Entretien – La Brèche
Nous partons du constat que le tout numérique gagne peu à peu des services essentiels. Est-ce qu’une ligne rouge a été franchie ces dernières années ?
Force est de constater que le numérique est aujourd’hui présent dans la plupart des sphères d’activité, qu’elles soient publiques, privées ou professionnelles. Les technologies numériques d’information et de communication (TNIC) ont pris une place tout à fait centrale dans le quotidien d’un nombre toujours plus important d’individus. L’évolution vers toujours plus de numérique se lit donc en bien des domaines, mais il est par exemple flagrant dans le secteur de l’action publique. Le remodelage du modèle d’action publique se fonde sur un recours accru des administrations à la dématérialisation des services publics. Le numérique comme concrétisation de la modernisation des politiques publiques. Mais cela ne va pas sans poser problème. Par exemple, l’instrumentation numérique occasionne l’intervention d’opérateurs privés fournisseurs de services, signant une forme de privatisation inédite des missions de service public. Elle renforce l’émergence d’un « État plateforme » de plus en plus désincarné. Du côté des agents de l’État, elle bouleverse certaines de leurs pratiques professionnelles, remet en cause leurs professionnalités et recompose les identités et les cultures de métier. Du côté des usagers-citoyens, la suppression de certains guichets physiques, l’augmentation du non recours aux droits, la surveillance des ressortissants et la perte de contrôle sur les données personnelles redéfinissent le rapport à l’État, entité qui leur apparaît de plus en plus abstraite, désincarnée et éloignée de l’ordinaire. Pierre Bourdieu parlait de la main gauche de l’État, protectrice, qui assure la cohésion sociale et de sa main droite, celle de ceux qui décident des politiques publiques mais qui ne s’occupent guère de leurs conséquences concrètes. La numérisation de l’action publique vient en quelque sorte renforcer cette asymétrie et le repli de l’État qui, d’une part, se retire physiquement et, d’autre part, ouvre certains pans de son action au privé. De surcroît, le déploiement d’une telle instrumentation des capacités d’action de l’État inscrit le numérique au répertoire des pratiques traversées par des inégalités devant elles-mêmes être prises en charge par des politiques dites « d’inclusion numérique », mais qui, aujourd’hui, ne sont clairement pas à la hauteur des enjeux.
Plus que de « fractures numériques » vous utilisez le terme d’inégalités sociales-numériques. Pour quelles raisons ?
L’expression « fracture numérique » n’est pas satisfaisante car elle donne à penser que les problèmes rencontrés dans l’usage des TNIC seraient d’ordre numérique. Or il n’en est évidemment rien. Les usages des TNIC dépendent de ressources sociales, économiques et culturelles inégalement distribuées dans l’espace social, qui pèsent sur les moyens financiers et les habiletés techniques, mais aussi, plus fondamentalement, sur les bénéfices à tirer des usages du numérique. Pour être pleinement analysés, les usages doivent être appréhendés dans leur cohérence avec les conditions de production des expériences sociales des utilisateurs et les contraintes externes qui cadrent leurs investissements. Faire sien ce principe, c’est prendre au sérieux le fait que, selon leur appartenance sociale, les utilisateurs ne saisissent pas les mêmes attributs décisifs du numérique et ils n’en définissent ni d’identiques propriétés utiles, ni les mêmes usages effectifs. Ainsi y a-t-il une correspondance entre l’espace des pratiques numériques et l’espace des positions sociales, sans que celle-ci ne soit de l’ordre de l’uniformité. Les usages sociaux de l’informatique connectée sont liés aux représentations, envies, appréciations, intérêts, goûts et sens pratiques de celles et ceux qui les mobilisent et se présentent comme les produits intériorisés de la socialisation passée et, notamment, de formes de domination sociale. L’expression « inégalités sociales-numériques » rend compte du fait que les inégalités d’usage sont évidemment des inégalités sociales.
Est-ce que l’exclusion du numérique touche davantage une partie de la population ?
Ce qu’on qualifie généralement d’« exclusion numérique » recouvre des réalités très diverses qui peuvent aller du non-usage à des pratiques avancées en certains domaines. De nombreux travaux insistent sur le fait que les applications les plus sérieuses de l’informatique connectée restent globalement l’apanage des catégories sociales les plus socialement et culturellement favorisées car elles sont plus aisément en capacité d’en tirer avantages sur les plans professionnels, éducatifs et citoyens que les usagers les plus populaires qui privilégient notamment des pratiques plus ludiques. Laura Robinson a par exemple montré que les adolescents américains issus de classes socialement défavorisées font un usage d’Internet nettement moins orienté sur le travail scolaire que leurs pairs socialement plus aisés. La plupart des recherches menées en ce domaine constatent que les inégalités sociales cadrent largement les pratiques numériques qui décrivent un nouveau champ d’application de celles-ci.
A-t-on encore le choix de faire sans le numérique ?
