Théâtre Antoine Vitez — Uzeste : une UZ-topie poïélitique ?
Uzeste : une UZ-topie poïélitique ?
Avant de commencer à proprement parler cette conférence intitulée « Uzeste : une UZ-topie poïélitique ? », j’aimerais évidemment remercier Christophe Adriani et toute l’équipe du théâtre d’Ivry Antoine Vitez pour leur accueil, et bien sûr Uzeste Musical pour m’avoir convié à ces Tiers états debout ivryens de la Compagnie Lubat de Jazzcogne.
Les incursions bazadaises en région parisienne ne sont pas si rares, mais avec ces Tiers état debout, voilà venu le temps des forêts de pins au mi-« lieu des ifs » et l’époque du Ciron affluent de la Seine, à moins que ça ne soit l’inverse, si vous me permettez ce mélange à la fois topographique et toponymique.
À peine commencé et voilà qu’il « nous sort sa science » vous dites-vous ? Précisément, il se trouve que c’est mon métier de « sortir la science » et notamment depuis la perspective critique qui est la mienne : sortir la science du confort académique pour la faire travailler sur des réalités sociales concrètes, mais aussi avec et pour ces réalités sociales. La proposition de ce soir illustre, je crois, cette nécessité des sciences sociales qui se doivent de quitter l’entre soi universitaire pour aller fréquenter d’autres territoires, d’autres espaces sociaux afin d’en rendre compte, les décrire, les expliquer, les questionner sans complaisance ; non pas depuis une hauteur de vue particulière qui leur feraient jouer le rôle d’un juge qui dirait le sens en lieu et place des sujets concernés, mais plutôt en s’engageant en « leur compagnie », c’est-à-dire depuis ce qu’elles sont elles-mêmes : des pratiques savantes ayant des manières de faire et de dire singulières. Finalement on pourrait dire que la collabor’action avec Uzeste est bien une Rencontre au sens où l’entend Édouard Glissant, c’est-à-dire une forme singulière de créolisation où les prenant-parts se changent en échangeant, dans la construction d’un inédit qui permet « de s’interfacer à l’autre, d’échanger avec lui, s’en trouver changer, mais sans pour autant perdre son originalité dans cet échange ».
Ceci étant précisé, permettez-moi de revenir sur le clin d’œil « topoïde » de ma petite introduction quant aux forêts de pins au mi-« lieu des ifs ». La chose n’était ni gratuite, ni innocente, puisqu’en faisant référence aux localités uzestoise et ivryenne, j’ai essayé de planter le décors de là où allait se situer notre affaire de ce soir, puisque je vais essayer de partager avec vous quelques réflexions où il sera bien question de lieux, c’est-à-dire de topos.
Nous parlerons en effet d’Uzeste en tant qu’espace physique local, mais aussi d’Uzeste en tant qu’espaces critiques – au pluriel. J’évoquerai donc aussi ces autres lieux uzestois que sont ces « UZ-Topies ». Quelles sont-elles ces UZ-topies ? Des territoires critiques dont la catégorie qui les désigne est un mot-valise qui souhaiterait rendre compte du fait qu’Uzeste est l’espace d’une utopie concrète pour reprendre un concept d’Ernst Bloch. Le philosophe allemand voyait en effet dans l’utopie, non pas l’abstraction idéaliste d’un monde meilleur, mais un principe organisateur d’une pratique concrète d’émancipation. « Les utopies, sont les vérités de demain » affirmait Victor Hugo et Norbert Élias y voyait les moteurs des mouvements sociaux. Autrement dit, la problématique utopique dialectise la réalité concrète et les possibles qui visent à fragiliser le contraint et favorisent selon la jolie formule Florent Perrier, « l’émergence au présent du subversif d’une réalité autre dont témoignent les possibles ».
