un (macro)système, ou un « superindividu ». Stuart Bartlett et Michael L. Wong affirment à cet égard ceci, je les cite : « nous soutenons que l’état vivant peut être mieux évalué à l’échelle d’un écosystème ou d’une planète ». Un fleuve, une forêt, la Terre, peuvent donc être considérés comme des macrosystèmes vivants.
2/ deuxième élément de la définition de Bartlett et Wong : un système vivant répond à un principe d’autocatalyse, c’est-à-dire qu’il travaille à se maintenir, à se produire, à croître, à se répliquer, à se reproduire. Un système vivant a donc la capacité à produire les composants nécessaires à sa propre maintenance et reproduction (e.g. sexuée). Outre la nécessité des intrants énergétiques, un système vivant est en capacité, d’une part, de produire ce qui lui est nécessaire pour assurer ses fonctions vitales et, d’autre part, de perpétrer l’espèce, à tout le moins dans les conditions optimales qui lui sont offertes par sa structure et les fonctions qui en découlent. Pour plus de clarté, peut-être y aurait-il d’ailleurs intérêt à séparer les phénomènes d’autocatalyse des systèmes individuels (reproduction interne) des phénomènes de reproduction de l’espèce (reproduction externe). Notons aussi, au passage, que le vivant est programmé pour, à un moment donné, ne plus être en capacité d’assurer ces fonctions autocatalytiques (Ameisen, 2014). Quant à la reproduction et à la perpétuation de l’espèce, Charles Darwin en a dit l’essentiel avec sa Théorie de l’évolution qui, répétons-le, précise que les organismes ayant des caractères satisfaisants (et non les plus performants) sont sélectionnés. Ce ne sont pas les individus les mieux adaptés qui sont sélectionnés, mais les plus adaptables. Et Olivier Hamant de préciser à cet égard que « les êtres vivants brident souvent leur performance individuelle pour permettre la survie du groupe » (op. cit., 2022, p. 8), par exemple pour éviter les effets rebonds et de résumer ce point en affirmant que « vivre, c’est cohabiter » (ibid., p. 9) et donc aussi se restreindre pour « laisser de la place ».
3/ troisième élément définitionnel : un système vivant a la capacité de se réguler, de se maintenir, c’est-à-dire de créer de l’homéostasie, trouver un équilibre bénéfique à la perpétuation de son système métabolique malgré les perturbations extérieures. Cette capacité à trouver des équilibres est très liée au pilier précédent. Il existe tout un ensemble de dispositifs de régulation au sein même des systèmes vivant : maintien de la température interne, de la pression artérielle, de la teneur en eau et autres substances vitales, du système endocrinien régulant la sécrétion d’hormones, etc. La régulation peut évidemment se faire plus ou moins bien (le vivant est imparfait), voire ne plus se faire du tout, ce qui conduit à produire de l’entropie pouvant aller jusqu’à la mort. Cette dérégulation peut-être d’origine intérieur (e.g. un dysfonctionnement de l’hypothalamus) ou extérieur (e.g. l’incorporation de perturbateurs endocriniens qui modifient les mécanismes de production des hormones, se substituent aux hormones en mimant leur action ou empêchent l’action des hormones). Le biologiste Oliver Hammant souligne à cet égard que « le vivant vit en dessous de ces capacités, pour rester adaptable. Il est, dit-il, sous-optimal » (2022, p. 112). L’exemple de la température, souci central de la thermodynamique, en l’espèce de la température corporel de l’être humain illustre cette caractéristique de la sous-optimalité puisque la température idéale de l’optimum d’activité des enzymes est 40°C , alors que la régulation de la température corporelle humaine se fait autour de 37°C, permettant un fonctionnement de tous les enzymes, mais pas en vue d’une performance maximum ;
4/ quatrième élément : un système vivant individuel est un système apprenant. Il est censé être capable d’effectuer une mise en relation entre un événement extérieur et une réaction adéquate qui cause durablement, chez lui, un changement de comportement (répétition) et accroît le répertoire de ses capacités d’ajustement par expérience (apprentissage asocial). Un système est apprenant, au niveau collectif, quand ce qu’a appris un individu peut être transmis à un autre individu ou imité par un individu ; et au niveau de l’espèce, un système est apprenant quand, celui-ci a la capacité de stocker l’information et de la transmettre aux générations suivantes. D’un point de vue biologique, l’apprentissage est lié au fait que les systèmes vivants sont des systèmes ouverts et qu’ils sont soumis à la sélection naturelle. Mais l’apprentissage se déplie également sur les plans social et culturel, j’y reviendrai.
À détailler cette définition, on pourrait dire avec les mots de Georges Canguilhem que le principe de Lyfe fait sien que : « La vie, c’est le contraire d’une relation d’indifférence avec le milieu » (op. cit.). Il n’y a de vivant que des systèmes ouverts qui ne peuvent jamais être de pures entre-soi. Notons que le repérage de la capacité à s’ajuster, à se métamorphoser, à se reproduire n’est pas tout à fait nouvelle puisqu’on en trouve par exemple trace chez Emmanuel Kant qui, contre le mécanisme cartésien, considére que les corps vivants sont dotés de capacités d’autoconstruction, d’autoconservation, et d’autoréparation. Il parle à cet égard de téléologie, notion que l’on va par exemple retrouver chez d’éminents biologistes comme Colin Pittendrigh ou Jacques Monod qui dans son ouvrage Le Hasard et la Nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, (Paris, Seuil, 1970) parle pour sa part de téléonomie à propos de la sélection naturelle qui donne l’illusion que la nature travaille en vue d’un objectif, mais c’est en fait le hasard et la nécessité qui mènent seuls le vivant à s’adapter à son milieu.
