Quand Sud Ouest perd le nord — Chronique ordinaire de la petite cuisine journalistique — Droit de réponse
Le 17 août, nous recevions Arnaud Dejeans (AD), journaliste à Sud Ouest. Celui-ci nous avait contactés quelques jours auparavant pour nous proposer un entretien sur la base du travail de sociologie critique que nous menons à Uzeste depuis 2015. La veille de notre rencontre, AD avait signé un article pour l’ouverture de la 42eédition de l’hestejada de las arts. Positif, reprenant de larges passages de l’entretien qu’il avait conduit avec Bernard Lubat, il nous signifie souhaiter recueillir, pour cette fois, un avis qui serait « à la fois de l’intérieur et de l’extérieur », confessant au passage que son dernier papier fut plutôt mal perçu par certains de ses collègues, lesquels lui auraient reproché d’avoir compilé « un discours que l’on connaît par cœur ».
AD viendrait-il donc nous entretenir pour faire du neuf ? Le jeune journaliste nous a paru être nettement moins mû par la nécessité de la primeur (scoop attitude) ou par l’exigence d’une rupture de fond ou de forme s’agissant du traitement d’un « marronnier » (ça fait 42 ans que ça dure !) que par une curiosité qui nous a semblé appropriée et bienveillante. Il avait notamment lu notre dernier ouvrage – au moins pour partie – (Uzeste. Politiques d’UZ tome 2– Éditions du commun, 2019), avait préparé une série de questions qui nous ont paru pertinentes et a pris le temps de nous interviewer durant une heure et demi. Ses relances témoignaient par ailleurs d’une réelle écoute et ses prises de notes furent pour le moins copieuses sur des thèmes essentiels pour saisir le travail d’Uzeste Musical : la créolisation, l’intranquillité, l’improvisation, la critique, la transartisticité, etc. Bref, tous les signes d’un travail sérieux…
Le lendemain, nous découvrons l’article intitulé « Uzeste crée du désir » (édition du dimanche 18 août 2019). Une pleine page avec une photographie de grande taille, de nous, devant l’Estaminet… accompagnés de notre chien ! Une prise de vue en contre-plongée dont nous avions naïvement pensé qu’elle nous cadrait avec, en arrière-plan, les inscriptions murales du Théâtre Amusicien, notamment le « N’entrez pas sans désir » qui pouvait, de fait, illustrer certains des propos que nous avions tenus. Le cliché publié aurait très bien pu illustrer la couverture d’un crypto magazine d’élevage canin… Passons, ne s’improvise pas photographe qui veut. Faire sens avec les images s’apprend… comme avec les mots. La légende mentionne, entre guillemets, signifiant ainsi qu’il s’agit d’un verbatim : « À Uzeste, il y a deux mondes bien distincts : la collégiale et l’Estaminet ». Là, nous commençons à nourrir quelque angoisse ! On connaît les travers de la production journalistique conduite sous le signe du fast writing : faire court, schématiser, user du style direct, etc., quitte à s’arranger avec le contenu réel des propos tenus. L’« esprit » (frappeur) davantage que la lettre.
La découverte du « chapeau » ne nous rassure pas. Première phrase et déjà une contre-vérité : « Les deux sociologues bretons ont fini par s’installer définitivement au cœur du village d’Uzeste… ». Il ne serait pas très palpitant de faire le relevé exhaustif des approximations, simplifications et des reformulations à l’emporte-pièce permettant de faire tenir les 90 minutes d’un entretien serré et riche en quelques milliers de signes. On apprend toutefois que la musique de Bernard Lubat relève d’un esthétisme(alors que nous défendons qu’elle s’appuie fondamentalement sur une éthique), qu’il est un « type incontrôlable, radical, politisé, rebelle », voire un « drôle de personnage caractériel » (au fou… du village !), ou encore qu’Édouard Glissant aurait pris « une grosse claque » en venant à Uzeste (le soufflet du Tout-Monde ?). Autant de « reconditionnements » forcés d’une matière première qui, cuisinée à la sauce Sud Ouest, finit par devenir une tambouille assurément indigeste et peu respectueuse des « arts de l’affable ». On passera sur les transitions légères comme des confits, les redondances, les raccourcis, l’orthographe approximative (l’Espiet), les questions saugrenues et leurs fausses réponses à côté de la plaque (« Le festival a-t-il modifié en profondeur la sociologie du village ?[Réponse ?] Uzeste Musical crée du désir »).
Tout cela n’est assurément pas bien grave. Les médias faisant aussi partie de nos terrains de recherche, nous ne sommes pas franchement stupéfaits de constater que les vilaines recettes journalistiques produisent sensiblement toujours le même type de brouet. Arnaud Dejeans n’y est d’ailleurs sans doute pas pour grand-chose et nous ne lui en tenons nul grief. L’article répond à des impératifs de production porté par un système marchand, là comme ailleurs, qui n’invite ni à la nuance, ni à la complexité, ni même au respect de ce qui s’est dit – n’aurait-on pas voulu nous faire dire ce que d’aucuns plumitifs du Sud Ouest n’auraient osé signer ? À l’ère des fake news, de la propagande mac(a)roniste et du mensonge comme mode général de gouvernement, c’est là une bien menue dérive informationnelle, convenons-en. Celle-ci nous invite toutefois à considérer comme de plus en plus essentielle la nécessité d’avoir à élaborer nos propres modes de représentation et de reprendre le contrôle sur les productions symboliques qui nous concernent au premier chef. Radio UZ a ouvert le chemin, continuons donc de creuser le sillon de notre propre autonomie médiatique et créons les espaces publics oppositionnels qui nous seraient véritablement utiles pour ne pas nous laisser simplifier.
Julie Denouël, Fabien Granjon. Uzeste, le 19 août 2019.