Aussi, quand nous parlons d’UZ-topies, il s’agit de considérer Uzeste, comme une localité physique singulière, un topos social et historique, autrement dit une hétérotopie dans les termes de Michel Foucault, un espace autre. Mais Uzeste est aussi un lieu spécifique chargé d’histoire, un lieu où se développe une forme d’utopie concrète elle aussi singulière, de par cet ancrage historique local, certes, mais aussi par le fait que cette utopie concrète serait d’un genre spécifique puisqu’elle serait poïélitique.
Qu’est-ce à dire ? Que cette utopie concrète aurait pour principe de créoliser des formes variées de production critique liées à des luttes à la fois pratiques, symboliques et sensibles. Et ces formes variées de production critique constitueraient, de fait, un arsenal de ressources permettant que se déploient des dynamiques d’individuation, c’est-à-dire permettant aux individus qui s’y risquent de déjouer certaines des formes de domination dont ils sont l’objet. Le poïélitique, catégorie qui tient à la fois du poïen-faire, de la poïèse-créativité, de la poïesis-art et de la polis-politique, est ce lieu d’une Rencontre qui peut être à la fois intérieur et/ou extérieur à l’individu, un topos où se rejoignent des activités critiques fondamentales qui généralement disjointes et réservées à des espaces sociaux spécifiques, sont, à Uzeste, travaillées pourrait-on dire, de concert. Le poïélitique crée des inflexions et des densifications critiques qui ouvrent des possibles pour l’individu qui sous certaines conditions voit ses espaces critiques de pensée (intellect), de sensibilité (affect) et d’action (praxis) reconfigurés.
Pour synthétiser ces différents éléments, je vais essayer de défendre l’idée qu’Uzeste est bien l’espace d’une utopie concrète qui a pour spécificité de créoliser différentes formes de critique. D’ailleurs, dans les espaces reculés du Sud Gironde, il se dit parfois qu’Uzeste est « le lieu d’un geste ». Interrogé sur l’Uzeste de son enfance, par la revue Cassandre, en 2012, Bernard Lubat affirmait : « Je suis né là-dedans, dans cette conscience de la surface, de l’espace qui n’était pas restreint ». Ces formulations me semblent finalement très proches de celle que j’ai choisie de discuter ce soir : Uzeste comme UZ-topie poïélitique.
Pour aller plus avant dans la proposition, j’aimerais commencer par défendre l’idée somme toute raisonnable qu’Uzeste est une localité. Plus précisément, une île ; un isthme qui n’est pas isolé, mais participe d’un archipel plus étendu qui est porteur d’une « grande » histoire sociale et culturelle singulière, mais où on y fait également de multiples « petites » histoires, c’est-à-dire un espace d’intranquillité dont Bernard Lubat et ses œuvriers seraient en quelque sorte la version carnée. L’amusicien d’UZ et ses compagnons sont en effet des intranquilles qui tendent, comme le note Georges Didi-Huberman, à « inquiéter leur temps par le fait d’avoir eux-mêmes un rapport inquiets à leur histoire comme à leur présent », un présent dont les nécessités les conduisent à effectuer une relecture du passé tournée vers l’avenir. Car maintenir l’intranquillité est une manière de rester sur le chemin des possibles, de l’utopie et de ce qui pourrait advenir.
Comme le rappelle souvent Bernard Lubat, « on a que ce qu’on hérite » et l’hérédité sociale du projet uzestois c’est la culture intranquille qui était celle de l’Estaminet d’Alban et Marie Lubat, sorte de Cabaret Voltaire paysan, où se jouaient et se déjouaient les contradictions d’une ruralité porteuse de contraintes structurelles, mais aussi d’imaginaires utopiques. Aujourd’hui, Uzeste essaie d’actualiser ces potentiels émancipatoires par un travail de politisation au principe duquel se trouve un art des mots, du rythme, de l’improvisation, de la Relation et de la créolisation. Uzeste est en cela une révolte radicale. Radicale non parce qu’elle serait « extrême », mais plutôt parce qu’elle est enracinée ; elle va à la racine d’un contexte social régional et d’une culture locale, mais elle a aussi pour ligne de fuite des ailleurs vers le Tout-Monde pour reprendre une formule d’Édouard Glissant.