C’est cette définition de la Lyfe que Bernard Lahire reprend à son compte à la fin de son ouvrage Vers une science sociale du vivant (La Découverte, 2025), dans un court texte intitulé « Propriétés du Vyvant, propriétés de l’espèce, conséquences sociales et variations culturelles » (p. 191-228). À ces quatre piliers (dissipation, autocatalyse, homéostasie et apprentissage), Lahire ajoute un cinquième pilier, celui de la défense contre les agressions extérieures car « pour survivre aux attaques possibles venant d’autres espèces vivantes ou d’autres individus ou groupe d’individus de la même espèce » il faut bien se défendre. Et d’ajouter : « les mécanismes de défense supposent […] une différence entre un ‘‘soi’’ et un ‘‘non-soi’’ et l’élimination du non-soi lorsque celui-ci est perçu comme un danger réel ou potentiel » (p. 203). Cette caractéristique, Lahire la considère comme une déclinaison de la « Loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au ‘‘nous’’ ou Loi de l’attraction des semblables » (p. 203-204) qui tient à ce que tout système vivant agit en quelque sorte en préférence et en défense de ses intérêts et/ou de ceux de son espèce (altruisme entre apparentés). La vie pousse donc paradoxalement à la cohabitation large et en même temps à préférer ses semblables, j’y reviendrai…
À ces quatre + un piliers, nous en rajouterions bien deux autres, ce qui nous amènerait à un total de sept caractéristiques. Les deux points auxquels nous pensons tiennent :
-6/ d’une part, au fait qu’en tant que système ouvert stabilisant leurs structures et leurs échanges, les êtres vivants décrivent des modes d’existence, des ontologies, des phénoménologies sentientes, c’est-à-dire des formes singulières d’être au monde et des manières de saisir le monde (soi compris) qui tiennent en premier lieu à l’appareillage biologique de l’organisme. Un cachalot, un cèpe, un lichen, un jaguar et un être humain ne se perçoivent pas et ne perçoivent pas leur milieu de la même manière, serait-il commun à des êtres et des espèces différentes. Ils n’habitent et n’agissent évidemment pas de la même manière. La vie épouse donc des formes de vie, des formes d’être différentes qui sont autant de manières de se saisir du monde. Appelons ce pilier : individuation ;
-7/ l’autre pilier tient, d’autre part, au fait que la vie n’est pas éternelle. Elle est, tant au niveau des espèces que des individus, un mouvement en évolution mais borné, qui s’origine dans une naissance et se termine par la mort, par un achèvement. Le vivant est, à tout le moins pour ce qui concerne les individus, soumis à un programme de mort appelé « apoptose ». Toute cellule possède le pouvoir de déclencher son autodestruction. Comme le note Jean-Claude Ameisen :
« La survie de chacune de nos cellules dépend, jour après jour, de sa capacité de percevoir des signaux émis par d’autres cellules, qui seuls lui permettent de réprimer l’activité de ces exécuteurs, […] [mais] l’autodestruction peut [aussi] naître de l’intérieur même de la cellule, de signaux traduisant une atteinte à son intégrité, provoquant ainsi l’élimination des cellules génétiquement altérées ou infectées ». Et d’ajouter : « La mort cellulaire programmée est à l’œuvre dans les corps des tous les animaux et de toutes les plantes multicellulaires qui ont été explorés à ce jour, et dont les premiers ancêtres sont probablement apparus il y a un milliard d’années. Mais elle est aussi à l’œuvre dans les innombrables sociétés que composent les êtres vivants les plus ancestraux, les organismes unicellulaires, y compris les bactéries, dont l’origine remonte à trois à quatre milliards d’années[3] ».
Pour partie, ces piliers (à l’exception de l’apoptose) constituent peut-être ce que propose le biologiste Olivier Hamant (2024) comme caractéristique générale du vivant, à savoir la robustesse, c’est-à-dire le fait de maintenir stable le système malgré les fluctuations, c’est-à-dire avec elles. Pour lui, le vivant c’est aussi de l’inefficacité, de l’hétérogénéité, de l’incertitude, de la lenteur, de la redondance, de l’incohérence, de l’inachèvement, etc. La robustesse génère donc une « stabilité dynamique et de l’adaptabilité » (p. 159). Il affirme la chose suivante à ce sujet : « une dose d’incohérence nourrit la richesse des interactions et permet la coopération. Elle fait émerger une forme de durabilité en créant de la robustesse face aux aléas extérieurs et intérieurs, via une forme d’autonomie active » (ibid.). La robustesse du vivant, sa capacité à s’adapter, à perdurer, à se reproduire serait donc liée à ce complexe de piliers qui, ensemble permettent le maintien de la vie :
« la robustesse du vivant précise-t-il, émerge de la variabilité, de l’hétérogénéité, de la lenteur, des délais, des erreurs, de l’aléatoire, des redondances, des incohérences… En somme, la robustesse du vivant n’est pas une qualité ajoutée à la performance ; la robustesse résulte de procédés intrinsèquement et localement inefficaces et inefficients, c’est-à-dire opérant contre la performance » (2022, p. 9).
Vivre, ajoute-t-il encore, c’est résister par la robustesse. Par-là, il met en avant ce qui pourrait être un huitième pilier du vivant, à savoir que le vivant ne serait donc pas un modèle d’optimisation des différents piliers proposés, mais dessinerait ce qu’il appelle une « troisième voie », celle de la sous-optimalité entendue comme « faculté d’évoluer sur le temps long en utilisant les faiblesses internes, non pas comme des problèmes à contourner, mais comme des ressorts permettant l’adaptabilité » (ibid., p. 112).
Pour ce qui concerne Bernard Lahire, il considère que les cinq piliers :
« sont modulés par les produits de deux histoires, l’une naturelle, l’autre culturelle : l’histoire de très longue durée du vivant, qui fait que chaque espèce possède une combinaison unique de propriétés biologiques générale (e.g. pour Homo sapiens, une combinaison de bipédie, de partition sexuée, d’altricialité secondaire, de taux élevé d’encéphalisation, de grande longévité, de capacité symbolique, etc.) doublés d’implication sociales importantes, et l’histoire des formes culturelles par lesquelles se manifestent concrètement les structures sociales que nous pouvons observer. Ce que l’on observe d’une société humaine particulière, historiquement et géographiquement située, c’est donc toujours la manifestation de ces cinq principes (dissipation, autocatalyse, homéostasie, apprentissage et défense), spécifiés et filtrés à la fois par le niveau d’intégration considéré (e.g. le niveau social, qui implique l’interdépendance et la coordination minimale entre différents organismes relativement autonomes de la même espèce), par les propriétés biologiques de l’espèce qui font peser leurs contraintes sur les structures fondamentales de ce niveau d’intégration, et par un état culturel donné, qui est le produit de la combinaison de toutes les lignes de force et de toutes les lois » (2025, p. 208 et seq.).