De moins en moins. Si l’on reprend le cas de la relation administrative, la figure postulée par les politiques publiques d’un usager autonome travaillant activement à son insertion dans la « société numérique » se heurte à la réalité d’un nombre grandissant de laissés pour compte de la dématérialisation. Ils pâtissent de la raréfaction, voire de la suppression des lieux d’accueil administratifs, physiques et téléphoniques. Pour les migrants, par exemple, le recours contraint à Internet à l’exclusion d’autres modes d’accès au service public (les préfectures ne reçoivent plus) est pour le moins problématique.Si, aujourd’hui, il existe des plateformes qui centralisent les aides auxquelles les migrants peuvent prétendre, celles-ci restent peu connues des intéressés et malcommodes à utiliser pour nombre d’entre eux. Plus globalement, les problèmes d’insertion sociale rencontrent les problèmes d’inclusion numérique, y compris chez les plus jeunes censés avoir une bonne maîtrise des outils numériques, postulat qui fait peu de cas de l’hétérogénéité sociale et culturelle de cet âge particulier de la vie qui structure également les pratiques de l’informatique connectée.
Quels sont à vos yeux les principaux risques du tout numérique ?
Clairement, de renforcer les inégalités déjà existantes. Les inégalités sociales produisent des différentiels d’usage qui font retour sur celles-ci et les renforcent. Ils amenuisent sensiblement la capacité de ceux qui sont socialement, économiquement et culturellement les moins dotés, à participer à une société de plus en plus technologisée. Et si les efforts d’inclusion numérique apportent quelque satisfaction dans la mesure où ils peuvent, de fait, faciliter l’ordinaire, ils n’apportent guère davantage qu’un gain d’efficacité dans la réponse à des impératifs qui restent ceux imposés par la société de consommation et le système productif capitaliste, lesquels enjoignent les personnes à trouver leur place en leur sein. Aussi, le numérique dessine un dispositif général d’intégration qui, le plus souvent, s’avère un adoubement du monde tel qu’il va.
Le 12 janvier, l’ordonnance Bruxelles numérique a été définitivement approuvée par le parlement bruxellois. Dans la foulée, des citoyens belges sont descendus dans la rue pour manifester leur mécontentement. Sur certaines banderoles, on peut lire « F(r)acture numérique, F(r)acture démocratique ». Est-ce que le tout numérique engendre une fracture démocratique ?
Ladite ordonnance consacre le principe de « l’humain d’abord » et assure la garantie d’un accès aux administrations locales et régionales via des guichets physiques, des services téléphoniques ou par voie postale. Toutefois, il est à prévoir que le nombre de guichets ouverts soit restreint et que l’accueil soit sous-traité à des organismes privés. On peut donc y voir une version très édulcorée des attendus d’un véritable service public qui ne bénéficiera donc pas nécessairement à tous les citoyens du fait de cette prévalence donnée à l’accès numérique. Aussi peut-on dire qu’il y a, là, un problème d’accès aux services d’intérêt général et d’accès aux droits et donc un problème démocratique allant à l’encontre du Socle européen des Droits sociaux, lequel réaffirme que la fourniture des services d’intérêt général est un droit essentiel. À ce propos, il faut signaler la lettre ouverte adressée à la Commission européenne, au Conseil de l’UE et au Parlement européen, à l’initiative du mouvement d’alphabétisation belge Lire et écrire. Cette lettre souligne, à raison, que l’instrumentation numérique des administrations est problématique, alors que plus de 40 % de la population européenne ne maîtrise pas les compétences numériques utiles permettant, a priori, de ne pas se retrouver en difficulté. Elle souligne également que le traitement numérique des situations des ressortissants peut aussi compliquer certaines opérations, retarder le traitement algorithmique des dossiers, renforcer le contrôle social et les discriminations. Les dispositifs techniques ne sont pas neutres et les opérations qu’ils rendent (im)possibles sont porteuses de visions politiques. Les signataires de cette lettre demandent un moratoire qui gèlerait la progression de la numérisation des services essentiels à l’échelle européenne et garantirait le maintien des canaux non numériques d’interactions avec les administrations, conformément aux préconisations de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
La numérisation accrue des médias et le développement des réseaux sociaux participe-t-il de la montée du populisme en France et en Europe ?
On prête beaucoup de pouvoirs négatifs aux médias et notamment aux réseaux sociaux numériques. Ils crétiniseraient la jeunesse, provoqueraient de l’anomie, de la violence, feraient les élections, aideraient les populismes nationalistes à s’installer dans le paysage politique, etc. Les discours généralisant sur les effets du numérique relèvent souvent d’une forme de panique morale et n’aident pas à réellement comprendre les logiques sociales, culturelles, économiques et politiques qui sont au principe de leur développement et de leurs usages. Que les populismes s’appuient sur les potentialités ouvertes par les technologies numériques ne fait aucun doute, mais ce ne sont pas celles-ci qui font les populismes, c’est une évidence.