À l’image peut-être du mouvement tropicaliste qui émerge au Brésil à la fin des années 1960 – en mélangeant avant-garde et tradition, samba et jazz cool –, la production sensible d’Uzeste est fidèle à l’esprit frappeur et à l’expressivité du free ou des expérimentations de la musique contemporaine, sans pour autant renoncer aux idiomes des cultures traditionnelles occitanes et de l’histoire régionale. L’ancrage dans les traditions populaires d’Occitanie ne relève évidemment pas d’un penchant folkloriste ; il en est même la négation la plus affirmée dans la mesure où il s’oppose frontalement à ce que Pasolini concevait comme la normalisation de cultures « particulières » qui seraient autant disait-il de « petites patries ».
L’activité artistique et citoyenne uzestoise ne participe aucunement aux nostalgies déploratoires des passéismes pittoresques et traditionnalistes. Elle ne fait pas œuvre de patrimonialisation, mais de culture, une culture-action en « perpétuel renouvellement : [une culture critique] qui appelle le changement, la ‘‘réinvention’’, en utilisant les éléments apportés par la tradition, [mais] pour lui donner de nouvelles formes d’expression (Chombart de Lauwe). Contre-modèle de la culture-patrimoine qui sclérose l’histoire, le poïélitique uzestois est aussi l’exact inverse de la culture-reproduction qui stabilise et renforce les formes de l’idéologie marchande.
A contrario des formes culturelles qui d’une manière ou d’une autre produisent de la conformité aux modèles de comportement normalisés des ordres mémoriel et marchand, la culture d’UZ invite à rompre, à détourner, à dépasser, à créer, comme le dirait Claude Amey à « désynchroniser les attentes convenues », à « réaménager l’usage du sensible ». Autrement dit, la culture d’UZ s’attache à réinventer une mémoire populaire qui doit se souvenir de ce qu’elle n’a pas encore été. Et pour commencer, elle refuse d’être déterminée par le haut et s’efforce de constituer une ressource permettant aux uzestois et uzestiens de se conjuguer à ce présent du subversif qui est aussi un futur antérieur leur permettant de se créer un avenir, c’est-à-dire de ne plus se considérer comme objets de l’histoire, mais comme sujets de celle-ci.
La ruralité uzestoise n’est pas une culture sans valeur, inférieure à la « haute culture » ou à la culture marchande, et dont il faudrait être complexé et se défaire. Elle est une culture historique qui porte des aspirations progressistes, notamment une mémoire des luttes sociales, au nom desquelles d’autres luttes doivent être aujourd’hui menées. Depuis Uzeste émerge donc la volonté de créer un lieu de passage d’une identité atavique qui, parce qu’elle n’est jamais totalement sédimentée, peut se transformer en identité critique. Faire en sorte que les subalternes uzestois invités, comme le formulait Bourdieu, a être « toujours exposés à devenir étrangers à eux-mêmes », cessent de constituer une classe objet pour s’instituer en communauté d’action mobilisée.
La critique uzestoise pourrait, je crois, être décrite comme un travail sur ce qu’Antonio Gramsci nommait le folklore philosophique, c’est-à-dire la philosophie spontanée et plutôt partagée par tout un chacun, via le langage, les formes de catégorisation, les croyances, les opinions, les dispositions à agir, penser et sentir, lesquelles s’avèrent historiquement, culturellement et socialement situées. Parce qu’il n’est jamais entièrement figé, le sens commun constitue une matière culturelle et organique, en mouvement, sur laquelle il est possible d’intervenir pour lui faire prendre des directions allant dans un sens qui, pour autant qu’il est commun, peut être également progressiste.