Autrement dit, le biologique, le social et le culturel sont les trois plans, les trois niveaux d’intégration sur lesquels le vivant peut se déployer. Pour Bernard Lahire, chaque niveau d’intégration considéré, répond à des lois communes et il affirme à cet égard : « Cellules, organismes pluricellulaires ou sociétés cherchent à s’alimenter, à se reproduire, à maintenir homéostasiquement leur structure pour faire face aux perturbations extérieures, à prélever de l’information sur leur environnement, à la mémoriser et à la transmettre pour s’adapter à celui-ci, et à se défendre contre toutes sortes d’attaques extérieures » (ibid., p. 211). Et il ajoute : « Par analogie, on peut dire que les cinq piliers de la vye sont actifs quelle que soit la forme – unicellulaire ou multicellulaire, individuelle ou collective – de vie considérée et contribuent donc à structurer aussi les sociétés humaines » (ibid., p. 212).
Cette manière de voir pousse à considérer que ces quatre, cinq, sept ou huit piliers se trouvent au principe de n’importe quel individu, de n’importe quelle espèce, de n’importe quel règne, mais aussi de n’importe quel niveau d’organisation du vivant, de n’importe quel superindividu : une cellule, un corps, une niche écologique, une société, la Terre. Notons que le fait que le vivant réponde à ces principes généraux ne veut pas dire pour autant qu’il est homogène, bien au contraire, il est foncièrement hétérogène. La Théorie de l’évolution apporte, comme nous l’avons vu, quelque explication à cette variabilité. Les espèces sont nombreuses et dissemblables et possèdent des singularités spécifiques, à commencer par leurs capacités à vivre dans certains milieux et pas dans d’autres. Ces différences d’organisation biologique (une bactérie, n’est organiquement pas un champignon, qui n’est pas un chien, qui n’est pas un homme) sont à la fois des structures structurées et des structures structurantes, structurées par et structurantes de deux autres niveaux d’organisation : le social et le culturel, qui eux-mêmes sont structurés et structurants de/par le biologique.
À cette aune, le vyvant (avec un « y ») tel que nous l’avons défini est le répertoire (provisoire) des structures fondamentales du niveau d’intégration biologique qui guide la vie des êtres vivants, mais vaut également à un haut niveau de généralité pour les niveaux d’intégration social et culturel qui sont le fait d’êtres vivants. Par exemple, l’organisation sociale-pastorale des loups, des brebis, des chiens et des humains, entre eux et avec les autres espèces n’est évidemment pas sans lien avec ce qu’ils sont en tant qu’êtres vivants considérés à un niveau taxonomique le plus général, à savoir celui du monde vivant.
Ces structures fondamentales du niveau d’intégration biologique sont en quelque sorte les propriétés les plus générales qui régissent le vivant à différents niveaux d’échelle. On peut d’ailleurs imaginer qu’il soit possible de déterminer les structures fondamentales de chaque taxon du plus général ou plus spécifique : monde vivant, domaine, règne, phylum, classe, ordre, famille, genre et enfin espèces, chaque répertoire des invariants de niveau inférieur devant nécessairement être raccord avec les invariants des taxons moins élémentaires. Comme l’affirme Bernard Lahire, les piliers du vyvant sont en quelque sorte les « invariants des invariants » (2025, p. 213) du taxon inférieur.
Si l’on prend, non plus la taxon le plus large de la classification du vivant (le monde vivant), mais le taxon le plus étroit, celui des espèces, il existe aussi des propriétés fondamentales qui rendent compte des piliers spécifiques qui organisent ces espèces, qui organisent leurs formes de vie, leurs modes d’existence, leur individuation, leur Umwelt[4](von Uexküll), leur monde propre, c’est-à-dire depuis leurs capacités et leurs dispositions à saisir leur environnement depuis des prises à la fois biologiques (aspects organiques), nociceptives (sensibilité sensorielle et psychique), cognitives (abstraction, représentation, conscience, intelligence), sociales et culturelles.
C’est ce qu’a tenté de faire Bernard Lahire pour les êtres humains dans son ouvrage Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023) dont je vous parlais en introduction. Il établit, entre autres choses, ce qu’il appelle des « grands faits anthropologiques qui se situent entre propriétés biologiques et propriétés sociales génériques » (2025, p. 94), c’est-à-dire des faits anthropologiques largement soumis aux lois de l’évolution naturelle. Il en repère cinq principaux que je ne vais pas détailler :
-l’altricialité secondaire,
-la partition sexuée avec division du travail reproductif ;
-la longévité de l’espèce,
-la socialité
-et l’historicité,
tout en précisant qu’il en existe d’autres dont la pertinence tient au problème qui peut être posé : la bipédie, la poursuite de la vie après la ménopause, l’absence de saisonnalité dans la reproduction, etc.
Le titre de son opus magnum est particulièrement intéressant dans la mesure où il met en avant non pas les humains, mais les sociétés humaines. De fait, quand on en vient à raisonner, non plus au niveau le plus général du monde vivant et de ses grands principes biologiques (le vyvant avec un « y »), mais celui du taxon de l’espèce, les deux autres niveaux d’intégration que nous évoquions à l’instant, à savoir le social et le culturel, deviennent des éléments structuraux indispensables à la compréhension fine du vivant, ce qui fait par exemple dire à Bernard Lahire que « L’histoire des sociétés humaines n’est que la continuation de l’histoire naturelle par une espèce particulièrement culturel » (2025, p. 24). Bernard Lahire parle à cet égard de lignes de force, universellement présentes dans toutes les sociétés humaines et dans certaines autres sociétés animales, et qui découlent des grands faits anthropologiques, mais qui sont en quelque sorte retravaillées par la culture. Il en repère une dizaine. Toute société développe :
-des modes de production,
-des rapports de parenté,
-des rapports hommes-femmes,
-des modes de socialisation/transmission,
-une production d’artefacts,
-de l’expressivité symbolique, des rites et des institutions,
-du magico-religieux,
-de la différenciation sociale
-et enfin, last but not least, des rapports de domination.
Ces lignes de force peuvent par ailleurs se décliner en lois (il en repère cette fois 17) qui ressemblent beaucoup à un programme de recherche anthropologique. Je vous en épargne la liste. Appliquée à d’autres espèces animales, cela ressemble à un programme d’éthologie et appliquée à des communautés multispécifiques, ce programme devient une démarche qui, pour penser le vivant et ses invariants, s’intéresse à la fois aux niveaux d’intégration biologique, social et culturel et aux interactions interspécifiques. Nous nous proposons d’appeler cette démarche attentive aux aspects biologiques, sociaux, culturels et interspécifiques, une démarche « écobiotique ».
Ceci étant dit, il faut préciser que toutes les espèces ne sont évidemment pas concernées de la même manière par les niveaux d’intégration social et culturel, de la même manière qu’elles ne sont pas touchées à l’identique par le niveau d’intégration biologique. L’espèce humaine est évidemment l’espèce dont les principes généraux de fonctionnement sont les plus affectés par les plans social et culturel. Elle est l’espèce dont la variété des conditions concrètes de vie est sans aucun doute la plus importante et dont les constantes structurelles sont les plus différenciées. Plus la complexité sociale et le niveau de développement culturel sont importants et plus les différences et les invariants spécifiques sont vastes.
Bernard Lahire, en rend compte de la manière suivante :
« Ce qui pousse les sociétés humaines vers une plus grande intégration sociale de tous les membres et vers de grandes structures fondamentales, c’est une série de contraintes, relativement indépendantes les unes des autres, déterminées par quelques grandes propriétés biologiques humaines, elles-mêmes découlant des propriétés générales du vyvant, qui ont des conséquences en matière d’impératifs sociaux ou de nécessités sociales transhistorique. Ces structures forment une architecture d’ensemble […] qui est soumise à des déformations culturelles permanentes. Mais elle ne perd jamais ses caractéristiques centrales et trouve à se stabiliser malgré tout dans de grandes structures culturelles convergentes, qui font la singularité des grands types de sociétés humaines (des sociétés de chasseurs-cueilleurs sans richesse et sans État du Paléolithique supérieur aux sociétés capitalistes et étatiques modernes » (2025, p. 215).
Du social et du culturel
Ces précisions étant apportées, on pourrait alors essayer de redéfinir ce que l’on entend par « social » dans une perspective écobiotique. Le social écobiotique désignerait les états de fait observables à un niveau très général, dus :
-d’une part, à la structuration collective des êtres vivants à l’intérieur d’une même espèce et entre espèces d’êtres vivants (par exemple des règnes animal et végétal – à élargir aux fonges, algues, bactéries et archées ?), à l’organisation de leurs relations (les rapports sociaux),
-d’autre part, à la production d’émergences de natures opératives et morphologiques (démographique, matérielle, symbolique, normative, institutionnelle, productive, praxique, dispositionnelle, etc. – Durkheim, 1919), et ce, dans le cadre de communautés écobiotiques données qui relèvent à la fois de l’histoire du vivant, des sociétés animales, des sociétés humaines, etc.[5]
Il faut aussi noter que le social écobiotique en tant qu’avantage sélectif est un niveau d’intégration qui épouse trois types d’état. Il s’inscrit à la fois dans les individus des différentes espèces par incorporation (dimension individuelle plurispécifique), dans des structures sociales spécifiques (constitués par des individus d’une même espèce) et dans des structures sociales interspécifiques (constitués par des individus de plusieurs espèces) par interaction, grégarisme, régulation, coordination, hiérarchisation, etc.
Pour Bernard Lahire, le social, dans le cadre de la science sociale du vivant qu’il entend élaborer, est du côté des invariants, mais ces invariants sont par ailleurs travaillés par des développements culturels qui les modalisent et les singularisent. Il écrit à cet égard :
« Toutes les sociétés humaines connues se caractérisent par des rapports de parenté et des soins parentaux. Toutes (ou presque) connaissent la domination des hommes sur les femmes ou des vieux sur les jeunes. Toutes rassemblent des moyens matériels collectifs en vue de la subsistance, développent une culture artefactuelle et divisent le travail entre leurs membres. Toutes ont une dimension magico-religieuses, etc. Il y a donc des axes invariants. Mais autour de ces axes, des variations culturelles, qui correspondent à des formes spatio-temporelles particulières, s’enroulent en permanence » (2025, p. 57).
Dans l’exemple donné, les invariants sont spécifiques, propres aux groupes humains, mais il est sans doute possible de repérer des invariants sociaux interspécifiques, voire des invariants communs à différentes espèces. La division sociale du travail est par exemple une caractéristique des sociétés humaines, mais c’est aussi une caractéristique des animaux eusociaux qui s’organisent en castes d’individus fertiles et non fertiles qui n’assurent pas les mêmes fonctions au sein des collectifs qu’ils forment.
La vie sociale existent de fait dans les différents règnes, dans les différentes espèces, mais aussi entre les espèces qui sont donc toutes sociales, mais, en revanche très diversement culturelles. Cette différence d’amplitude culturelle définit des niveaux plus ou moins important de variabilité des formes de vie sociale qui ouvrent notamment à des potentialités de transmission et d’apprentissage plus ou moins élaborées. La culture décrit donc les possibilités diverses d’organiser une même structure sociale ; possibilités qui sont liées aux capacités des espèces considérées à apprendre et à transmettre. La culture est un niveau d’intégration qui rend, en quelque sorte, encore plus ajustable les espèces, qui le sont biologiquement, qui le sont socialement et qui peuvent enfin l’être, à tout le moins pour certaines d’entre elles, culturellement. La nécessité de se nourrir chez l’animal humain est une caractéristique biologique (l’être vivant est une structure dissipative) qui peut être ajustée socialement par l’organisation de la chasse en groupe, la domestication collective de certains animaux, et ajustée culturellement de différentes manières, par exemple, en fonction de la zone de chasse ou d’élevage et du développement technologique (arcs, fusils, outils de traite, d’abattage, etc.). Cette nécessité existe aussi chez le loup qui, seul ou en meute, ne va pas s’y prendre de la même manière pour se nourrir et qui selon sa zone géographique de prédation ne va pas développer les mêmes techniques de chasse.