Le populaire dont il est alors question n’est pas assimilable à des dynamiques de massification, mais à des logiques de résistance qui font apparaître la rationalité de la domination tapie dans la routine de la quotidienneté et tente de s’y opposer. Comme le souligne Armand Mattelart, « Le populaire est une culture du présent, engendrée par la résistance. Il se situe absolument dans le présent et, de cette façon, peut être défini comme une culture de la vie quotidienne, autrement dit, une culture à vivre. En tant que tel, il s’inscrit en contrepoint de la loi du sensationnalisme qui structure la culture de masse. Il pose la vie de tous les jours comme étant un problème politique » (Mattelart, 2015 : 68-69). Aussi, le topos populaire est toujours à construire, il n’est jamais donné d’avance. S’il prend racine dans des conditions sociales d’existence similaires et des positions subalternes semblables bien que non assimilables les unes aux autres, le populaire émerge nécessairement dans la lutte, dans le partage d’une négativité analogue, mais aussi dans un projet de dépassement de ces conditions dans un commun à inventer ensemble.
Ce travail d’invention « communaliste » est politique et laborieux. Lubat & Cie s’y adonnent dans une attitude polémique qui dénonce les modes d’action, de pensée et d’affect qu’ils jugent assurer la reproduction des modes de domination. Travailler le sens commun nécessite en effet de lutter contre le bon sens empirique qui, précisément, invite à ne pas s’exposer, à ne pas prendre (sa) part, d’une quelconque manière. Or c’est bien en prenant part que l’on peut réintroduire de la créativité dans le quotidien ; opération dont il est estimé à Uzeste qu’elle constitue possiblement le premier pas vers une conscience politique et une production culturelle autonomes.
Depuis cette dialectique mélangeant ruptures et attachements, contre-culture et culture traditionnelle, l’expérimentation artistique pastorale d’Uzeste souhaite, en donnant une forme artistique à la totalité sociale, se constituer en culture populaire oppositionnelle du présent. En se construisant depuis une esthétique de l’absurde, du scandaleux, de la résistance, des possibles et de la rencontre ; en proposant un nouveau modèle de rapport social au cœur de la vie quotidienne, cette culture populaire en résistance cherche à ouvrir une brèche dans le système dominant des valeurs culturelles qui imprègne la société uzestoise. Elle se pose donc systématiquement, depuis l’art, comme « la négation déterminée de ce qui suscite sans cesse le contraire de la chose possible qu’on espère », selon la formule est d’Ernst Bloch.
De facto, les créations uzestoises se présentent (au public) comme des agencement de sons, de bruits, de cris, de songes, de réflexions, d’affects, c’est-à-dire l’expression poïélitique d’un rapport au monde dont le souci tient à la nécessité critique de la conscientisation et de l’émancipation. On glose parfois sur l’idiome lubatien et Bernard Lubat qui se paierait de mots, mais cet effort pour « ouvrir la langue » par des inventions verbales, à ouvrir des possibles dans le champ du langage, c’est-à-dire bousculer ce par quoi il faut passer pour penser est bel et bien un moyen parmi d’autres d’envisager d’autres possibilités d’action sur le monde. Depuis leur persévérance à organiser stages, uzestivals, hestejadas de las arts, tiers états debout et autres réjouissances, les œuvriers « d’ici d’en bas » écrivent, à leur manière, le manifeste qu’évoque Alain Brossat à propos des Écrits corsaires de Pasolini, une sorte d’Uzeste manifeste « contre l’indifférenciation culturelle. Contre le régime généralisé de la tolérance culturelle ».
Le « pack » uzestois résiste et proteste donc depuis cet objectif politique, dresse le « procès du monde réel » selon les mots d’André Breton, et tente de fertiliser l’imaginaire pour en faire une arme d’intervention sur la réalité sociale. À Uzeste, on essaie donc de mener une révolution poïélitique, c’est-à-dire à conduire, comme le proposait Glissant « un combat pour déclencher la participation initiative de tous à une expression réellement collective ». Il s’agit d’une opération d’armement au sens naval du terme (après tout, Uzeste c’est l’Occitanie océanique), mais aussi au sens polémologique du terme. Il s’agit d’apporter les ressources nécessaires à l’entrée en conflit, cuirasser les individus afin qu’ils puissent, comme le suggérait Paul-Henry Chombart de Lauwe, « prendre librement une part active dans la vie sociale et avoir conscience de [leur] existence, de [leurs] raisons de vivre et d’espérer » (1975 : 27).