Bernard Lahire défend également l’idée qu’il existerait des formes culturelles convergentes, à tout le moins dans les sociétés humaines qui ferait que, « confrontées aux mêmes problèmes, les sociétés humaines trouvent des solutions culturelles semblables » (ibid., p. 60). Il insiste aussi, à juste titre, sur le fait que les niveaux d’intégration social et culturel sont des plans qui ouvrent à des phénomène évolutifs qui reposent sur des conduites qui peuvent avoir quelque effet sur le plan biologique et la sélection naturelle : « la culture est un produit de l’évolution apparu dans différentes taxons du vivant en tant que moyen plus souple et plus rapide de s’adapter à des environnements changeants » (ibid., p. 86). Il y a ainsi comme un continuum évolutif qui s’appuie sur différents niveaux d’intégration qui définissent des plans d’immanence des processus biologiques sociaux et culturels interagissant entre eux.
À cet égard, on parle parfois de coévolution gène-culture pour désigner l’interaction des plans biologique, social et culturel et des pressions sélectives croisées sur les organismes et la socialité. Il faut, ici, citer l’ouvrage de Kevin Laland, La symphonie inachevée de Darwin. Comment la culture a façonné l’esprit humain (2022) qui montre notamment comment le culturel agit sur le biologique depuis une dialectique organisme-milieu. Il revient notamment sur la Théorie dite de la « construction de niche » qui énonce que les êtres humains créent leur environnement et exercent par là même des pressions sélectives qui agissent sur leur biologie.
Dans la longue introduction des SFSH, Lahire résume le complexe biologique-social culturel en six points :
« 1) tout ce qui est social n’est pas culturel (alors que tout ce qui est culturel est nécessairement social) ; 2) tout ce qui est social n’est pas exclusivement humain ; 3) les comportements des animaux non humains ne devraient donc pas être redevables d’une analyse strictement biologique ; 4) toute culture n’est pas forcément cumulative ; 5) seule l’espèce humaine combine le fait d’être sociale, culturelle et cumulative ; et que par conséquent, 6) seules les sociétés humaines sont pleinement historiques ».
De la même manière que les piliers de la Lyfe définissent les invariants touchant aux aspect biologiques du vivant, invariants qui peuvent aussi caractériser des systèmes à un autre niveau d’échelle en tant qu’ils sont constitués d’êtres vivants, sans doute est-il possible de définir les piliers du social écobiotique (le sociobiotique). Sans pouvoir rentrer dans le détail des preuves et des principes, il nous semble provisoirement possible d’identifier sept piliers, sept invariants sociobiotiques :
-1/ le plan social est constitutif du vivant et de ses différents modes d’existence (socialité). Composé de systèmes ouverts unitaires, le vivant ne peut se déployer qu’en lien avec des éléments extérieurs, avec lesquels il entretient de nombreuses et variées relations (rapports sociaux). La socialité est à la fois spécifique et interspécifique ;
-2/ parmi ces liens il est tout particulièrement deux types de relation qui se retrouvent dans l’ensemble du niveau d’intégration social et sont dialectiquement liés : les rapports de domination et les rapports de solidarité entre individus et entre groupes. Par exemple, les rapports mâles/femelles, le soin apporté aux petits ou encore les formes de conflits ou, a contrario, d’entraide inter-espèces ;
-3/ la socialité spécifique est au service du maintien des individus (subsistance), du groupe (appartenance) et de l’espèce (reproduction). C’est, chez Lahire, la Loi de la conservation-reproduction-extension. La chasse en meute, la solidarité inter-groupe ou l’éducation collective en sont des exemples. Cette logique de conservation peut aussi être à l’œuvre entre groupes d’une même espèce ou entre espèces ;
-4/ toute entité sociale répond à ce que Bernard Lahire appelle la Loi du rapport eux/nous (groupe social) ou la Loi de l’attraction des semblables, laquelle consiste à donner la préférence au Nous dont les individus se sentent le plus en proximité, groupes ou espèce. On pourrait peut-être qualifier cette tendance d’identitariste dans la mesure où elle tend à renforcer les solidarités internes aux collectifs ;
-5/ les régulations sociales passent par le biais de règles et de dispositions établies, mises en jeu et incorporées par les individus et les collectifs via une variété d’interactions dont les résultats déterminent de manière plus ou moins durables des places, des positions et des comportements au sein de groupes et/ou d’espaces sociaux plus ou moins différenciés qui en sont également le produit (différenciation) ;
-6/ les apprentissages biologiques ont leur pendant social quand ce qu’a appris un individu (e.g. par expérience) peut être transmis à un autre individu ou imité par un individu. Les apprentissages sociaux visent à l’éducation de la vie en groupe et à la résolution des problèmes que les individus du groupe rencontrent ;
-7/ au sein de chaque espèce, confrontés aux mêmes problèmes, les individus ont tendance à trouver des solutions similaires (convergence). Bernard Lahire nomme ce principe « méta-Loi Conway Morris (du nom du paléontologue britannique Simon Conway Morris).
Peut-on établir un répertoire des invariants pour cet autre niveau d’intégration qu’est la culture, sachant que la nature même de la culture est la variation ? A priori, il n’y a pas de raison de ne pas pouvoir dresser cette liste (le problème est le même pour les aspect biologiques ou sociaux), mais il faut noter qu’il s’agit du niveau d’intégration le plus différencié selon les espèces, lesquelles ne sont pas toutes culturelles et quand elles le sont, ne le sont pas de la même manière. La culture a pour particularité de pouvoir fortement modaliser les principes de la Lyfe, du sociobiotique, ainsi que ses propres principes, de manière beaucoup plus étendue que ne peuvent le faire les modes d’instanciation biologiques et sociobiotiques. Les piliers du plan culturel (culturobiotique) pourraient être au nombre de quatre :
-1/ la culture modalise les individus, les groupes et les espèces et leurs assemblages (le sociobiotique). Le pastoralisme et ses agencements hommes-animaux n’est, par exemple, pas le même en Anatolie, dans les Alpes suisses et au Pays basque. La culture peut modaliser toutes les caractéristiques et toutes les émergences du sociobiotique spécifique et interspécifique : rapports sociaux, différenciation, apprentissages, communications, rites, reproduction, mort, institutions, etc. Sur la longue durée, elle peut également avoir des conséquences sur le plan biologique ;
-2/ la culture permet l’amélioration des solutions apportées individuellement ou collectivement, spécifiquement ou interspécifiquement aux problèmes rencontrés ;
-3/ la culture a pris une forme toute particulière chez les êtres humains, passant par un développement singulier du langage, de l’écriture, de l’expressivité symbolique, des représentations du réel, de la réflexivité, des savoirs, des connaissances, des artefacts, ou encore des institutions qui peuvent être particulièrement englobante (État, capitalisme) ;
-4/ la culture est au principe chez l’être humain d’une forme de cumulativité singulière (l’historicité) qui consiste en une objectivation cumulée des savoirs et des connaissances dont la science et la technologie sont les figures de proue des humains occidentaux-occidentalisés (Bernard Lahire parle à cet égard de Loi Marx-1). Le développement technologique et la production d’artefacts est telle qu’il est tentant de faire de la matérialité technique un sous-niveau d’intégration tant son omniprésence est de plus en plus prégnante.
En résumé, il s’agit de considérer que le vivant n’est fait que de composés et d’assemblages à la fois biologiques, sociaux, culturels et interspécifiques.
Rapports de domination
Bien… donc nous venons de préciser ce à quoi les niveaux d’intégration biologique, social et culturel pouvaient correspondre en termes de production d’invariants.
Nous pouvons enfin en arriver à ce qui nous intéresse centralement dans ce séminaire c’est-à-dire essayer de considérer ce que la perspective écobiotique attachée à penser l’intrication des espèces sur différents plans d’intégration apporte à une pensée critique s’intéressant notamment aux phénomènes de domination et de pouvoir. Et pour commencer, qu’entend-on par domination et par pouvoir ?
Nous considérons que la domination est une relation sociale, un rapport social, qui pose une différence entre individus ou groupes d’individus, dont certains vont être avantagés au détriment des autres. La domination est au principe d’une inégalité de position et/ou de traitement constituant à tout le moins deux groupes d’acteurs : des dominants qui ont les moyens d’imposer des normes, des règles, des procédures, des valeurs, des institutions, des pratiques, des relations, etc. et qui imposent par exemple un accès privilégiés aux ressources (spatiales, alimentaires, sexuelles, symboliques, etc.) et des dominé.e.s qui en subissent les effets.
La composition des rapports de domination conduit à l’instauration d’un ordre social, mais cet ordre social n’est jamais univoque, parfaitement aliénant, car il est travaillé par des contradictions qui épousent des formes différentes à des niveaux d’échelle variés. Il est ainsi possible de penser dans une veine marxiste, par exemple avec Philippe Corcuff, qu’il existe une multitude de contradictions de type capital/travail, capital/démocratie, capital/individu, capital/vivant, etc. ; dans une veine évolutionniste de considérer avec Patrick Tort[6] (2002) que la sélection naturelle sélectionne les instincts sociaux conduisant à la civilisation (sympathie, empathie, solidarité, coopération), laquelle en vient à s’opposer à la sélection naturelle ; dans une veine plus micro en lien avec la « science sociale du vivant » de Bernard Lahire, d’avancer que l’altricialité secondaire conduit autant à intégrer la domination et la dépendance que le soin altruiste et la coopération ; dans une veine anthropologique évolutionnaire, avec Charles Stépanoff, que les attachements au milieu vivant sont ambigus et que l’être humain est un « prédateur empathique » ; dans une veine dialectique, que la domination et l’émancipation sont les deux faces d’une même pièce.
Avec Lahire, nous faisons nôtre le fait que les phénomènes de domination sont des faits sociaux universels, traversant toutes les sociétés humaines, mais aussi toutes les communautés du vivant, intra- et interspécifiques. Pour ce qui concerne les sociétés humaines, Lahire affirme :
« Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, il n’existe pas de sociétés connues dépourvues de tout rapport de domination : domination des humains sur le règne végétal et le monde animal ; de certains groupes sociaux sur d’autres ( dans une logique d’opposition entre ‘‘nous’’ et ‘‘eux’’) ; des parents sur les enfants ; des vieux sur les jeunes ; des hommes sur les femmes ; des ‘‘experts’’ sur les ‘‘profanes’’ ; des riches sur les pauvres, etc. Ces faits, précise-t-il, ne s’opposent pas aux faits de coopération, qui sont le plus souvent marqués par des hiérarchies entre ceux qui coopèrent. En lisant les travaux éthologiques comme sociologiques portant sur ces questions, on peut dire que les rapports de domination ont deux grandes origines repérables : l’une liée aux relations inter-espèces et l’autre aux relations intra-espèces » (2023, p. 667).
Nous appelons rapports de domination hégémonique, les principales formes de rapports de force et d’inégalités qui traversent globalement l’ensemble des communautés spécifiques. Par exemple, pour ce qui est des animaux humains : rapports sociaux de classes, de « races », de genres, d’espèces, d’âges, de cultures.
Nous appelons rapports de pouvoir, des formes de domination, d’autorité, qui ne s’exercent qu’au sein d’espaces sociaux spécifiques, socialement et/ou culturellement différenciés, et qui ne concernent donc qu’une partie des individus prenant part à ces microcosmes. Par exemple pour ce qui est des animaux humains, les espaces professionnels décrivent le plus souvent des espaces de production traversés par des règles, des normes, des procédures qui définissent des positions dominantes et des positions dominées.
Notons au passage qu’il ne peut y avoir de domination sans capacité à les exercer. Cette capacité à imposer une domination nous la désignons par le vocable de « puissance » (potestas). À cette aune, la puissance n’est donc pas une quantité de pouvoir, mais l’aptitude à actualiser concrètement les dominations, quel que soit le moyen utilisé pour ce faire : force physique, prédation, parasitisme, propagande, droit, etc.