Bernard Lubat et ses œuvriers sont de ce point de vue des héritiers de Gramsci. Aussi, n’est-il pas insensé de considérer qu’Uzeste musical serait une sorte d’intellectuel collectif, un centre contre-hégémonique de création poïélitique, une sorte d’« Art Ensemble » critique qui, de fait, n’a de cesse d’œuvrer à faire exister un lieu en tentant de mettre en capacité les individus qui y vivent, à s’y inventer. Et c’est bien là un geste créateur, c’est-à-dire comme le suggérait Michel de Certeau, un geste « qui permet à un groupe de s’inventer ». À Uzeste on tente en effet de provoquer un intérêt et un engagement politiques de faire de tous des intellectuels capables d’exercer sur leur vie et les collectifs auxquels ils participent, des fonctions organisationnelles, éducatives, intellectuelles allant dans le sens de la réalisation de soi et de celle du plus grand nombre. Uzeste fait vivre et prospérer un espace de construction de résistances qui offre les conditions de possibilité d’une intellectualité nouvelle, d’un pouvoir culturel populaire pouvant conduire à une réforme intellectuelle et morale – selon les mots du Breton Renan, repris par le Sarde Gramsci –, pouvoir culturel donnant donc les moyens d’une conscience politique élargie.
Aussi peut-on considérer que les « poly-vaillants » d’Uzeste essaient de mettre en œuvre un front culturel en faisant travailler « moment artistique » et « moment politique », en faisant travailler ensemble les imaginaires, les sensibilités, les consciences, les pensées et l’action :
-d’une part, en donnant aux artistes avec lesquels ils produisent et se produisent, la conscience de leur propre fonction critique dans les domaines économique, politique et social ;
-d’autre part, en essayant de construire, par leurs activités artistiques, une volonté collective de « formation polyvalente de l’individu », en faisant sentir et prendre conscience au peuple qui manque, c’est-à-dire à la communauté politique à venir, qu’elle a précisément la responsabilité de s’organiser.
La compagnie Lubat de Jazzcogne propose des actes poïélitiques constituant les aspects sensibles du lien critique théorie-pratique. Toutefois, de la même manière que la culture marchande n’est pas directement aliénante, en tant qu’elle aurait des effets immédiats et directs sur les comportements, la culture poïélitique d’Uzeste n’est pas non plus immédiatement émancipatrice. Comme le signale Jacques Rancière, on « ne passe pas de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde et d’une compréhension intellectuelle à une décision d’action ». Les effets attendus d’une culture en résistance ne peuvent se concevoir sans envisager une mise en résonance des ferments critiques qu’elle porte avec, du côté des publics, des sensibilités, des pratiques et des théories préalables qui s’en nourriraient pour créer des relations sociales, des mobilisations, des identités collectives, des raisonnements, des désirs, etc., susceptibles de s’opposer à l’hégémonie dominante.
Le poïélitique uzestois, composé de critiques sensibles, théoriques et pratiques tente donc de se trouver à l’initiative d’une volonté collective permettant d’unir ses publics, soutiens et concitoyens autour d’une conception du monde qui, en l’occurrence, ne relève pas d’un programme politique d’ensemble, mais d’un programme micropolitique d’individuation pour chacun, c’est-à-dire l’idée d’un « développement concret des potentialités propres à chaque singularité » (Perrier).