Potestatēs
Si les êtres humains ne sont pas les seuls à développer de la puissance, ils se caractérisent toutefois par un état de développement de leurs différents aspects phylogénétiques et surtout ontogénétiques (épigénétiques) qui, cumulés, leur donnent une puissance d’agir capitale. Celle-ci est tout à fait remarquable et a amené l’humanité à exercer une domination massive sur les autres espèces, domination qui devient de plus en plus prégnante les années passant, mais aussi de se trouver en mesure d’intervenir sur les contraintes sociales et même biologiques touchant par exemple à la reproduction et au génome. La science et la technique ont donc permis une extension du domaine de la domination. Les humains dits « modernes » ont développé une culture qui permet de prendre la mesure des autres cultures et des autres espèces et donc de les rendre commensurables, de les classer, de les hiérarchiser. Par sa puissance, l’animal humain s’est rendu, selon la formule cartésienne, « comme maître et possesseur de la nature ».
Sa puissance vient donc du niveau de sophistication de sa culture, mais c’est là aussi sa fragilité car, comme le précise une nouvelle fois Lahire :
« Non seulement nous devons de plus en plus longuement apprendre des choses (d’où l’allongement des scolarités dans la grande majorité des sociétés modernes), mais nous restons dépendants, d’une manière ou d’une autre, tout au long de la vie, du fait de l’extraordinaire diversité des savoirs liée à la grande division du travail. Nous sommes dépendants d’artefacts que nous ne savons pas nous-mêmes produire, ni même parfois utiliser, et donc de plus savants ou de plus experts que nous dans différents domaines » (2025, p. 114).
C’est là ce que Lahire qualifie d’altricialité tertiaire ou permanente. Plus une espèce est culturelle, technique, scientifique, plus ses individus sont dépendants de ces émergences culturelles.
Si la conscience, la culture, la transmission, l’usage d’artefacts, pour ne citer que ces aspects, ne sont donc pas des spécificités uniquement humaines, ils se trouvent, en revanche, particulièrement développés chez les animaux humains qui, par-là, développent des capacités matérielles, symboliques et institutionnelles d’imposition de positions et de statuts au fondement des rapports de domination. Les animaux humains et non-humains entretiennent par exemple nombre d’homologies phylogénétiques, neuronales, comportementales, affectives, émotionnelles, physiologiques, fonctionnelles, dispositionnelles et s’il existe un exceptionnalisme humain, il tient à ses capacités uniques à exercer un plus grand pouvoir jusqu’à imposer ce que l’écoféministe Erika Cudworth (2005) nomme une « anthroparchie », c’est-à-dire un système de domination visant à faire d’Homo sapiens celui qui décide pour les autres êtres vivants. Dans La dialectique de la raison, Theodor Adorno et Max Horkheimer écrivaient à cet égard : « La terre entière témoigne de la gloire de l’homme » (1983 : 269), c’est-à-dire de son hybris.
L’humain reste donc un animal, mais il est un animal particulièrement puissant qui, du fait de cette puissance, a notamment tendance à penser que l’humanité se trouverait au centre de toutes choses et se saisir du monde de manière anthropocentrée. Autrement dit, l’humanité est une forme singulière d’animalité dont la caractéristique principale tient à une agentivité optimisée et particulièrement performante (Hamant, 2023) qui a tendance à faire oublier que la puissance humaine se couple à une dépendance des humains aux autres êtres vivants. La domination n’efface pas pour autant l’interdépendance. Sans interdépendance, il n’y a pas de vie. Aussi l’autonomie entendue comme dégagement radical de tout lien est plutôt un horizon mortifère qu’un horizon émancipateur.
La puissance de l’humain s’exerce de manière intra- et inter- spécifique par le développement de rapports de dominationparticulièrement prééminents, notamment portés par des institutions. Il faut noter que la dominance (hiérarchisation, ségrégation, bannissement, traitement inégalitaire, etc.) est un fait qui existe dans l’ensemble du règne animal, mais aussi végétal, à commencer par l’existence des réseaux trophiques fondés sur la prédation. L’exercice de la domination n’est donc pas le propre de l’être humain, mais il s’avère particulièrement efficient chez ce dernier et a notamment pour caractéristique de peser sur l’ensemble des éléments de son environnement (e.g. par la domestication, l’élevage, le dressage, les tueries, etc.).
Si l’on passe des sociétés humaines aux communautés écobiotiques et plurispécifiques, on peut considérer que les rapports de domination décrivent des potestatēs qui organisent l’environnement en y découpant des zones de puissance (une manière de se saisir de l’environnement, et d’y découper des systèmes à étudier, peut avoir comme base les relations de domination qui s’y exercent – repérage des systèmes de dominance[7]).
Il nous semble possible de décrire au moins quatre grands types de rapports de domination qui mixent à des degrés divers les plans biologique, social et culturel qui interagissent entre eux :
-des rapports de domination qui traversent l’ensemble de la communauté écobiotique. Ils relèvent d’une potestas écobiotique qui porte théoriquement une forme de puissance qui est exerçable par n’importe quelle espèce sur elle-même ou sur n’importe quelle autre espèce de la communauté écobiotique, ou bien une forme de domination qui pèse sur toute la communauté depuis l’extérieur : la préférence spécifique (Nous/Eux – l’attachement aux proches que Lahire origine aussi dans l’altricialité secondaire), la dépendance-domination géniteurs-descendance, la nécessité de mettre fin à des vies pour se nourrir ou plus généralement les phénomènes de hiérarchisation, ou d’un autre point de vue, le réchauffement climatique qui a des conséquences biologiques, sociales et culturelles sur différentes espèces dans un milieu donné. D’une manière générale, l’hyper-puissance humaine considérée globalement est une modalité de la potestas écobiotique dans la mesure où elle s’exerce de manière hégémonique sur la Terre : « Tout se passe donc comme si, plus les espèce animales sont proches de l’humain, en interaction constante avec lui, plus elles entrent dans un champ de force relationnelle de type dépendance-domination qui contribue à les transformer en enfants inoffensifs joueurs et affectueux » (Lahire, 2025, p. 107) ;
-des rapports de domination qui traversent l’ensemble d’une espèce. Ils relèvent d’une potestas intraspécifique qui porte une forme de puissance qui est exercée dans tous les sous-groupes de l’espèce : chez les humains par exemple, les rapports de classes/castes, les rapports de genres ou encore l’altricialité secondaire qui est considérée par Lahire comme le rapport de domination matriciel qui structure la ligne de force des rapports de domination entre humains. les logiques de hiérarchie chez les animaux non-humains par exemple, l’accaparement territorial chez les libellules ou les lémuriens, la domination sexuée généralement en faveur des mâles de telle ou telle espèce ;
-des rapports de pouvoir qui concernent un groupe interspécifique particulier. Ils relèvent d’une potestas interspécifique qui porte une forme de puissance exercée par une espèce ou un sous-groupe de cette espèce sur une autre espèce ou sur un autre sous-groupe d’une autre espèce dans un cadre donné : la compétition, la domestication, le dressage, la prédation, le parasitisme, l’amensalisme par exemple ;
-des rapports de pouvoir qui concernent un sous-groupe spécifique. Ils relèvent d’une potestas infraspécifique qui porte une forme de puissance qui est exercée au sein de sous-groupes spécifiques de l’espèce : Par exemple, les appartenances sociales et culturelles des individus forment des groupes qui peuvent entrer en lutte sous certains aspects, voire en guerre, entre collectifs ou avec un membre d’un autre groupe (e.g. entre groupes de chimpanzés ; un loup solitaire vs une meute constituée), le cannibalisme sexuel chez certaines araignées.
La perspective qui est ici la nôtre permet donc de mettre en œuvre des types de recherche ayant des focales différentes ouvrant potentiellement à des logiques de comparaison. On peut par exemple s’intéresser :
-à des formes particulières de rapport de domination en lien avec leur appartenance à l’une de ces catégories des rapports de domination. Quels sont les invariants et les différences quant à leur sociogenèse, leur lien avec les piliers du vivant, leur variabilité, etc. ?
-aux formes de rapport de domination qui se rapportent à des actants humains ou non-humains particuliers : par exemple, quels sont les dominations que le loup impose et se fait imposer ? Quelles ressemblances et quelles différences significatives entre les divers règnes biotiques (végétaux, animaux non-humains, animaux humains) ;
-aux formes de couplage dominants/dominés et aux assemblages de domination singulier, comme par exemple les hiérarchies, le leadership ;
-aux rapports entre les différents niveaux de domination : interspécifiques, intergroupes, interindividuels ;
-à l’emboîtement des rapports de domination ;
-à l’évolution des rapports de domination : les phénomènes de déhiérarchisation, de rehiérarchisation, la balance des pouvoirs ;
-à un acte de domination ou de solidarité particulier : la violence physique, la mise à mort, le soin aux plus faibles, le partage des ressources, etc.
-aux situations écobiotiques multispécifiques identiques, mais culturellement différentes : les formes de la chasse, les relations humains-chiens-loups-brebis dans les activités pastorales, les épidémies, etc.
Il y a sans doute beaucoup d’autres possibilités de recherche. Ces quelques cas nous amènent à penser que, finalement, ce que nous cherchons à mettre en œuvre est une sorte d’étude systématique des rapports de domination au sein du vivant à laquelle il faudrait trouver un nom. J’avais pensé à « kyriologie » – de kýrios (« maître, seigneur ») et logos (discours) – mais le terme existe en linguistique et désigne « l’usage des expressions propres », ce qui vous en conviendrait, n’a que peu à voir avec nos affaires…
[1] L’énergie est une grandeur physique associée à la notion de travail (déplacement d’une charge). L’énergie se conserve, s’échange sous de multiples formes (chaleur, mécanique, lumière, électricité, etc.) mais toujours en se dégradant.
[2] Bruno Latour et Nikolaj Schultz notent que sous le régime climatique qui est aujourd’hui le nôtre, « S’émanciper change de signification quand il s’agit de s’habituer à dépendre enfin de ce qui nous fait vivre ! » (2022 : 44). C’est là une caractéristique proche de celle d’un « système ouvert », lequel se définit comme « système qui peut nourrir son autonomie, mais à travers la dépendance à l’égard du milieu extérieur. Cela veut dire que, contrairement à l’opposition simplifiante entre une autonomie sans dépendance et un déterminisme de dépendance sans autonomie, nous voyons que la notion d’autonomie ne peut être conçue qu’en relation avec l’idée de dépendance, et ce paradoxe fondamental est invisible à toutes les visions dissociatrices pour qui il y a une antinomie absolue entre dépendance et indépendance » (Morin, 1990 : 260).
[3]https://www.medecinesciences.org/en/articles/medsci/full_html/2002/01/medsci2002181p109/medsci2002181p109.html.
[4] Chaque espèce et chaque sous-espèce, humaines ou non-humaines, vivent dans des mondes qui à la fois leur sont communs et propres. Jakob von Uexküll parlait pour les animaux non-humains d’Umwelt pour désigner ces saisissements singuliers du monde qui sont aussi des créations de mondes.
[5] Il s’agit donc de ne pas « limiter a priori les types d’êtres qui peuplent le monde social » (Latour, 2006, p. 28) et d’« examiner avec sérieux la question des entités participant à l’action, même [(surtout)] si cela doit nous amener à admettre des éléments que nous appellerons, faute de mieux, des non-humains » (ibid., p. 104).
[6] Patrick Tort développe une théorisation tangentielle, inspirée de Charles Darwin. Avec le concept d’effet réversif de l’évolution, il insiste, pour sa part, sur le fait que les logiques évolutionnistes conduisent les sociétés civilisées (humaines) à s’émanciper des lois de l’évolution (organique) par adoption d’instincts sociaux et de modes de vie altruistes qui les invitent à prendre soin des plus faibles et non à les éliminer en accord avec le fonctionnement sélectif. La protection des plus fragiles (par la médecine, le droit, l’éducation, etc.) n’empêche toutefois pas le fait que ceux-ci puissent être, par ailleurs, l’objet de rapports de domination. Sans doute est-ce même là une constante. Les inégalités ne sont plus sanctionnées par une élimination, mais par des formes variées de dominance qui en tirent profit. In concreto, les relations de nature conflictuelle se mêlent à celles de type coopératif (mutualisme, assistance, symbioses, etc.), que cela soit sous des aspects organiques, sociaux ou culturels.
[7] En est généralement convenu d’employer le terme « dominance » pour les formes de domination propres aux animaux non-humains. Pour notre part, nous conserverons le terme « domination ».