Cette proposition n’est toutefois pas une vérité, mais une hypothèse, c’est-à-dire quelque chose qui ne cesse d’être soumis à l’épreuve des faits, de la réalité concrète. Aussi il n’est jamais certain que ce qui est expérimenté à Uzeste puisse servir de modèle ou de ferments à d’autres processus de libération/singularisation. Mais il s’agit là d’un pari mélancolique dont le dénouement positif semble ne pouvoir se passer par ailleurs d’une autre forme du politique, cet autre politique qui tranche précisément entre les possibles, un politique qui puisse rester un art, mais un art de la stratégie.
La création artistique libre et collective dessine bien les contours d’une politique de l’individuation par la confrontation à la différence de l’autre et de soi. Elle ouvre effectivement des espaces locaux et momentanés d’autonomie ; elle enjoint à un engagement dans et par la pratique, mais diffère la question – qui n’est pas, à proprement parler, de son ressort –, du déport de cet engagement vers des situations et des épreuves relevant d’autres domaines que celui de l’art, et pouvant conduire à des formes libératoires plus générales et pérennes.
Autrement dit, la culture poïélitique d’Uzeste ne s’occupe pas de déterminer les orientations générales à prendre, ni les moyens à utiliser pour prendre ces directions possibles. Elle se situe en amont de cette nécessité stratégique, pour épouser la nécessité tactique de l’art qui vise, lui, à produire des alternatives sensibles et à rendre sensible les alternatives. Son rôle est donc de fournir les ingrédients de base à des révoltes intimes, à assurer les conditions de possibilité à un « soulèvement de la vie » pour reprendre le titre du film censuré de Maurice Clavel.
L’émancipation se travaille donc à Uzeste dans la rencontre poïélitique d’un partage du sensible, des idées et de la lutte, dans l’épreuve d’un mode d’être au monde commun qui est d’abord apporté par le fait de partager les réalités d’une même localité, mais doit aussi s’enraciner profondément dans les existences, les aspirations et les problèmes individuels et collectifs. Aussi, l’expérience politique ne saurait dissocier sensibilité, savoirs et luttes sociales. Autrement dit, l’inscription d’un sens critique dans la communauté ne peut faire l’économie du poïélitique qui devient la condition de possibilité d’une intensification du présent par une ouverture utopique.
Uzeste est un opérateur précieux d’individuation critique, c’est-à-dire de cette micro-politique de formation du sujet social et de transformation de son rapport au monde. Cette micropolitique tient toujours, dans des proportions variables, à la combinaison de politiques de la pensée, de l’action et du sensible. Autrement dit, l’individuation est en quelque sorte la version individuelle de l’utopie qui en est la représentation collective. Modestement et non sans difficulté, se déploient à Uzeste des dynamiques poïélitiques qui tendent à faire recouvrer ou découvrir aux individus et aux collectifs qu’ils composent une puissance-autonomie, certes toujours précaire, mais permettant cependant de desserrer, un tant soit peu, l’étau des oppressions, des contraintes et des conditionnements. Utilisant la connaissance théorique pour penser leurs pratiques, se saisir de leur milieu et de l’environnement sociétal duquel ils participent ; initiant des luttes sociales qui permettent de prendre conscience de la force des engagements dont le principe est de poser des refus ; expérimentant par l’art des imaginaires et des affects qui ouvrent des possibles, une partie non négligeable de la population uzestoise résiste bon an mal an, de manière somme toute singulière.
Et même si à en croire Bernard Lubat, les Uzestois qui se reconnaissent en cette critique sont parfois des individus qui, au lieu de ne plus aller l’église, ne vont plus à l’Estaminet (théâtre « amusicien » de la Compagnie Lubat à Uzeste), Uzeste peut toutefois être vu comme le lieu d’une maïeutique rurale critique dont la Compagnie Lubat et Uzeste Musical seraient les contra(di)ctions. Les œuvriers uzestois essaieraient d’en inventer l’obstétrique poïélitique, spécialité utile aux accouchements « d’ici d’en bas » : s’inventer pour renaître puisque le pire est toujours à craindre et le meilleur jamais impossible.